La Tate Britain de Londres consacre une exposition éblouissante aux générations d’artistes afro-caribéens arrivés au Royaume-Uni depuis 1948. La plus stimulante des réponses aux politiques migratoires qui fragilisent, depuis 2014, des centaines d’immigrés antillais.

Ludovic Lamant

26 février 2022 à 17h24

Londres (Royaume-Uni).– Il est rare de voir une institution culturelle aussi établie, en l’occurrence la Tate Britain à Londres, réagir avec autant de célérité et de radicalité à une faillite politique. L’épisode remonte à l’adoption en 2014 d’une loi sur l’immigration, sous l’impulsion de Theresa May, alors ministre de l’intérieur, qui marqua un tournant sécuritaire au Royaume-Uni.

Le texte a placé sous la menace d’expulsion des centaines d’enfants d’immigré·es antillais·es pourtant arrivé·es légalement au Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale, celles et ceux qu’on appelle les « enfants du Windrush » (du nom du navire qui a accosté à Londres le 21 juin 1948 avec à son bord 492 travailleurs jamaïcains). Au moins 83 personnes ont ainsi été renvoyées vers des pays des Caraïbes qu’elles ne connaissaient pas. Malgré le tollé, beaucoup de ces victimes n’ont jamais touché les indemnités que le gouvernement leur avait promises.

Dès l’entrée de l’exposition intitulée « Life between islands » (La vie entre des îles), un texte prévient que le « Windrush scandal », mais aussi les mobilisations Black Lives Matter à partir de l’été 2020, « mettent au défi les institutions de repenser les histoires qu’elles racontent et les communautés qu’elles représentent ». « Des histoires qui peuvent être très familières pour les personnes afro-caribéennes ne sont pas assez connues en Grande-Bretagne de manière générale. Ce fossé, en termes de connaissances, continue d’avoir des conséquences sociales majeures pour les communautés afro-caribéennes au Royaume-Uni », est-il encore écrit.

« The Spirit of the Carnival », 1982, Tam Joseph, Wolverhampton Art Gallery.

Déroulant sept décennies de création par des artistes de la diaspora afro-caribéenne qui travaillent depuis le Royaume-Uni ou les Antilles britanniques (Jamaïque, Bahamas, Trinidad, Guyana, etc.), la réponse de la Tate est luxuriante et éblouissante. Elle ne fait pas seulement qu’exposer des générations d’artistes peu connu·es ou longtemps boudé·es par les grands musées (Peter Doig ou Isaac Julien comptent parmi les seules « stars » internationales de l’expo), mais redonne des forces à n’importe quel de ses visiteurs en actualisant les enjeux des luttes, passées au prisme de 2022.

Carnaval et créolisation

Le « Windrush scandal » est cité explicitement à la fin du parcours, dans une peinture réaliste et grand format de Njideka Akunyili Crosby réalisée en 2018 : dans le salon d’un intérieur typique de Brixton, quartier jamaïcain de Londres, de jeunes adultes, descendants de la génération Windrush, sont assis devant un poste de télé qui diffuse des infos en continu sur le scandale. Aux murs, un papier peint compile des clichés d’époque de l’arrivée de la première génération, après 1948. Cette manière de brasser les périodes, de cultiver les boucles d’un passé qui ne passe pas, est l’un des motifs de l’exposition de la Tate.

Sans surprise, une profusion d’œuvres met en scène l’« esprit du carnaval » cultivé par les communautés afro-caribéennes, mais aussi les confrontations violentes avec les forces de l’ordre qui y furent associées. L’un des joyaux exposés est une peinture sur papier de 1982, réalisée par Tam Joseph, qui montre un homme déguisé en animal, entouré d’une horde de policiers menaçants – travail qui n’est pas sans rappeler les dessins au fusain de William Kentridge dénonçant à peu près à la même époque les violences policières contre les Noirs en Afrique du Sud.

‘Young Men on a Seesaw in Handsworth Park’, 1984, Vanley Burke © Courtesy Vanley Burke.

Tout aussi incontournable, le film Territories, d’Isaac Julien (1984), revient sur l’historique du carnaval de Notting Hill, initié par des immigrés de Trinidad dans les années 1960, et qui fit l’objet d’une surveillance policière de plus en plus hostile à partir de 1976. À l’écran, les luttes de minorités pour défendre leur territoire face aux forces de l’ordre se mêlent à une déconstruction des stéréotypes véhiculés dans les médias sur la culture afro-caribéenne.

Territories, qui donne à entendre des textes de Paul Gilroy, théoricien de l’Atlantique noire, fut l’un des premiers longs-métrages produits par le Sankofa Film and Video Collective, collectif de cinéastes devenu emblématique, visant à diffuser des cultures noires par le cinéma. Régulièrement montré dans des festivals de documentaires, il est ici projeté dans des conditions luxueuses qui lui redonnent toute son importance. À lire aussi Traite négrière : les Pays-Bas affrontent l’envers de leur « âge d’or » 10 juillet 2021 Conquête des Amériques : le musée du Prado joue la prudence 29 décembre 2021

Non loin, l’exposition met en scène le travail documentaire de nombreux photographes noirs à leur arrivée au Royaume-Uni – on signale notamment les clichés de Horace Ové témoignant des manifestations des British Black Panthers contre les raids de la police visant le restaurant de la communauté noire de Notting Hill, La Mangrove, et de l’arrestation de neuf de ces activistes. Le réalisateur britannique Steve McQueen, dont la mère est originaire de La Grenade et le père de Trinidad, a porté l’évènement dit des Mangrove Nine à l’écran dans l’un des épisodes de la série à succès produite par la BBC en 2020, Small Axe.

Si l’exposition se concentre sur 70 années de production artistique de ces « West Indians » à partir de 1948, elle résonne aussi, bien sûr, avec des siècles d’esclavage – la Grande-Bretagne ayant tiré une bonne partie de ses richesses, comme de sa puissance à l’international, du travail forcé de populations africaines et de leurs descendant·es dans les Caraïbes.

Dans les salles de la Tate, les fantômes de la traite négrière émergent presque partout. Artiste tanzanienne née en 1954 et travaillant à Londres, Lubaina Himid a dessiné sur un carton un Toussaint Louverture, héros de la Révolution haïtienne, sur le corps duquel elle a collé des extraits de tabloïds britanniques de l’année 1981 diabolisant de jeunes activistes noirs au Royaume-Uni. Originaire de Trinidad, arrivée à Londres à 27 ans, Althea McNish a mis au point des textiles aux sublimes motifs, qu’elle décrit elle-même comme « tropicaux », où l’on reconnaît les champs de canne à sucre de son île natale.

‘Jah Shaka’, 1983, Denzil Forrester © Collection Shane Akeroyd, Londres.

La Tate n’en est pas ici à son coup d’essai. Dès 2015, le musée organisait une exposition pionnière en forme d’exploration des traces de l’empire colonial dans la peinture britannique. Des artistes comme Anthea Hamilton ou Steve McQueen ont eu droit à des expositions récentes.

Mais le directeur de la Tate, Alex Farquharson, reconnaît dans le catalogue de Life between islands que l’institution n’a pas toujours été modèle en la matière, loin de là, et qu’elle a, comme d’autres par le passé, « participé à la marginalisation » de ces artistes. L’exposition en cours a aussi eu cette vertu-là : réaliser, en amont de l’événement, de nombreuses acquisitions pour boucher certains des manques les plus criants des collections.

La Tate se veut d’autant plus exemplaire qu’elle connaît son histoire, intimement liée à la « grandeur » du Royaume-Uni. L’industriel qui a légué en 1889 la totalité de ses collections au musée qui allait prendre son nom, Sir Henry Tate (1819-1899), a fait fortune dans le raffinage du sucre. Il s’imposa certes dans le secteur bien après l’abolition formelle de l’esclavage en 1830. Mais l’industrie du sucre a continué jusque dans les années 1910 à recourir au travail forcé, notamment en Inde et en Chine.

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L’exposition Life between islands est visible à la Tate Britain de Londres jusqu’au 3 avril 2022.

Ludovic Lamant

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