Par Julia Pascual (Calais (Pas-de-Calais), envoyée spéciale) et Cécile Ducourtieux (Londres, correspondante)
Reportage La ville a vu arriver en une semaine plus de 580 réfugiés cherchant à passer outre-Manche. Mais Londres n’a pas assoupli sa politique d’accueil malgré la guerre.
Et soudain, deux faons apparaissent à travers la fenêtre. Ils traversent un champ. La jeune fille s’en amuse. Mais le train file à toute vitesse et elle n’a pas le temps de saisir son téléphone pour les prendre en photo. Assise à côté d’elle, sa mère a son portable en main mais elle y fait déjà défiler d’autres images… Celles de Kharkiv, la seconde ville d’Ukraine, sa ville. Ses bâtiments bombardés, éventrés, ses rues désertes. Elena (les personnes citées par leur prénom ne souhaitent pas donner leur nom) et sa fille de 11 ans ont fui le 4 mars, laissant derrière elles un mari, un fils, un frère… mais aussi un métier à l’université pour l’une, des cours de ballet et des leçons de piano pour l’autre. En cinquante-deux ans de vie, c’est la première fois qu’Elena passe les frontières de l’Ukraine. En quelques jours, en bus ou en train, chargées de quelques sacs à dos, elle et sa fille ont traversé la Pologne, l’Allemagne, et, lundi 7 mars, un bout de France.
Dans le train qui les amène de Paris à Calais (Pas-de-Calais), elles visent l’Angleterre. La communauté ukrainienne britannique est évaluée à environ 100 000 personnes. Là-bas, « un ami est prêt à nous soutenir ma fille et moi », dit Elena. Elle n’a cependant pas de visa pour s’y rendre et ignore comment s’en procurer un.
Depuis plus d’une semaine, la ville frontière de Calais voit des centaines d’Ukrainiens arriver, dans l’espoir de rejoindre le Royaume-Uni, et être refoulés, faute de visa. « Depuis le début de la guerre, 589 Ukrainiens sont arrivés à Calais, souligne Louis Le Franc, le préfet du Pas-de-Calais. Parmi eux, 303 ont pu se rendre en Angleterre mais 286 n’ont pas pu car ils doivent compléter leur demande de visa. » Lire aussi Article réservé à nos abonnés Réfugiés ukrainiens : les restrictions du gouvernement britannique de plus en plus critiquées
Le Royaume-Uni est le seul pays européen à exiger encore un visa des Ukrainiens qui fuient la guerre. Et ces visas sont accordés au compte-gouttes : un total de 17 700 demandes ont été soumises au titre du regroupement familial, ont annoncé lundi 7 mars au soir les services de la ministre britannique de l’intérieur, Priti Patel. Mais seuls 300 visas ont pour l’heure été délivrés. « Dans l’Union européenne, il y a la zone de libre circulation Schengen, les Européens ne peuvent pas imposer de contrôles, même s’ils le voulaient. Notre système est différent, et je pense qu’il est raisonnable », a relevé le premier ministre, Boris Johnson, lundi, en marge d’une rencontre avec son homologue néerlandais, Mark Rutte.
« Tout est très long »
Une situation qui nourrit la discorde entre Paris et Londres. Le ministre de l’intérieur français, Gérald Darmanin, a dénoncé dimanche « le manque d’humanité » des autorités britanniques et demandé l’ouverture d’une antenne consulaire à Calais pour éviter aux Ukrainiens refoulés de devoir s’en retourner vers les ambassades britanniques de Paris ou Bruxelles. Lundi, Mme Patel affirmait d’abord à la Chambre des communes : « Nous avons un bureau près de Calais, mais pas sur le port », avant d’avouer que ce bureau « n’est pas encore opérationnel ». « En attendant, ceux qui sont refoulés doivent être hébergés, nourris et leur nombre s’accroît de jour en jour », insiste Louis Le Franc.
La mairie a mis à disposition une auberge de jeunesse. Lundi soir, autour de 130 personnes y étaient hébergées. Toutes ukrainiennes, à l’exception de quatre Nigérians, étudiants à Kiev mais qui cherchent aujourd’hui à fuir au Royaume-Uni. Parmi les personnes croisées dans le hall d’accueil du bâtiment se trouve Tanya Osadchuk, 26 ans, qui voyage avec sa mère et son frère de 16 ans. La vie de cette jeune femme a été bouleversée plusieurs fois ces dernières années. L’épidémie de Covid-19 l’a d’abord contrainte à renoncer à ses études d’infirmière aux Philippines, avant que la guerre ne la jette sur le chemin de l’exil. Elle est originaire de Tchernivtsi, dans l’Ouest ukrainien. « Notre ville n’est pas encore bombardée mais ça se rapproche », dit-elle. Le père de Tanya vit depuis deux ans à Reading, à l’ouest de Londres, et travaille dans le bâtiment. Tanya et sa famille ignoraient qu’il fallait un visa pour le rejoindre. Elle avait rendez-vous mardi 8 mars à l’ambassade du Royaume-Uni à Paris pour entamer des démarches.
Maria Onofreichuk, 23 ans, a, elle, obtenu un rendez-vous mercredi 9 mars. Elle voyage avec sa sœur, tandis que leurs parents sont restés au chevet de leur grand-mère, handicapée et alitée. A Londres, Maria pense retrouver son petit ami mais aussi sa marraine, un oncle et des amis.
Ivan Amaritsa, lui, connaît bien le Royaume-Uni. Cela fait cinq ans que cet Ukrainien de 32 ans y travaille, dans le secteur du bâtiment. « Je suis retourné en Ukraine il y a neuf jours pour venir chercher ma femme et mes enfants. Ce sont eux qui ont besoin d’un visa », nous raconte-t-il, alors que son fils de 20 mois s’agite dans ses bras.
« Je ne comprends pas pourquoi les procédures ne sont pas simplifiées pendant la guerre », s’exaspère Galina, qui a quitté l’Ukraine avec son mari et leurs trois enfants et roulé en voiture jusqu’à Calais. Sur son téléphone, elle montre des images de son immeuble bombardé, à Boutcha, près de Kiev. Galina veut rejoindre sa mère, installée depuis onze ans au Royaume-Uni. Elle a rendez-vous le 17 mars à l’ambassade à Paris pour une prise d’empreintes. « Tout est très long », soupire-t-elle.
Une « politique du deux poids, deux mesures »
« Les Anglais, comme d’habitude, ne sont pas très aidants, râle Natacha Bouchart, la maire Les Républicains (LR) de Calais. Si la guerre continue, on redoute une vague beaucoup plus importante d’arrivées. »
Déjà, dimanche soir, l’auberge de jeunesse s’est trouvée à court de place. Juliette Delaplace, du Secours catholique à Calais, a été appelée par un prêtre qui cherchait à héberger en urgence une douzaine d’Ukrainiens. « Si on ne fait pas mieux, ça va vite être un problème », souligne-t-elle. Dans le secteur associatif, on se réjouit de la mobilisation naissante en faveur des Ukrainiens mais on souligne aussi une « politique du deux poids, deux mesures ».
« Il y a une forme de hiérarchisation de l’humanité, estime Pauline Joyau, coordinatrice d’Utopia 56 à Calais. Ce qui est fait pour les Ukrainiens, c’est ce qu’on demande pour tous les autres. » Aujourd’hui, selon la préfecture, quelque 900 migrants se trouvent dans des campements de rue à Calais. Lire le reportage : Article réservé à nos abonnés A Calais, après vingt ans de crise migratoire, un épuisement généralisé
Cela faisait six mois qu’Abubaker y vivotait, dans l’espoir de rejoindre l’Angleterre. Lundi 7 mars, ce Soudanais de 26 ans a été enterré dans le carré musulman du cimetière de la ville. Une semaine auparavant, à la tombée de la nuit, un train l’a percuté aux abords d’un terrain vague qui tient lieu d’espace de vie. « Il aidait un nouveau venu à porter ses affaires, il n’a pas vu le train », explique Juliette Delaplace. Elle remarque : « Pour la famille d’Abubaker ou pour ses amis qui ont ramassé des bouts de corps le long de la voie ferrée, jamais la question de leur prise en charge ne s’est posée. » Julia Pascual Calais (Pas-de-Calais), envoyée spéciale Cécile Ducourtieux Londres, correspondante