12 avril 2021 Par Nejma Brahim
Mardi 6 avril, dans l’après-midi, plusieurs camps de migrants ont été évacués par les forces de l’ordre alors que personne ne s’y attendait. Le camp surnommé « BMX », pour lequel le tribunal administratif de Lille s’était prononcé contre une expulsion fin mars, a lui aussi été concerné.
À Calais, les évacuations de camps de migrants se sont imposées comme une triste routine dans le paysage de la ville, à la fois pour les exilés qui y vivent et pour les associations qui leur viennent en aide. Programmées toutes les 48 heures au matin selon les lieux, elles contraignent les occupants à déplacer leurs effets personnels – lorsqu’ils le peuvent – en dehors d’un périmètre délimité par les forces de l’ordre, le temps que ces dernières fassent un tour des lieux et saisissent les tentes et effets personnels des migrants au passage.
Des opérations censées empêcher l’installation de « points de fixation » pour la préfecture et la ville, mais qui viennent surtout précariser des personnes déjà usées par un parcours migratoire semé d’embûches. Le 26 mars dernier, le tribunal administratif de Lille avait jugé que l’un des camps, surnommé « BMX » et situé à l’est de la ville, ne pouvait faire l’objet d’une expulsion, rejetant ainsi la requête en référé de la ville visant à faire évacuer le terrain occupé par des exilés érythréens.
Dans son ordonnance, le juge des référés rappelle notamment que les services de l’État y « ont érigé, au profit des migrants, des installations sanitaires », et que l’association mandatée par l’État, la Vie active, y distribue « des vivres et de l’eau potable deux fois par jour ».
Mardi 6 avril pourtant, les Érythréens du camp BMX ont vu débarquer les forces de l’ordre dans l’après-midi. « D’habitude, on les attend le matin tous les deux jours. Les policiers étaient d’ailleurs venus la veille à 9 heures,explique Hassan*, qui vit sur place depuis deux mois. Mais cette semaine c’était différent : ils sont arrivés de manière soudaine, en plein après-midi, par un autre chemin. On ne s’y attendait pas du tout ! »
Le jeune homme montre du doigt la route qui mène à une sorte de petit parking donnant sur le terrain vague. Selon lui et ses amis, les forces de l’ordre arrivent habituellement de l’autre côté, par les champs. Ses grands yeux noirs s’écarquillent comme pour montrer son degré d’incompréhension face à ce qui ressemblait à une visite « surprise ».
Dans un communiqué, plusieurs associations d’aide aux migrants, dont Utopia 56 Calais, Human Rights Observers (HRO), l’Auberge des migrants ou le Collective Aid, font état de « six opérations d’expulsion de grande ampleur » à Calais cet après-midi-là. « Sans aucune opération de mise à l’abri concomitante, les personnes exilées ont été expulsées de leur lieu de vie. »
Alors que les températures ont chuté à 3 °C mardi, HRO, qui documente les expulsions désormais routinières, dénombre au moins 126 tentes, 170 bâches et 77 couvertures saisies par les forces de l’ordre. « Ils ont tout pris, lâche l’un des habitants du camp BMX trois jours plus tard, d’un air dépité. Ils ont pris les tentes et les couvertures alors qu’il y avait eu de la neige ce jour-là. Ils ont aussi déchiré des tentes. »
Et son voisin d’ajouter : « On n’était pas tous sur place l’après-midi et certains n’avaient pas pris leur sac avec eux, car ils ne s’attendaient pas à ce que la police vienne. Beaucoup ont perdu leur téléphone, leur argent, leurs documents d’identité… » Entre 150 et 200 hommes vivraient ici, se réfugiant dans la partie boisée du terrain, où des tentes et des bâches sont installées. Ce vendredi 9 avril, dans l’après-midi, plusieurs exilés vont et viennent, un bidon blanc à la main, du terrain au parking où sont installés les sanitaires. D’autres enchaînent les passes avec un ballon à l’allure molle, probablement dégonflé.
Pour Isabella Anderson, coordinatrice terrain chez HRO, l’opération menée par les forces de l’ordre mardi est venue « en réaction » à la décision du tribunal administratif rendue le 26 mars. « Ça a eu les mêmes effets qu’une grosse expulsion. Les autorités ont détourné la loi et une décision de justice, en se basant sur la flagrance, pour déloger les exilés et leur retirer leurs affaires », constate-t-elle.
Pierre Roques, coordinateur d’Utopia 56 à Calais, évoque une « vengeance d’État ». « L’expulsion a été annulée par une décision de justice, alors ils ont décidé de confisquer leurs affaires. La préfecture se comporte avec des affects alors qu’elle devrait avoir une position surplombante et neutre. »
Ce même vendredi, les ponts George-V et Freycinet, situés au centre-ville et servant d’abris à des migrants depuis plusieurs mois, ont été évacués par les forces de l’ordre. « Un policier marchait sur les tentes alors que des personnes se trouvaient à l’intérieur, affirme Isabella Anderson, qui a documenté l’évacuation. Une vingtaine de personnes a été contrainte de monter dans des bus en direction d’un CAES [centre d’accueil et d’examen de la situation – ndlr] et trois personnes ont été arrêtées. »
Plusieurs personnes ayant raté l’évacuation auraient ensuite contacté le HRO, constatant que leur tente n’était plus sur les lieux. « L’objectif des autorités est de ne plus avoir de migrants nulle part. Entre la précarité, le harcèlement policier et les expulsions, ils ne font qu’abîmer les gens », complète la coordinatrice de HRO.
Échapper à la procédure Dublin
Samedi matin à 10 heures, les habitants du camp BMX s’agitent autour de la camionnette blanche de l’association La Vie active, mandatée par l’État, venue les approvisionner en eau. « Ils viennent tous les jours nous apporter de l’eau et des repas chauds », précise Amir*, qui, une fois ses deux bidons emplis d’eau, se dirige vers le camp surnommé « Stadium », du nom du stade de l’Épopée situé à dix minutes de marche de là, où vivent également des Érythréens.
Il fait quelques pas, puis confie : « Chez nous aussi, la police est venue mardi après-midi. Je n’y étais pas, alors mes amis m’ont prévenu pour me dire de venir vite pour récupérer mes affaires. » Mais il arrive trop tard. Son téléphone, sa batterie externe, ses chaussures, mais aussi sa couverture et sa tente sont introuvables. Il se retrouve sans abri pour la nuit.
Mardi soir, le Secours catholique Calais a adressé un mail au préfet afin de l’interpeller sur les conséquences de cette vaste opération d’évacuations. « Nous avons souligné que le ressenti était de − 2 °C ce soir-là, en demandant s’il ne s’agissait pas de malveillance gratuite. Nous avons demandé un moratoire sur les expulsions de campements, des solutions d’hébergement pour les migrants et l’arrêt de la confiscation de leurs effets personnels », explique Juliette Delaplace, chargée de mission au Secours catholique.
L’association obtiendra une réponse de la sous-préfète, indiquant que les exilés ont la possibilité d’aller en CAES et que leurs effets personnels ne sont pas « confisqués » puisqu’ils peuvent, selon elle, les récupérer à la ressourcerie (un lieu hébergeant une immense benne où les effets personnels des migrants sont jetés et souvent détériorés). « C’est insensé,réagit le HRO. Les expulsions se sont terminées à 18 heures, ils ne pouvaient rien récupérer. Et vu l’heure, il était impossible d’obtenir des solutions de mise à l’abri. De nombreuses personnes ont dû dormir sans tente ni couverture cette nuit-là. »
Amir s’est rendu à la ressourcerie le lendemain, dans l’espoir de retrouver une partie de ses affaires. « J’ai trouvé ma tente, mais elle était cassée. Mon téléphone et ma batterie externe n’y étaient pas. Tout ce que j’ai récupéré, c’est mes chaussures », peste-t-il, estimant que la situation est « injuste » et ajoutant qu’il y a eu de la grêle mardi.
À 24 ans, Amir a déjà vécu cinq ans en Suisse, où il a appris le français par ses propres moyens. Il découvre qu’il est « dubliné » lorsqu’il dépose sa demande d’asile en France six mois plus tôt et refuse d’être renvoyé vers le premier pays par lequel il a pénétré dans l’Union européenne, où il est censé demander l’asile selon le règlement Dublin. Il espère aujourd’hui rejoindre le Royaume-Uni, où il pense, « grâce au Brexit », échapper aux problématiques liées à la procédure Dublin (lire ici notre article sur des « dublinés » expulsés d’Angleterre).
Comme lui, sur le camp BMX, de nombreux autres exilés érythréens pensent avoir plus de chance outre-Manche. « Ici, il y a des gens qui sont en Europe depuis six ou sept ans. Au moins la moitié d’entre nous est passée par l’Allemagne et a appris qu’elle était dublinée pendant la procédure de demande d’asile. Maintenant, on veut tous aller au Royaume-Uni, c’est pour ça qu’on est venus à Calais », explique Dougo*, assis sur un tronc d’arbre.
À ses côtés, ses amis forment un cercle autour d’un feu, niché dans un trou creusé sur le terrain. Tous se réchauffent les mains au-dessus des flammes, qu’un jeune ravive régulièrement en y jetant de l’huile de tournesol. Sur un fond de musique érythréenne, Dougo se sert d’une vieille boîte de conserve pour dissoudre du café soluble au contact de l’eau qu’il vient de chauffer, puis sert ses voisins. Plus loin, un autre petit cercle prépare un ragoût à base de haricots rouges, des denrées sèches distribuées par le Calais Food Collective.
« Vous savez, on a fui la dictature, un pays où la seule issue est de devenir soldat, et où si tu refuses, on te jette en prison… et ce n’est pas la prison à la française, ironise l’un d’’eux. Même si c’est difficile de vivre dehors, on se dit qu’on n’a pas le choix. Dieu merci, on a de quoi manger et de quoi boire. Le problème, ici, c’est la police. Il suffit qu’on la croise quand on marche en dehors du camp pour qu’elle nous gaze le visage. On fait tout pour l’éviter. » Les visages se crispent lorsqu’un camion de CRS passe sur le parking devant le camp, interrompant la partie de football sur son passage.
Depuis quelques mois, le coordinateur d’Utopia 56 Calais a le sentiment que la situation se détériore. « Tout cela paraît abject mais s’inscrit dans la droite logique de ce qu’on observe ici depuis longtemps. C’est une politique réfléchie et basée sur une pensée d’extrême droite. On ne laisse pas les gens rester ni partir, et il ne leur reste que les voies les plus dangereuses », dénonce Pierre Roques, ajoutant recevoir de plus en plus d’appels téléphoniques la nuit de personnes ayant tenté la traversée sans succès, « trempées, en situation d’hypothermie ou traumatisées ».
Le 6 avril, soit le jour de cette vaste opération d’évacuation de camps à Calais, un nouvel arrêté préfectoral interdisant les distributions de denrées alimentaires par les associations non mandatées par l’État a été publié. François-Marie Guennoc, de l’Auberge des migrants, se veut rassurant : « Il ne change pas grand-chose. Même si une nouvelle rue a été ajoutée et qu’il s’agit de celle où nous arrivions à distribuer jusqu’ici, nous allons trouver d’autres alternatives. »
Samedi 17 avril, un rassemblement doit avoir lieu à Calais, à l’initiative de plusieurs associations, dont l’Auberge des migrants et le Calais Food Collective, afin de revendiquer le droit à l’accès à l’eau pour les exilés, notamment ceux basés sur la commune de Coquelles, à l’ouest de Calais, où aucun point d’eau n’est disponible.