Le maire de Dakar, Barthélémy Dias, juge que le report de la présidentielle par le président Macky Sall pourrait s’assimiler à de la « haute trahison ». Il redoute une prise de pouvoir par l’armée, dans une situation politique dégradée.
14 février 2024 à 13h04
Dakar (Sénégal).– Barthélémy Dias, maire de Dakar depuis les élections municipales de 2022, élu sous l’égide de la coalition Yewwi Askan Wi (« Libérer le peuple », en wolof), cherche une troisième voie étroite entre le pouvoir du président Macky Sall et la dynamique du Pastef, le principal parti d’opposition, celui d’Ousmane Sonko, qui cristallise le désir de changement en dépit de l’emprisonnement de ses principaux dirigeants.
Également directeur de campagne de Khalifa Sall, candidat à la présidentielle écarté par le Conseil constitutionnel en 2019 mais validé cette fois-ci, avant que l’élection elle-même ne soit reportée, Barthélémy Dias fut l’un des participants au « dialogue national » organisé par le président de la République après les violents affrontements de juin 2023 consécutifs à l’emprisonnement d’Ousmane Sonko.
Alors que le report au mois de décembre de l’élection présidentielle prévue pour le 25 février fait apparaître ce dialogue comme un jeu de dupes, le maire de Dakar évoque la situation de l’opposition et son inquiétude pour la stabilité de son pays.
Mediapart : En tant que maire de Dakar, avez-vous des leviers pour sortir le pays et sa capitale de la situation de tension dans laquelle ils se trouvent ?
Barthélémy Dias : Les forces de l’ordre ne relèvent en aucun point de la municipalité, mais entièrement du ministère de l’intérieur et de la présidence. Ce que je devais faire, je l’ai fait, en appelant le président pour l’exhorter à la sagesse, parce que c’est Dakar qui a déjà payé et continuera de payer le plus lourd tribut en termes de vie humaines, de dégâts matériels, de pertes économiques, si le chaos s’installe. J’ai été à l’initiative du précédent dialogue national à l’été 2023, parce que j’ai pensé qu’il était possible de sortir de l’impasse et que le président sorte par la grande et honorable porte.
Le président propose à nouveau un « dialogue ». Y croyez-vous encore ?
J’étais prêt à dialoguer dans la phase précédente pour tenter de sortir le pays des problèmes qu’il devait affronter. Aujourd’hui, le problème, c’est Macky Sall. Dialoguer reviendrait donc à dialoguer avec le problème.
Pensez-vous que le report au mois de décembre prochain de l’élection présidentielle soit tenable ?
Pas du tout. Nous sommes face à quelqu’un qui n’a aucune stratégie politique et est prêt, pour obtenir un troisième demi-mandat, à exposer notre pays au chaos de façon unilatérale et antidémocratique. Une telle attitude peut être assimilée à de la haute trahison. Je souhaite donc inviter le président Macky Sall à la plus haute retenue puisqu’il doit se souvenir qu’il sera, aussitôt qu’il aura quitté le pouvoir, un justiciable comme les autres.
Que diriez-vous de l’état de l’opposition à Macky Sall actuellement ?
Elle ne me paraît pas dans la meilleure posture, parce que certaines catégories d’opposants sénégalais mettent leurs propres intérêts avant ceux de la patrie. Soit qu’ils négocient en sous-main avec le régime ; soit que leur conviction d’être les seuls à incarner cette opposition a fait que nous ne sommes pas partis en bloc, et n’avons pas pu nous assurer que Macky Sall céderait le pouvoir à la date convenue.
Personne ne peut prétendre avoir la majorité au premier tour dans ce pays, et il aurait été possible de contraindre le président à respecter le calendrier électoral et à remporter aisément l’élection sans les aventures personnelles de certains.
Peut-il vraiment exister une opposition modérée comme la vôtre, au vu de la popularité d’Ousmane Sonko et de son candidat désigné, notamment auprès de la jeunesse ?
Je m’oppose à toute surenchère et toute manipulation. La situation qu’on vit est attribuable au seul Macky Sall qui a contribué à victimiser et à rendre plus populaires encore certains de ses opposants en les emprisonnant arbitrairement.
Nous ne vivons plus en république.
Parmi les candidats de l’opposition, certains ont des discours plus tranchants que d’autres, et ce côté tranchant peut attirer la jeunesse. Mon candidat tient un discours plus modéré, qui pourrait laisser penser qu’il est davantage dans la compromission que dans l’opposition. Mais notre expérience et notre vécu politique nous permettent de savoir qui est mieux à même d’incarner la volonté du peuple sénégalais.
Ceux qui pensent que l’appel à la rue constitue une carte blanche pour obtenir ce qu’ils veulent sont aujourd’hui en prison et le Sénégal continue de tourner. La seule voie pour conquérir le pouvoir est la voie électorale et démocratique.
Craignez-vous une intervention de l’armée si la situation se dégrade encore ?
Face au chaos organisé par Macky Sall, nous sommes dans une logique de résistance civile et pacifique. Mais personne ici ne sera surpris de se réveiller avec un coup d’État militaire.Et la population ne serait sans doute pas mécontente. La plupart des coups d’État ne sont pas menés par les généraux, il est donc difficile de savoir ce qui se trame vraiment dans l’armée, même pour un pouvoir qui pense avoir la main sur les officiers les plus gradés.
Pourtant, l’armée sénégalaise est perçue comme très républicaine et n’a jamais fait de coup d’État dans l’histoire du pays ?
Une armée républicaine est républicaine en république. Mais nous ne vivons plus en république. Nous sommes dans un régime de foutaises. L’Assemblée nationale n’avait pas le mandat pour prolonger le mandat du président.
Mettez-vous des espoirs dans les recours formés devant le Conseil constitutionnel et la Cour suprême ?
Un des plus grands problèmes du Sénégal est lié à sa magistrature et notamment au Conseil constitutionnel qui a fait n’importe quoi en éliminant des candidats à la présidentielle qui auraient dû pouvoir concourir et en acceptant des candidatures qui auraient dû être rejetées.
Le Conseil constitutionnel étant un des principaux responsables du problème actuel, on voit mal comment il pourrait permettre de sortir de l’impasse. Lors de la précédente élection présidentielle, en 2019, le Conseil constitutionnel avait éliminé la candidature de Khalifa Sall dans le cadre d’une commande politique. Ses membres ont récidivé cette année.
La magistrature n’est plus digne de confiance. Et deux des membres du Conseil constitutionnel sont accusés de corruption sans qu’une véritable enquête ait été entreprise.
Reconnaissez-vous un bilan à Macky Sall, au-delà de son attitude actuelle ?
Il est impossible de passer plus d’une décennie au pouvoir, de dépenser des milliards et de ne pas sortir un bilan de terre. Il y a eu des efforts en termes d’amélioration de la fluidité urbaine, avec le TER et le BRT [un bus électrifié dont la mise en service n’a pas encore été faite − ndlr], même si nous dénonçons des surfacturations sur ces deux projets. Le projet de ville nouvelle à Diamniadio devrait aussi permettre de désengorger Dakar. Mais il n’en reste pas moins que sur le volet des libertés, de la démocratie et de la bonne gouvernance, le bilan est plus que médiocre.
Quelles seraient les premières mesures d’un Khalifa Sall arrivant à la présidence ?
Il est dommage que la campagne n’ait pu démarrer, car le candidat Khalifa Sall aurait pu annoncer les trois mesures essentielles qu’il comptait mettre en œuvre dès les cent premiers jours de son mandat.
La première visait à contrer la cherté de la vie en réduisant les taxes sur certains produits surtaxés : l’essence, le gaz, le riz, l’huile… Comment expliquer que l’essence soit moins chère à Bamako [capitale du Mali − ndlr] qu’à Dakar ? C’est qu’au Sénégal elle est surtaxée pour entretenir un train de vie de l’État qui n’est pas légitime et qu’il est possible de réduire facilement.
Le deuxième point porte sur la souveraineté nationale. On ne peut prétendre développer l’agriculture sans maîtriser l’amont et l’aval de la production elle-même. Or les organisations qui permettaient cette maîtrise autrefois ont été bradées au franc symbolique, notamment la filière des engrais, qui est aujourd’hui entre les mains de sociétés indiennes. Nous ne voulons pas remettre en cause les principes de la mondialisation, mais nous devons reprendre le contrôle de certains secteurs et dénoncer certains accords, notamment ceux sur la pêche, qui sont responsables de la détresse de nos pêcheurs et qui poussent nos jeunes à émigrer dans des conditions qui font de ces migrations des crimes contre l’humanité.
Le troisième point porte sur la justice sociale et la réforme de la justice, parce que sans réforme en profondeur de la magistrature, les blocages au Sénégal ne pourront que se poursuivre.
Donnez-vous à la notion de souveraineté nationale le même sens que le Pastef ?
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Non, et nous avons l’avantage sur ce parti de ne pas être dissous. Pour eux, c’est tout ce que la France représente qui doit dégager. Mais nous ne sommes pas dérangés par le franc CFA, même si nous voulons renégocier les partenariats et sortir d’une relation encore marquée par le paternalisme et le néocolonialisme.
Demandez-vous le départ des militaires français du Sénégal ?
C’est une évidence. Nous pouvons maintenir des relations de partage de renseignement sur ce fléau sans frontières qu’est le djihadisme et des formes de collaboration, mais nous devons, dans le domaine militaire comme ailleurs, cesser d’entretenir des relations inégales pour bâtir des relations durables et fiables. La France, sans les anciennes colonies françaises, ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. La jeunesse sénégalaise exige en retour un développement juste, qui puisse lui bénéficier.