Deux semaines après la révélation d’un projet secret de l’extrême droite pour expulser des millions de personnes d’Allemagne, une manifestation massive s’est tenue dans la capitale, samedi 3 février. Des voix s’élèvent désormais pour que le débat politique s’empare de ce sujet, sans tomber dans les vieux réflexes de la polarisation.
3 février 2024 à 20h27
Berlin (Allemagne).– Au cœur de la capitale allemande, la grande avenue du 17-Juin ainsi que les rues du quartier du gouvernement sont une nouvelle fois bouclées, comme souvent depuis début janvier. Il y a d’abord eu les paysans, leur colère et leurs tracteurs. Puis les routiers et leurs revendications. Désormais, ce sont les citoyen·nes qui ont pris la rue pour lutter contre l’extrême droite, derrière le slogan #NousSommesleMurPareFeu.
C’est la troisième fois en moins d’un mois qu’ils se réunissent sur la place de la République, entre le Bundestag et la chancellerie fédérale. Au début de la mobilisation il y a trois semaines, ils étaient 25 000, puis 100 000 et aujourd’hui 300 000 selon les organisateurs, 150 000 selon la police. Toujours organisée par Fridays for future Germany et le collectif Campact, une ONG spécialisée sur les mobilisations de masse en ligne ou en réel, la manifestation agglomère très large.
Il y a les gilets jaune et violet du collectif « Deutsche Wohnen & Co Enteignen » pour des logements moins chers, les drapeaux rouge et noir des antifas, les bannières arc-en-ciel LGBT+, mais aussi celles des grands syndicats comme Verdi ou l’IG Metall, quelques drapeaux et stickers discrets de partis politiques. Et surtout de nombreuses pancartes faites maison. Les drapeaux palestiniens que l’on avait vus lors des premières manifestations ont disparu.
« Nous sommes venus aux trois manifestations à Berlin. Nous devons nous montrer… Montrer que plus de trois quarts des Allemands ne voteront jamais pour l’AfD », affirme avec vigueur Dirk, architecte à la retraite. Celui-ci s’engage aujourd’hui comme bénévole dans les soupes populaires, mais aussi dans l’initiative des « pavés de mémoire » (Stolpersteine), très populaires à Berlin. Ces petites pierres mémorielles en laiton sont placées dans le sol devant les maisons de familles juives déportées. « Vous imaginez bien que la montée de l’extrême droite ne laisse pas de m’angoisser », ajoute-t-il.
Dirk est venu avec sa compagne Suzanne, physiothérapeute : « Nos enfants sont quelque part dans la foule et je sais que toutes mes collègues sont venues. En manifestant, nous voulons aussi conjurer la peur que provoquent les discours haineux de ce parti », explique cette dernière, précisant qu’elle n’est pas là que pour être « contre l’AfD » mais aussi pour défendre la liberté d’expression et le droit au débat. « La polarisation des opinions me fait peur, dit-elle. Car notre pays a actuellement de gros problèmes. Et il faut que nous restions capables d’en parler entre nous pour les résoudre. »
Une ambiance « flippante »
Alma, lycéenne de 17 ans, vit sa première grande manifestation contre l’extrême droite. Elle est venue de l’est de la ville avec une copine et sa mère à qui elle compte fausser compagnie dès que possible : « Je suis là bien sûr parce que je n’aime pas les nazis et l’Allemagne dont ils rêvent. Mais je suis là aussi pour apprendre, m’intéresser plus à la politique. Cette manifestation, c’est parfait pour commencer », raconte-t-elle, assurant qu’elle s’efforce de « vérifier ses sources » quand elle s’informe sur les réseaux sociaux.
Le goût grandissant d’Alma pour la politique a sûrement aussi un rapport avec le passé de sa mère, Suzanne, infirmière de 45 ans. Celle-ci évoque la fin de son adolescence, dans les mouvements antifascistes bavarois : « Aller manifester contre un défilé de nazis, c’est un peu plus violent que cela », souligne-t-elle. Cette fois-ci, comme la plupart des gens rencontrés dans le rassemblement, Suzanne a eu un déclic en découvrant l’enquête de la plateforme d’investigation Correctiv, sur le plan de « remigration » de millions de citoyen·nes fomenté par l’AfD.
« Je sais depuis longtemps qu’une partie des responsables de l’AfD développe un discours raciste pétri de références nationalistes et nazies, raconte Wiebke, venue avec un ami espagnol et qui travaille pour une ONG environnementale régionale à la frontière polonaise. Mais que l’on apprenne tout à coup, alors même qu’ils progressent électoralement, qu’ils rencontrent des entrepreneurs et des gens qui ont des moyens financiers substantiels pour parler de plans d’expulsions massives d’étrangers ! Là, pardon, mais c’est la coupe qui déborde. C’est flippant. »
C’est un soulèvement qui vient du centre de la société.
Christoph Bautz, directeur général de Campact
« Flippante », c’est également l’ambiance au quotidien décrite par Lea, Néo-Zélandaise venue manifester « pour [son] nouveau pays » et qui s’est installée il y a dix ans avec son mari à Berlin. « À l’école de mes enfants, nous avons eu plusieurs fois le cas de parents qui pètent un plomb et se mettent à proférer toutes les horreurs possibles sur les étrangers. Ma fille qui est née en Allemagne fait des cauchemars la nuit, elle a peur pour ses camarades », explique-t-elle. Elle et son mari ne sont plus sûrs que demander la nationalité allemande – à laquelle ils peuvent pourtant aspirer – soit une si bonne idée.
Pour Christoph Bautz, directeur général de Campact, les images de toutes ces manifestations donnent du courage pour les mois à venir. « Les manifestations de masse contre l’AfD et la montée de l’extrême droite sont les plus importantes jamais organisées dans ce pays, affirme-t-il. Les rassemblements ont aussi lieu dans des villes et des villages, notamment en Allemagne de l’Est. Les gens s’opposent ainsi à l’AfD là où le parti est le plus fort. Qui plus est, c’est un soulèvement qui vient du centre de la société. Mais c’est aussi un avertissement aux partis démocratiques pour qu’ils agissent plus résolument contre l’AfD et l’extrémisme de droite. »
« À voir les débats politiques de ces dernières semaines, je me demande si les partis seront capables de comprendre ce qui se passe, d’abandonner leurs vieux réflexes et d’agir en conséquence, en essayant par exemple de réunir les Allemands, y compris ceux qui sont tentés de passer du côté de l’AfD », s’inquiète Suzanne, la mère d’Alma, croisée dans l’après-midi. Elle fait notamment référence au dernier débat de politique générale qui a eu lieu quelques jours plus tôt au Bundestag. Dans l’hémicycle, les attaques contre l’AfD sont devenues plus franches et plus frontales.
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« Vous n’êtes pas l’alternative pour l’Allemagne, vous êtes le déclin pour l’Allemagne », leur a ainsi lancé le chef des conservateurs Friedrich Merz. Quant aux plans dits de « remigration », que l’AfD a depuis partiellement intégrés dans son programme, ils rappellent « les périodes les plus sombres de l’histoire allemande », a souligné, par la même occasion, le chancelier Olaf Scholz, très applaudi aussi par les conservateurs.
Mais le consensus s’est arrêté là. Et sur la question d’une possible coopération entre l’opposition et la majorité pour mieux faire face aux problèmes du pays : « Nous sommes en désaccord total avec vous sur toutes les questions essentielles », a expliqué Friedrich Merz au chancelier qui venait de le traiter de « lâche », en annonçant un refus total de coopérer avec le gouvernement en toutes choses.
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