Ce premier recueil, « Quand mon frère était aztèque », retrace le parcours de cette autrice majeure, qui joue avec les symboles de l’Amérique et les clichés sur les Premières Nations. Une poésie qui mêle intime et politique avec habileté.

Sophie Ehrsam (En attendant Nadeau)

4 février 2024 à 13h51

Le poème d’ouverture, celui qui donne son titre au recueil, donne le ton : « Cœurs pusillanimes » (selon l’expression de Molière), passez votre chemin. Il est question de violence ici, au premier chef celle de la drogue qui transforme les gens en incontrôlables furies. Il est aussi question de l’Amérique précolombienne et de ses représentations.

La civilisation aztèque, l’une des plus connues, a une réputation sanguinaire ; les premiers Espagnols venus en Amérique ont été horrifiés par leur pratique de sacrifices humains. Mais si le frère est un Aztèque, il n’en demeure pas moins frère. Du sang jaillit, des os craquent ; comment faire en sorte que du son jaillisse et que des mots claquent ?

Natalie Diaz est une Amérindienne mojave, née dans une partie de la Californie associée dans l’esprit de certains aux Aztèques, même si les Mojaves sont un autre peuple. Elle joue avec les symboles de l’Amérique et les clichés sur les Premières Nations. Sous sa plume, non seulement les figures féminines de la religion chrétienne, Ève et Marie, sont des Amérindiennes, mais Barbie elle-même existe aussi en version mojave, avec d’impossibles mocassins à talons aiguilles.

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© Photomontage avec Éditions Bilingues et Arizona State University

Ces figures sont pour Natalie Diaz l’occasion de renvoyer l’Amérique chrétienne et consumériste à ses contradictions : la précarité, la faim et le manque de prise en charge médicale sont le lot commun des habitants des réserves. Elle s’inscrit clairement dans une tradition littéraire amérindienne : on trouve dans ses poèmes des vétérans abîmés par la guerre, comme dans Cérémonie, de Leslie Marmon Silko.

L’image de la « princesse indienne » et les métaphores de fruits liés à l’identité – en particulier la pomme, rouge à l’intérieur et blanche à l’intérieur, terme péjoratif désignant une personne amérindienne qui pense ou agit comme une personne blanche – la rapprochent de Joshua Whitehead, auteur de Jonny Appleseed.

Dans le poème « Alerte orange », elle manie en virtuose les clichés sur les terroristes et les Latinos (ouvriers agricoles dans les orangeraies de Floride), les blagues racistes et les références à l’histoire américaine, dont le tristement célèbre agent orange qui fit tant de dégâts au Vietnam.

D’autres références et influences culturelles sont à l’œuvre, à commencer par les auteurs hispanophones Jorge Luis Borges et Federico García Lorca. Des noms tirés de tragédies antiques côtoient ceux de personnages bibliques et de célébrités populaires : le frère toxicomane est un Aztèque, mais aussi le Minotaure, il s’habille comme Judas et cherche à créer des illusions comme Houdini.

La narratrice elle-même évoque un souvenir d’enfance, son premier Halloween hors de la réserve, où un petit garçon a voulu se moquer d’elle en lui donnant un ancien costume à lui, un costume de Tonto (littéralement « idiot » en espagnol), un personnage d’Amérindien caricatural tout droit sorti d’une série.

Statistique insignifiante

Elle et les personnes décrites dans ses poèmes s’ingénient à enfiler des costumes métaphoriques pour mieux s’affranchir des clichés : la « dernière Barbie mojave » quitte le monde en toc de Barbie, le père du toxico porte un costume de lucha libre comme pour exorciser la lutte épuisante avec l’addiction de son fils.

La figure du Minotaure indique une forme de bestialité induite par la drogue mais aussi intériorisée par des peuples parqués dans des réserves comme des animaux. Dans le recueil suivant, Poème d’amour postcolonial, les choses s’apaisent légèrement, il est question d’animaux sauvages (louves et mustangs en particulier), mais moins du désir de mordre la main (voire de sauter à la gorge) de celui qui vous a enfermé.

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Seul le frère aux prises avec les démons de la meth reste habité d’animaux qui le mènent à sa perte. L’autrice a désormais visiblement moins le sentiment d’être une espèce en voie de disparition qu’une statistique insignifiante, les Amérindiens représentant officiellement moins de 1 % de la population des États-Unis.

La narratrice semble réserver ses métamorphoses (où elle se mue en ce qu’elle choisit d’être, y compris en Minotaure) aux élans de la passion amoureuse ; sa célébration de l’amour lesbien évoque (de façon plus marquée encore que dans Mon frère était un Aztèque) Audre Lorde et certains poèmes de son recueil La Licorne noire.

Elle n’hésite plus à citer, en plus des poètes hispanophones ou français (Rimbaud), des artistes américains comme le poète John Ashbery ou Jim Morrison (chanteur et parolier du groupe The Doors). Elle correspond avec Ada Limón, autre poétesse américaine de talent ; ayant succédé en 2022 à Joy Harjo au poste de « poet laureate » des États-Unis, celle-ci est la première Latina à l’occuper.

Le serpent, figure du renouveau

Natalie Diaz convoque non seulement les animaux, mais aussi l’air, la terre et l’eau pour dire l’être-au-monde des Mojaves. Elle constate que d’autres, de l’Europe à la Nouvelle-Zélande en passant par l’Inde, accordent à l’eau et/ou à une rivière un statut particulier (pensons à La Voix du fleuve, de Mireille Gansel) et dénonce, par contraste, ce qui se passe en Amérique : les violences policières contre les opposants au pipeline de Standing Rock (menace directe pour les cours d’eau) dans le Dakota du Nord et le scandale de l’eau polluée à Flint dans le Michigan.

L’image des ossements et sépultures mis à mal par les chantiers de construction, déjà présente dans le poème Les Faits de l’art, est reprise dans Quelques pièces présentées au Musée américain de l’eau, qui se termine par Art of Fact (clair écho aux Faits de l’art) : « Laisse-moi te raconter une histoire sur l’eau : / Il était une fois nous. / La soif de l’Amérique a tenté de nous boire jusqu’à la dernière goutte. / Et pourtant nous sommes toujours là. »

Cette résistance est pour une part le fait de ceux et celles qui racontent des histoires ; métaphoriquement, dans Poème d’amour postcolonial, la lumière est associée au sang, à l’encre, à la peau et au serpent, figure du renouveau par sa mue et associé à l’éclair dans des cultures comme celle des Hopis (Aby Warburg l’a évoqué dans Le Rituel du serpent) ; Quetzalcóatl, le Serpent à plumes des Aztèques, est lui aussi une divinité liée à la lumière.

Retour aux sources

Natalie Diaz y ajoute la prédation, un peu comme dans Lirisme, d’Aurélie Foglia : « Quand un serpent avale sa proie, / une rangée de dents internes permet de promener la mâchoire / le long du corps de la proie – piétiner comme on lit. / Piétiner un mot avec les dents de notre esprit. / Écrire, c’est être mangé.e. Lire, être rempli.e. » (« Lumière-serpent ») On n’est pas très loin non plus de Joy Harjo, qui écrit dans un poème sur la peur (« Je te rends ») : « Je n’ai pas peur d’avoir faim. Je n’ai pas peur d’être rassasiée. »

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Quand mon frère était un Aztèque, c’est le retour aux sources, aux douleurs mais aussi aux lectures qui ont nourri Natalie Diaz. C’est la dévastation de la mémoire, la violence accumulée, y compris dans les mots et les représentations. Alors la langue tâche de changer de camp, tel un squelette disloqué qui remboîterait ses mâchoires : il y a la dévoration première, celle qui nourrit la faim, puis celle de l’amour : « Nous ne sommes pas ici pour manger, nous sommes mangées. / Viens, ma jolie. Dévorons nos vies. » (« Soirée fantastique »).

Déjà en réalité la poétesse se confond avec les livres : « Je suis remplie d’encre. Un codex, écartelée, ouverte, prête à être brûlée sur la place » (« Autoportrait en chimère »). Quand le jour des morts a lieu tous les jours, il faut entrer dans la danse… et « tenter de vivre. »

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Natalie Diaz, Quand mon frère était un Aztèque, traduit de l’anglais (États-Unis) par Adèle Carasso, éditions des Lisières, 208 p., 20 euros.

Sophie Ehrsam (En attendant Nadeau)

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