A la (re)découverte des classiques africains (7). Grinçant, grotesque, ubuesque… Les adjectifs n’ont pas manqué pour qualifier le premier roman du Congolais Sony Labou Tansi, publié en 1979.
Par Kidi Bebey
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Bienvenue en « Katamalanasie », dictature africaine sous la férule d’un « Guide Providentiel » sanguinaire, bien décidé à en finir avec Martial, son éternel opposant. Mais ce dernier refuse de passer de vie à trépas. « Je ne veux pas mourir cette mort », soutient-il face au despote fou de rage.
« La colère du Guide Providentiel monta, qui gonfla sa gorge et dilata son menton en manche de houe, son long cou s’allongea davantage, il exécuta un pénible va-et-vient, mangea son dessert, une salade de fruits, puis revint vers l’homme.
– Alors, quelle mort veux-tu mourir, Martial ? »
Finalement terrassé après mille sévices, l’opposant est vengé par sa fille, Chaïdana, qui séduit et tue à son tour, un à un, les dignitaires du pays. Le Guide, cependant, demeure omnipotent.
Ainsi va le monde dans La Vie et demie, de l’écrivain Sony Labou Tansi ; un monde d’anomie dont les peuples subissent la violence, en dépit d’oppositions politiques tenaces. Grinçant, détonnant, grotesque, ubuesque… Les adjectifs n’ont pas manqué pour qualifier ce premier roman et véritable ovni littéraire lors de sa parution, en 1979 (éd. du Seuil).
Près de vingt ans après les indépendances, l’auteur congolais n’était pas le seul à dénoncer les dérives autocratiques des dirigeants africains, mais son livre a marqué par sa forme disruptive. Le texte tient en effet du jaillissement, tel un flux tumultueux mêlant jusqu’au délire des néologismes et des expressions improbables, charriant des images crues tout droit sorties de ce que l’auteur appelle « la mocherie » du monde.
Un écorché vif
« Moi qui vous parle de l’absurdité de l’absurde, moi qui inaugure l’absurdité du désespoir, à une époque où l’homme est plus que jamais résolu à tuer la vie, comment voulez-vous que je parle sinon en chair-mots-de-passe ? », prévient-il en avertissement. Car la virulence de Sony Labou Tansi est celle d’un écorché vif, d’un écrivain dont la carte de visite énonçait à elle seule le projet de vie : « Métier : Homme. Fonction : Révolté ». Il disait : « Mon travail est de nommer l’expérience des peuples, de nommer tout ce qui risque d’être tu, soit par l’histoire soit par la force des choses. » Et encore : « Le genre humain a besoin de bousculade ! »
Né en 1947 à Kimwenza dans ce qui était alors le Congo belge (l’actuelle République démocratique du Congo), Sony Labou Tansi est d’abord alphabétisé en kikongo, sa langue natale, avant d’apprendre le français à l’âge de 13 ans. On le retrouve quelques années plus tard en formation à l’Ecole normale supérieure d’Afrique centrale, avant sa nomination comme instituteur en 1971. Entre-temps, le Congo a connu la nouvelle donne postcoloniale avec la mise en place d’un régime de parti unique. Les dés du pouvoir sont d’ores et déjà pipés.
Dès le lycée, Sony Labou Tansi a commencé à rédiger des poèmes qui augurent d’une vocation pour l’écriture qu’il va mettre au centre de sa vie. Faute de parvenir à se faire publier, il trouve un nouvel espace de partage de ses textes au théâtre et met en scène ses pièces au sein de la troupe qu’il fonde, le Rocado Zulu Théâtre. Auteur prolixe, il participe à plusieurs reprises au Concours théâtral inter-africain et réussit l’exploit de remporter jusqu’à trois fois la compétition, notamment en 1977 avec Je soussigné cardiaque. La pièce est jouée sur les ondes et lui vaut une reconnaissance internationale.
Truculence et désespoir
Mais c’est en 1979 qu’il connaît véritablement le succès avec La Vie et demie. Si le contenu du roman a parfois été réduit à la seule parodie des dictatures africaines post-indépendance, il faut le replacer au milieu de l’ensemble plus vaste et protéiforme des textes de Sony Labou Tansi, certes parcourus par la dénonciation de la violence ou des prévarications, mais également porteurs d’autres problématiques à la fois politiques et extrêmement modernes, comme les relations Nord-Sud, la fracture sociale, le devenir de l’humanité ou le futur environnemental de la planète.
Ses pièces comme ses autres romans – L’Etat honteux, L’Anté-peuple, Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, Les Yeux du volcan – laissent transparaître en filigrane, derrière la truculence verbale, le désespoir initial qui sous-tend l’œuvre de l’écrivain-penseur. Ainsi, le dictateur de La Vie et demie reste au pouvoir jusqu’à l’âge de 133 ans ! Et c’est sans doute pour toutes ces raisons que Sony Labou Tansi a tant marqué, en « dérangeur » d’écriture tout autant que de réflexion, au point de demeurer aujourd’hui une référence incontestable de la littérature en langue française. Dans une ode à son adresse, l’écrivain belge David Van Reybrouck salue sa force, unique : « Ici, ce n’est pas un “écrivain africain” qui prend la parole, pas une “voix noire”, ici un individu hurle son universalité. »
Mort prématurément en 1995, Sony Labou Tansi laisse une œuvre passionnante dont une bonne partie, non encore publiée, reste à découvrir. « J’écris pour qu’il fasse peur en moi », disait-il. Laissons-nous, à notre tour, trembler avec lui.