La photographe Jennifer Carlos a suivi le parcours de migrants sénégalais revenus au pays après avoir recherché ailleurs une vie meilleure. La réalité rencontrée à l’étranger ne correspond pas toujours à leurs attentes et ils ressentent la honte, le regret et le poids de ne pas avoir été à la hauteur des espoirs de leur famille et de leur communauté.
Jennifer Carlos (Photos et textes)
14 février 2024 à 12h49
© Jennifer Carlos
Thiaroye-sur-Mer (Sénégal), octobre 2022. Salamba, 26 ans, est revenue au Sénégal depuis trois ans. Elle a tenté de partir en Espagne en 2019, dans l’espoir de continuer ses études et d’améliorer le niveau de vie de sa famille. Mais sa pirogue a été arrêtée par les autorités marocaines après une semaine de voyage en mer. Alors, l’ensemble des migrant·es de la pirogue ont passé deux jours au Maroc, puis ont été rapatrié·es au Sénégal, à Saint-Louis. « C’était vraiment très difficile, traumatisant. J’étais la plus jeune et j’ai eu très peur. »
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Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. El Hajd, 39 ans, est parti aux îles Canaries en 2006, mais il s’est fait rapatrier 42 jours après. Au cours de cette seule année, environ 33 000 personnes venant de la côte ouest-africaine ont été enregistrées par l’agence européenne Frontex. Nombre d’entre elles avaient embarqué depuis le Sénégal (Saint-Louis, Kayar, Soumbédioune, Dakar, Mbour, Ziguinchor) et environ la moitié était de nationalité sénégalaise.
Déterminé à repartir, El Hajd tente à nouveau de rallier l’Europe en passant par le Maroc en 2009, mais il est arrêté par la police marocaine, qui le rejette alors dans le désert, à la frontière algérienne. Il raconte : « Le voyage a été très dur, mais le pire, c’est le retour. Ma famille avait mis tellement d’espoir en moi. C’est une honte de partir et de revenir. »
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Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. Alors qu’El Hadj passe devant un chalutier chinois, il explique : « Ce sont les accords de pêche qui nous tuent. Avant, il y avait beaucoup de poissons. Mais là, les chalutiers étrangers raflent tout, avec leurs grosses embarcations. Il ne nous reste plus rien et je n’arrive plus à m’en sortir. »
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Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. Désormais, Salamba n’a pas beaucoup d’occupations ni d’ami·es de son âge. Elle passe une grande partie de ses journées avec les enfants du village. Tous la connaissent bien, car elle leur donne des cours de français plusieurs fois par semaine. Elle aime transmettre son savoir, car elle a toujours eu le goût des études. « J’étais très forte à l’école, je rêvais de devenir une grande chimiste. C’est pour ça que j’ai essayé d’émigrer en Europe. Je voulais aussi pouvoir envoyer de l’argent à ma famille. »
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Dakar, juillet 2023. Macoumba, sportif professionnel, se baigne dans la mer après une séance d’entraînement en handbike. En 2002, Macoumba est envoyé en France par son père pour améliorer le niveau de vie de sa famille. Il rejoint la Légion étrangère de l’armée française. En 2008, une blessure le laisse paralysé, mais il reste positif. En 2011, il retourne au Sénégal, se lance dans l’immobilier et pratique le handbike à haut niveau. « J’ai donné une partie de moi pour la France. Mes proches étaient vraiment tristes que je ne ressorte pas entier de l’armée. Mais moi, je n’étais pas triste ni en colère, car je savais ce qui m’attendait en entrant. Quand j’étais au combat, j’ai vu la mort m’entourer. Alors quand je me suis réveillé aux urgences, j’ai rigolé, j’étais tellement heureux d’être en vie. C’était une telle chance. Si je m’entraîne bien, je devrais représenter le Sénégal aux Jeux paralympiques de l’année prochaine. »
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Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. El Hadj est pêcheur depuis qu’il est jeune. C’est la pauvreté qui l’a poussé à tenter d’émigrer : « Moi, j’aime mon métier et la mer est mon élément, mais maintenant la pêche ne me rapporte plus rien. La location du matériel est très chère et le fait qu’il y ait de moins de poissons fait que je vis à crédit et que je n’arrive plus à nourrir ma famille. »
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Thiaroye-sur-Mer, juillet 2023. Macoumba, accompagné d’enfants du village de Keur Alpha, se rend au puits pour puiser de l’eau. En 2011, il a fait le choix de retourner au Sénégal, malgré la stigmatisation liée à son handicap. Finalement, il s’est lancé dans le secteur immobilier, s’est engagé dans des actions humanitaires et se consacre à la compétition professionnelle en handbike. Classé 8e au niveau mondial en paracyclisme, il a pour objectif de représenter dignement le Sénégal aux Jeux paralympiques de 2024. « Quand je me rends au village, les enfants sont toujours à mes côtés. Ils sont en admiration. »
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Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. Comme beaucoup d’autres voyageurs et voyageuses de l’invisible, Salamba a gardé le silence sur son périple, mais son retour a été marqué par un poids émotionnel, fait de traumatismes, de remords et de honte de ne pas avoir atteint son objectif. Elle s’est isolée, passant la plupart de son temps chez elle, entourée de sa grande famille. « La nuit, je repense à ce voyage et quand je suis seule aussi, ça revient. »
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Thiaroye-sur-Mer, août 2023. Moustapha a connu le retour des Canaries à deux reprises, en 2006 et 2019. Les attentes financières des proches peuvent entraîner des tensions familiales, que Moustapha, 54 ans, a dû affronter, jonglant avec la déception et la nécessité de se réintégrer. À son retour, il n’a pas été bien accueilli par ses proches et surtout par sa femme. « Ma femme était déçue de me revoir et elle m’a quitté. Elle espérait que je reste en Europe pour lui envoyer de l’argent. »
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Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. Moustapha passe beaucoup de temps avec les jeunes de la ville pour les sensibiliser aux dangers de la migration en pirogue. Il admet aujourd’hui avoir ressenti de la honte en revenant au village : « J’avais échoué, c’est très dur pour les proches et la communauté d’accepter qu’on revienne sans rien. On est considérés comme des faibles. »
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Thiaroye-sur-Mer, juin 2023. Salamba prie, déscolarisée depuis plusieurs semaines en raison des affrontements et des destructions survenues après la condamnation de l’opposant politique Ousmane Sonko à deux ans de prison. Elle traverse une période difficile. L’université qu’elle venait d’intégrer a été fermée « jusqu’à nouvel ordre ». Elle passe désormais la majeure partie de ses journées chez elle, aux côtés de sa famille. « La prière est importante car si je la respecte, je serais protégée des djinns et cela m’apporte la paix. »
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Keur Alpha, juillet 2023. Macoumba s’étend sur le sol après avoir accompli un trajet de plus de 60 km en handbike dans son village natal. Il apprécie de s’entraîner régulièrement dans cette région. « Le sport a toujours été une composante essentielle de ma vie, car mon père nous a inculqué dès mon enfance l’importance de l’activité physique, ne nous laissant que peu de moments de répit. Lorsque j’ai découvert le vélo, cela m’a permis d’oublier tous les soucis. C’est comme si plus rien ne pouvait m’atteindre lorsque je suis sur un vélo. Je ressens une profonde sensation de liberté. »
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Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. Moustapha avec son fils à gauche se retrouve régulièrement avec son ami pour prendre le thé. « J’ai peu d’amis dans le village, les gens ne me respectent pas ici. »
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Dakar, juillet 2023. La plus grande université de Dakar est fermée, Salamba et de nombreux autres étudiants sont plongés dans l’incertitude quant à leur avenir. « C’est injuste, car le semestre allait juste se finir. Maintenant, la direction souhaite qu’on reprenne les cours en ligne, mais de nombreux étudiants s’y opposent, en soutien à ceux du campus qui ont dû rejoindre leur famille à la campagne, où ils n’ont pas d’accès à Internet. C’est dur d’attendre sans savoir si on pourra reprendre un jour. »
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Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. Ce matin, El Hajd est frustré de ne pouvoir partir en mer, car elle est trop agitée. Il se confie sur son retour : « Quand je suis rentré, pendant deux mois, je rentrais chez moi en pleine nuit pour dormir au village, car je ne voulais rencontrer personne, et le matin je partais me cacher. Le pire aurait été de croiser le regard de ma femme. Au début, elle ne pouvait pas s’approcher de moi. Les regards des gens sont durs, et il y a beaucoup de rumeurs. Beaucoup disent que je suis parti dilapider l’argent de ma mère. Je me sens coupable, car j’ai causé beaucoup de stress à ma mère. Elle a eu un AVC et une partie de son corps est paralysé. Je suis impuissant, car je n’ai pas assez d’argent pour vivre, et encore moins pour lui procurer des soins. Mon fils a une hernie, et son opération coûterait 250 000 francs CFA [384 euros], mais je ne peux rien faire. »
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Thiaroye-sur-Mer, août 2023. Salamba pratique le football depuis son enfance. Au début, elle était la seule femme du village à s’y adonner, et elle était souvent mal jugée parce que c’est considéré comme un sport réservé aux hommes. Cependant, depuis plusieurs mois, elle s’est inscrite dans une équipe féminine et consacre beaucoup de temps à cette passion. « La nuit, je repense à ce voyage, et même lorsque je suis seule en journée, ces souvenirs me reviennent. Mais le football m’a permis de sortir de ma chambre et de regagner confiance en moi, et de moins penser à ça. »
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Dakar, septembre 2023. Dans leur chambre, Macoumba et sa femme Sophia sont assis ensemble. Il se remémore : « Pendant ma rééducation à l’Institut des Invalides, j’ai dû réapprendre les gestes essentiels, et je me suis souvent interrogé sur la manière dont je ferais face au regard des autres. C’est à ce moment-là que l’envie de rentrer au Sénégal m’est venue, mais j’avais des inquiétudes concernant l’accessibilité et la stigmatisation envers les personnes handicapées. Heureusement, mon retour s’est très bien passé, et j’ai bénéficié d’un soutien précieux. C’est également à cette époque que j’ai rencontré Sophia, avec qui je partage ma vie depuis maintenant treize ans. »
- © Jennifer Carlos Thiaroye-sur-Mer, octobre 2022. Dans cette banlieue de Dakar qui compte 80 000 habitant·es, le sujet de l’immigration clandestine est omniprésent. Thiaroye est davantage connue pour le nombre de vies perdues en mer que pour la qualité du poisson, et l’ancien village de pêcheurs a presque disparu. De nos jours, lorsque les pirogues prennent la mer, elles le font discrètement, la nuit, transportant régulièrement plus d’une centaine de passagers et passagères en direction des Canaries.
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