Le Conseil constitutionnel a annulé le décret pris le 3 février dernier par le président Macky Sall pour reporter l’élection présidentielle. Le pays reste dans l’inconnu.
16 février 2024 à 08h23
« Le« Le décret no 2024-106 du 3 février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024 est annulé. » Derrière les termes techniques, la décision du Conseil constitutionnel sénégalais d’annuler le report de l’élection présidentielle, décidé par Macky Sall au début du mois de février, est une nouvelle embardée politique dans un pays en pleine effervescence.
Cette décision rendue dans la soirée du jeudi 15 février, alors que tout le monde l’attendait sans en connaître la date, puisque le Conseil constitutionnel avait jusqu’au 7 mars pour se prononcer, a saisi le pays dans un moment singulier.
Après les manifestations extrêmement tendues du week-end dernier ayant fait trois morts, une période de tractation intense s’était en effet ouverte, sans que le poids des différents acteurs en présence – partis politiques, organisation de la société civile, confréries religieuses, pressions internationales – ne permette de savoir de quel côté le Sénégal se dirigeait.
Plusieurs signaux semblaient pointer vers un apaisement, voire un accord entre le pouvoir en place et les oppositions, elles-mêmes hétérogènes. Alors que le nombre de détenus politiques, le plus souvent sans jugement, dépasse le millier, une petite dizaine d’entre eux ont ainsi été provisoirement libérés quelques heures avant la décision du Conseil constitutionnel.
Parmi eux, on compte le rappeur Nitdoff, Aliou Sané du mouvement « Y en a marre » ou Toussaint Manga, membre du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), le parti du leader emprisonné Ousmane Sonko, et de son lieutenant favori pour la présidentielle, Bassirou Diomaye Faye.
Absence d’un juge mis en cause
Dans ce contexte volatil, la décision du Conseil constitutionnel a toutefois surpris, dans la mesure où, même si les sept juges qui le composent sont censés être apolitiques, ils sont nommés par le président pour un mandat de six ans non renouvelable. Macky Sall avait aussi justifié le report de l’élection présidentielle au mois de décembre prochain en invoquant un désaccord entre l’Assemblée nationale et ce même Conseil constitutionnel, plaçant de fait celui-ci dans la position d’être juge et partie.
Deux des membres de l’institution sont en effet accusés d’avoir été corrompus dans l’examen et la validation des candidatures pour la présidentielle, qui a éliminé des figures politiques de premier plan : Ousmane Sonko en premier lieu, mais aussi Karim Wade, fils du précédent président Abdoulaye Wade.
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C’est sans doute pour cela que la décision du Conseil constitutionnel commence par justifier longuement sa compétence sur le sujet du décret présidentiel repoussant l’élection.
Les termes choisis sont d’abord juridiques, mais en filigrane, ils sont aussi politiques. Comme lorsque l’institution juge qu’au « regard de la lettre et de l’esprit de la Constitution », le Conseil « doit toujours être en mesure d’exercer son pouvoir régulateur et de remplir ses missions au nom de l’intérêt général, de l’ordre public, de la paix, de la stabilité des institutions ».
L’intention semble identique lorsque le Conseil constitutionnel précise qu’il est compétent pour se prononcer, en dépit de l’absence d’un de ses membres. Cet « absent » est Cheikh Ndiaye, l’un des deux juges mis en cause. Il n’a donc pas signé la décision, contrairement à l’autre juge soupçonné de corruption, Cheikh Tidiane Coulibaly.
L’essentiel de l’argumentaire du Conseil constitutionnel repose toutefois sur le fait que le mandat du président ne peut excéder cinq années, et que repousser l’élection reviendrait à dépasser ce terme. Les juges concluent à partir de cette exigence que « c’est à tort que l’élection présidentielle a été reportée et sollicitent, en conséquence, la poursuite du processus électoral et, si besoin est, l’ajustement de la date de l’élection présidentielle pour tenir compte des jours de campagne perdus ».
Ousmane Sonko bientôt libéré ?
Si les membres du Conseil constitutionnel ouvrent donc eux-mêmes la porte à un léger dépassement de la date du 25 février, initialement prévue pour le scrutin, d’autres questions plus larges se posent, outre les interrogations portant sur une campagne qui serait menée pendant le ramadan.
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Macky Sall respectera-t-il la position du Conseil qui lui laisse une porte de sortie digne ? Le candidat du pouvoir, Amadou Ba, a-t-il encore la confiance du président de la République ? Les candidats précédemment éliminés par le Conseil constitutionnel, qui espéraient se qualifier pour décembre prochain, à l’instar de Karim Wade, feront-ils profil bas alors que les soupçons de corruption de certains juges demeurent ?
Autre point brûlant : quel pourrait être le rôle du principal opposant, Ousmane Sonko ? Les rumeurs de sa libération se faisaient plus insistantes ces derniers jours. Elle pourrait peut-être avoir lieu dans le cadre d’une amnistie plus générale, qui fait débat car elle pourrait inclure les responsables de la soixantaine de jeunes tués par des hommes de main du pouvoir ou par les forces de sécurité depuis mars 2021.
Guy Marius Sagna, l’une des figures de l’opposition, a ainsi réagi à la décision du Conseil constitutionnel : « J’ai une pensée pour Modou Gueye, Alpha Tounkara et Landing Camara, martyrs assassinés parce qu’ils défendaient la Constitution », en référence aux trois morts des vendredi 9 et samedi 10 février. Il l’assure, « le peuple sera intransigeant pour faire respecter la Constitution et la décision du Conseil constitutionnel. »