La société Transports Veynat, son PDG et cinq de ses cadres sont jugés jeudi à Bordeaux, à la suite d’une longue enquête portant sur l’ambiance hypersexualisée dans l’entreprise. Treize femmes ont détaillé remarques sexistes et avances non consenties, et au moins deux ont dénoncé une agression sexuelle.
23 novembre 2023 à 07h46
Les uns traitaient une femme de « salope » parce qu’elle était venue travailler en jupe, un autre menaçait une collaboratrice de « fessée », quand un dernier réclamait régulièrement par écrit des « bisous » et des « câlins » aux salariées, quand il ne se livrait pas à des propositions sexuelles bien plus directes – demandant par exemple un cunnilingus, sous couvert d’« humour ». Tous parlaient très régulièrement de sexe aux femmes qui travaillaient à leurs côtés, et au moins deux d’entre eux sont passés des mots aux actes en touchant une femme sans son consentement.
Le procès qui se tient jeudi 23 novembre au tribunal correctionnel de Bordeaux est exemplaire par bien des aspects. Il devrait venir rappeler que des actes encore parfois considérés comme anecdotiques sont des délits, et que ne pas les empêcher est une faute qui peut envoyer une société au tribunal.
La société en question s’appelle Transports Veynat, géant du transport de liquides alimentaires installé à Tresses (Gironde) et comptant plus de mille salarié·es. L’entreprise et son PDG, Pierre-Olivier Veynat, sont renvoyés devant la justice pénale pour n’avoir pas mis en place les mesures assurant la sécurité de ses salarié·es, « en l’espèce en ne prenant pas toutes les dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d’y mettre un terme et de les sanctionner ».
© Capture d’écran / Site internet des Transports Veynat
Cinq cadres de l’entreprise, certains étant haut placés, sont poursuivis pour leur harcèlement sexuel envers treize femmes différentes, c’est-à-dire, précise la loi, pour leur avoir imposé « de façon répétée des propos ou comportements à connotation sexuelle », ayant « porté atteinte à leur dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, ou créé à leur encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». Ces faits ont par ailleurs été systématiquement commis « par une personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ».
Deux de ses hommes sont aussi accusés d’agression sexuelle, l’un ayant touché la poitrine d’une salariée au prétexte de manipuler son collier, et l’autre ayant tenté d’embrasser une femme de ménage prestataire, et lui ayant attrapé les hanches en collant son sexe contre ses fesses – ce qu’il a contesté devant les gendarmes. Leurs avocats n’ont pas donné suite aux demandes de Mediapart.
Cet ensemble de faits, déjà racontés en juin par Sud-Ouest, dessinent une ambiance hypersexualisée qui a valu à l’entreprise d’être perquisitionnée au printemps, et aux cadres concernés d’être placés en garde à vue par la gendarmerie le 24 mai. « Nous sommes une entreprise sérieuse, responsable, et nous n’avons aucune tolérance envers des comportements sexistes, des gestes déplacés ou des abus de nature sexuelle », assure Transports Veynat en réponse aux questions de Mediapart (lire sa réponse complète dans les annexes de cet article).
« Nous avons été choqués par certains propos et par certains comportements allégués, inverses aux valeurs de l’entreprise. La justice tranchera, et nous prendrons nos responsabilités », indique la société, qui affirme que sa réaction « a été immédiate et ferme pour les faits dont [elle a] eu connaissance ».
Deux des cadres visés par l’enquête ont été sanctionnés, et « des mesures conservatoires ont été prises séparant les salariés mis en cause du reste de l’entreprise », même s’ils comptent toujours dans ses effectifs pour l’heure. Transports Veynat conteste enfin « avec la plus grande fermeté avoir manqué à quelque obligation que ce soit » en matière de prévention.
Remarques continuelles
Des réponses que Laurène Maury a bien du mal à croire sincères. Cette jeune femme, qui a claqué la porte de Transports Veynat à l’automne 2021 après avoir signalé en interne le comportement de plusieurs des hommes mis en cause aujourd’hui, est à l’origine de l’affaire judiciaire : sa dénonciation des faits à l’inspection du travail a débouché sur une enquête commune de l’administration et de la gendarmerie, puis sur le procès.
« Dans l’entreprise, ces comportements n’étaient pas vus comme graves, c’était totalement institutionnalisé. On vous dit qu’on a toujours connu ça, que ce n’est pas choquant, que c’est une façon de parler, témoigne-t-elle. Et puis, on vous explique que c’est le monde des transports, que c’est un peu gras. Mais moi, je n’ai jamais eu aucun problème avec les chauffeurs routiers de l’entreprise, seulement avec des cadres dirigeants qui pensaient être intouchables. »
L’ancienne salariée, qui a également lancé une action aux prud’hommes contre Transports Veynat, raconte qu’à son arrivée en janvier 2020, elle a très vite compris l’ambiance dans laquelle elle allait baigner. À l’étage du siège, la direction et les « services support », où sont concentrées les femmes ; en bas, « l’exploitation », service quasi exclusivement masculin. Et royaume du machisme décomplexé, si l’on en croit les nombreux témoignages recueillis par les gendarmes.
« La première semaine que j’ai passée dans l’entreprise, mes collègues femmes m’ont dit de ne pas venir en jupe, se souvient Laurène Maury. Très vite, le discours de plusieurs hommes a été que puisque je portais des jupes et des talons, je cherchais les remarques sexistes, que je voulais attirer les hommes, et surtout les cadres. Qu’on critique qui je suis, cela m’a blessée. Mais je suis têtue… »
Suffisamment têtue pour encaisser pendant près d’un an et demi. Mais le récit des agissements sexistes dont elle a été la cible et les éléments de preuve qu’elle a livrés aux enquêteurs montrent la force de caractère que cela a nécessitée.
Au fait ce joli cul que tu as. Trop envie de passer ma main dessus et lever ta jupe.
Le directeur d’une filiale de l’entreprise
Plusieurs de ses collègues ont témoigné qu’elle était la cible de commentaires réguliers portant sur la longueur de ses jupes, sur sa culotte ou sur son caractère supposé de fille facile. Elle recevait aussi régulièrement des SMS, des messages instantanés et des courriels à connotation sexuelle plus ou moins explicites.
« Au fait ce joli cul que tu as. Trop envie de passer ma main dessus et lever ta jupe », lui envoie en mars 2021 le directeur d’une filiale, non poursuivi au pénal. Sans réponse, ce dernier lui écrit de nouveau : « Tu me fais la tête. Bon appétit belle brune. » Le lendemain, il fait mine de s’excuser, mais en enfonçant encore le clou : « Mes mots étaient mal choisis sur le moment à chaud, je le reconnais mais c’était simplement dans l’esprit de te flatter avec humour et légèreté car tu as de jolies formes. Je te souhaite une très bonne soirée belle brune. »
Moins de trois mois après son arrivée, un autre cadre écrit à Laurène Maury : « On peut faire des bêtises ensemble… et rester fidèle. » Le lendemain, il lui demande de le coacher pour « réaliser un bon cunni[lingus] », et la relance plusieurs fois à ce sujet. Quelques jours après, il réclame des « câlins », lui déclare qu’il a « envie » qu’elle s’occupe de lui, lui dit qu’elle est « magnifique » et lui demande comment elle est habillée.
Un an plus tard, accusé de harcèlement sexuel par une autre femme dans l’entreprise, il se déclare à Laurène Maury choqué et blessé, arguant de son « humour spécial »… avant de lui demander comment elle est habillée.
Interdiction des minijupes
Un autre responsable surnomme la jeune femme « Aphrodite », parle d’une grosse commande de vin, « pour s’enivrer et faire des orgies tous les jours et nuits », lui suggère de partager un jacuzzi – « Quand nous serons tous les deux dans le bassin, ça va être chaud », écrit-il, assorti d’un smiley –, lui assure qu’elle « aimerai[t] venir avec [lui] 2 jours dans le Gard » pour se baigner avec lui « dans les gorges ».
Il reconnaît aussi de lui-même avoir pris l’habitude de lui toucher les cheveux, malgré ses protestations : « J’aime bien te toucher », déclare-t-il. Face aux gendarmes, Laurène Maury a en effet indiqué que cet homme « venait dans [son] bureau tous les matins, s’avançait et venait [lui] faire des bisous dans le cou ou sur la joue, et [lui] toucher les cheveux », bien qu’elle le repousse systématiquement.
Quand elle apprend par un représentant du personnel qu’une femme de ménage a affirmé avoir été victime d’une agression sexuelle au printemps 2021, elle accepte de dévoiler tous ces messages au directeur des ressources humaines de l’entreprise. Auditionné par les gendarmes en mai 2023, le PDG Pierre-Olivier Veynat a reconnu que dans un cas, « il y a eu harcèlement » envers la salariée.
L’entreprise affirme avoir rempli toutes ses obligations pour lutter contre les agissements délictueux de ses salariés, notamment en organisant un entretien de la salariée avec le PDG pour lui présenter les messages de prévention qui seraient envoyés à toute l’équipe, en installant des « référents harcèlement avant l’affaire dont il est question » et en communiquant « régulièrement en interne sur ces problématiques par le biais de newsletters ou d’affichages en salle de pause ».
Mais pour sa part, Laurène Maury estime n’avoir été ni entendue ni protégée. Et la justice soupçonne qu’avant mai 2021, la société n’a mis « en place aucune action de prévention contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes ».
Fait très rare : la Sécurité sociale a reconnu son arrêt comme une maladie professionnelle, au terme d’une longue enquête, pour laquelle plusieurs salarié·es ont témoigné.
Un élément permet à tout le moins de s’interroger sur la réponse de la cohérence apportée : en décembre 2021, le règlement intérieur est mis à jour. Outre l’interdiction du harcèlement, et afin « de prévenir les troubles au sein de l’entreprise ou chez [leurs] clients », il stipule désormais que les salariées ne pourront plus porter de minijupes, sous peine de sanctions.
« Les cadres que j’ai dénoncés ont su que j’avais parlé, et très vite, je suis devenue une pestiférée, on disait de moi que j’étais une salope », assure Laurène Maury. Le 6 septembre 2021, la direction lui propose une rupture conventionnelle. Trois jours plus tard, elle va voir la médecine du travail, qui prononce son inaptitude temporaire. Son médecin la met ensuite en arrêt de travail pour un mois, au vu de son état de santé. Elle ne retournera plus jamais chez Transports Veynat.
Fait très rare : en octobre 2022, la Sécurité sociale a reconnu cet arrêt comme une maladie professionnelle, au terme d’une longue enquête, pour laquelle plusieurs salarié·es ont témoigné. Tout aussi peu fréquent, le parquet de Bordeaux reproche à l’entreprise et à son PDG d’avoir involontairement causé cet arrêt de travail en raison de leur négligence face à leur obligation de sécurité.
« C’est psychologiquement très lourd », confie aujourd’hui la jeune femme. Elle ne se cache pas d’avoir effectué une tentative de suicide et d’avoir passé trois mois dans un centre de soins psychiatriques. Elle est encore suivie très régulièrement par un psychologue et un psychiatre, et ne peut toujours pas se passer de médicaments pour combattre l’état dépressif qui la menace.
Elle estime néanmoins important de témoigner à visage découvert, affirmant haut et fort qu’elle n’a rien à se reprocher. En septembre 2021, déjà, elle avait raconté son histoire pour le média en ligne Fraîches.
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D’autres salariées ciblées
Laurène Maury est la seule salariée de l’entreprise à s’être portée partie civile au procès pénal, mais bien d’autres femmes ont témoigné au cours des enquêtes de la gendarmerie et de la Sécurité sociale. Cette dernière relaye notamment le témoignage d’une salariée, rappelant que « ce n’était pas forcément de l’humour comme ils essayaient de le faire croire, c’est ce qu’ils pensaient réellement mais qu’ils cachaient sous le ton de l’humour » : « C’était du harcèlement moral et sexuel. »
Une autre femme dénonce « une ambiance masculine, machiste » et « des comportements très irrespectueux de la part de certains hommes envers les femmes ». Plusieurs ont confié qu’elles surveillaient leur manière de s’habiller, pour s’éviter trop de remarques.
Elles sont nombreuses à faire état de propositions sexuelles du même ordre que celles qu’a subies Laurène Maury. À une femme lui disant qu’elle n’a pas très envie de travailler ce jour-là, un des mis en cause a répondu : « J’ai envie… de partir au bord de la mer avec toi. » Une autre dit avoir noté ses multiples avances, datant d’avant 2020 : « Quand est-ce qu’on couche ensemble ? », « Je peux pas avoir une pipe plutôt ? » alors qu’elle lui proposait un café, « X elle n’a pas mis de culotte aujourd’hui »…
Un autre cadre a appelé une salariée dont il avait apprécié le travail pour lui dire : « Tu as gagné un bon pour un bisou sur la banquette arrière de la voiture. » Un troisième a menacé de mettre une fessée à une collaboratrice, qui lui a aussitôt demandé « de rester correct et professionnel ». Ce à quoi il a répondu : « Humour… »
Malgré ce net faisceau d’indices, Laurène Maury confiait quelques heures avant le procès son inquiétude face à l’influence et la surface financière de l’entreprise, craignant d’être balayée par la puissance de ses avocats. Une crainte qui vient de loin.
« Les victimes ne sont pas beaucoup soutenues. Quand j’ai été en arrêt, j’ai vécu une année de situation financière très difficile, avant de pouvoir toucher des aides, souffle-t-elle. Les démarches sont longues, c’est vraiment dur. J’ai dû aller voir une assistante sociale, la Sécurité sociale, demander une aide à la mairie alors que je suis conseillère municipale. J’avais honte… Sans le soutien de mon avocate, j’aurais lâché. »