La députée insoumise veut que la gauche monte en puissance sur le sujet du renouveau des services publics, capable de fédérer la France « des tours et des bourgs » et d’opposer une digue au Rassemblement national, qui s’immisce dangereusement dans ces luttes.
Mathieu Dejean et Pauline Graulle
29 janvier 2024 à 13h27
Clémentine Autain est à l’initiative d’un appel collectif d’élu·es de gauche « pour sauver les services publics » paru le 29 janvier dans Libération. Une semaine plus tard, le 3 février, elle organise un colloque à l’Assemblée nationale – « Gouverner par les besoins. Quels services publics demain ? » –, auquel participeront l’ancien ministre communiste de la fonction publique Anicet Le Pors, le sociologue Razmig Keucheyan et plusieurs député·es de gauche – la communiste Elsa Faucillon, l’écologiste Charles Fournier ou encore l’Insoumise Manon Meunier.
La députée de Seinte-Saint-Denis en est persuadée : la question des services publics peut et doit être le ferment de l’union de la gauche en 2027. Alors que « l’extrême droite commence par opportunisme à se mêler à certaines luttes [pour la défense du service public − ndlr] », comme on l’a vu à Langres (Haute-Marne) récemment, elle enjoint à ses collègues de « redoubler d’investissement sur ce thème porteur ». Elle s’en explique.
Mediapart : Pourquoi reparler des services publics maintenant ? En quoi est-ce important stratégiquement pour la gauche, alors que ce n’est pas la question à l’ordre du jour ?
Clémentine Autain : C’est un sujet qui est en permanence d’actualité, mais de façon éclatée. On entend toujours parler de brancards dans les couloirs des urgences ou du manque d’infirmières dans les hôpitaux, de classes d’école qui ferment ou de profs non remplacés, de transports publics qui se dégradent ou de leurs tarifs en hausse… Là se situe une grande part du quotidien des Français.
Il faut prendre le problème à bras-le-corps avec une approche d’ensemble. Car ces phénomènes apparemment isolés les uns des autres sont le produit d’une même logique politique : l’introduction des normes du privé dans des secteurs qui devraient y échapper et l’obsession de la réduction de la dépense publique. L’Union européenne porte une immense responsabilité avec ses directives d’ouverture à la concurrence et sa maudite « règle d’or ». Les gouvernements français, les uns après les autres, ont accepté ou accompagné avec zèle ces recettes qui font système. La réponse pour réparer les dégâts sera globale ou ne sera pas.
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S’atteler à l’enjeu général du service public, c’est aussi répondre à la question politique qui a émergé en 2022 : comment la gauche peut-elle parler au monde populaire des banlieues et des sous-préfectures, « des tours et des bourgs », comme dit François Ruffin ?
Dans ces territoires différents, il est frappant de constater que les difficultés sont de même nature : c’est le bureau de poste qui a fermé, ce sont les TER ou RER qui dysfonctionnent, c’est le désert médical qui avance, ce sont les passoires thermiques qui augmentent la facture d’énergie et la facture écologique… Cette dégradation des services publics participe au sentiment de déclassement. Y répondre, c’est fédérer les catégories populaires, agir contre les inégalités sociales et territoriales, et parler à l’ensemble de la société.
C’est un point de convergence…
Oui ! Le philosophe Bernard Stiegler expliquait, en reprenant le concept d’« individuation », que c’est dans l’articulation entre le « je » et le « nous » que se joue l’émancipation des individus et de la société tout entière. Or, ce qui est malade aujourd’hui, c’est le « nous ». Le service public est un fil qui permet de réparer ça. On sait que l’hôpital est en burn-out, on sait qu’il y a un malaise grandissant dans l’éducation nationale, on sait qu’à la caisse d’allocations familiales il y a des algorithmes qui traquent les pauvres ou que les centres médico-psychologiques saturent de demandes : on pourrait faire la liste, elle est très longue. On a besoin de plus de services publics, de mieux de services publics.
À gauche, nous sommes de toutes les mobilisations aux côtés des agents et des usagers quand le service public est menacé. Mais on n’entend pas le discours qui les relie, et pas seulement pour demander « plus de moyens ». Je propose donc que nous ayons une approche globale, à la fois dans le diagnostic mais aussi dans les propositions. Nous devons coaliser les luttes sectorielles et passer de la défensive à l’offensive.
Aujourd’hui, l’État n’est plus garant de l’intérêt commun, mais de plus en plus un allié du privé.
L’affaire Oudéa-Castéra a encore récemment fait la démonstration que, au sommet de l’État, l’esprit de service public est loin d’être une priorité. Pensez-vous qu’une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour la gauche après des décennies d’hégémonie libérale ?
Cette affaire est inouïe : pour son premier déplacement, la nouvelle ministre a ajouté au mensonge l’insulte envers les enseignants dont elle est la tutelle ! Chemin faisant, tout le monde a pu découvrir l’ampleur de l’argent public déversé dans le privé, dans des établissements parfois bien éloignés des valeurs républicaines et pour un service rendu aux plus favorisés. C’est un cas d’école, si j’ose dire…
L’idéologie néolibérale qui règne chaque jour davantage au sommet de l’État depuis les années 1984-86 a abouti à un carnage. Mais je pense en effet qu’on commence à regagner du terrain dans la bataille des idées. Pendant des décennies, on nous a rabâché l’idée selon laquelle le privé fait mieux que le public, que les fonctionnaires sont des « fainéants », que la dépense publique est un « coût » et non pas ce qui permet de faire avancer le bien-être collectif et la qualité de vie de chacun. On assiste désormais à un mouvement de privatisation de l’État lui-même, qui recourt de plus en plus aux cabinets de conseil, avec beaucoup de hauts fonctionnaires en quête de pantouflage. C’est le cœur même de l’appareil d’État qui est gangrené par le privé. L’esprit public disparaît avec la « start-up nation ».
Or le scandale des Ehpad ou des crèches, la folie de la privatisation des autoroutes, les pénuries de recrutement ou encore l’incurie du gouvernement qui a recouru à des officines privées pour faire face au Covid sont autant de faits venus percuter ces poncifs de l’idéologie dominante.
Face à cela, la folie, c’est de faire toujours la même chose et d’espérer un résultat différent, comme dit Einstein. On ne peut pas continuer à démanteler les services publics au moment où les besoins augmentent parce que la population vieillit, qu’il y a plus de bacheliers, et donc davantage de demandes pour l’enseignement supérieur, que le rail devrait être piloté pour être moins cher que l’avion et plus simple que la voiture, que le numérique devrait cesser d’être accaparé par les Gafam qui nous abreuvent de publicité et collectent nos données, etc. Pour répondre aux urgences écologiques et sociales, le public est bien mieux placé que le privé.
Clémentine Autain à Paris en janvier 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Ce n’est pas du tout le chemin qui est pris aujourd’hui…
Pire encore : au-delà même du mouvement insensé de privatisations, l’idéologie du new public management détruit les services publics actuels de l’intérieur, en y introduisant une logique de rentabilité, alors que l’objectif devrait être la satisfaction des besoins de la population et l’intérêt commun. La politique du chiffre conduit par exemple la police à résoudre en chaîne des petits délits plutôt que de prendre le temps de démanteler des réseaux de trafiquants : on marche sur la tête.
Ce que je veux dire, c’est que parler du service public, ce n’est pas parler simplement des moyens pour le service public, mais aussi de toute la doctrine qui est en train de le détruire. Nous assistons à un phénomène de bureaucratisation inouïe qui tue la possibilité pour les agents de faire correctement leur travail. Il est nécessaire de redonner du sens au travail pour les agents, et du temps dédié aux usagers, plutôt que de reporter l’activité dans des tableaux Excel.
Vous demandez donc le retour d’un État fort. C’est un discours très « première gauche », alors que ce n’est pas votre parcours politique…
Il faut regarder la réalité en face : aujourd’hui, l’État n’est plus garant de l’intérêt commun, mais de plus en plus un allié du privé. Donc oui, il y a un enjeu à ce que l’esprit public regagne le cœur de l’État. C’est vrai que je suis attachée à l’idée que l’État a vocation à planifier un certain nombre de choses, sous l’égide du gouvernement. C’est un acteur important, qui doit impulser et organiser.
Mais, pour moi, les services publics, ce sont aussi les collectivités locales auxquelles aujourd’hui on demande toujours plus en la matière, avec toujours moins de moyens. C’est aussi le secteur associatif et coopératif, qui échappe à la recherche du profit. Si je pense que l’État doit être stratège, je ne crois pas qu’il doive tout administrer. Il faut sortir des recettes de Reagan et Thatcher, mais pas pour revenir au Gosplan [l’organisme chargé de la planification en URSS – ndlr] ! Le service public doit nous permettre d’avancer vers le « commun », c’est-à-dire l’appropriation sociale contre la loi du marché. C’est un outil pour faire reculer le capitalisme et avancer la démocratie.
On assiste à un mouvement d’appauvrissement et de déclassement sans précédent dans la fonction publique.
Pour les gens, le service public est aussi synonyme d’augmentation des impôts. Comment financer tous ces investissements ?
Si beaucoup de Français ont le sentiment de payer trop d’impôts, c’est aussi parce qu’ils ne voient pas à quoi sert leur contribution : ce à quoi ils ont droit se détériore. L’idée des néolibéraux, c’est de détruire les services publics pour qu’à la fin on réclame le privé. Nous en sommes arrivés à la phase où l’on se rend compte que le privé ne répond pas à nos besoins correctement. Le moment est donc propice à redonner du sens à l’impôt, en mettant en place une taxe sur les superprofits, en réinstaurant l’ISF et en supprimant la flat tax [impôt à taux unique sur les revenus du capital mobilier − ndlr], en installant une progressivité plus grande de la fiscalité. Les grands groupes et les hyper-riches doivent contribuer nettement plus, et ceux du bas et du milieu de l’échelle sociale moins.
Les niches fiscales, les exonérations de cotisations en chaîne mais aussi les aides sans contreparties qui sont données aux grandes entreprises représentent des milliards qui partent en fumée ! Je rappelle qu’il y a 80 milliards qui s’évaporent chaque année dans l’évasion fiscale. Nous n’avons pas assez de fonctionnaires pour faire contrepoids aux très nombreux juristes des multinationales, pour récupérer cet argent volé. Mis bout à bout, je vous assure qu’on a de quoi faire rentrer beaucoup d’argent dans les caisses pour financer nos services publics. À condition d’en avoir la volonté. Le gouvernement, lui, pense réduction de la dépense publique, jamais augmentation des recettes. Il faut réhabiliter l’impôt, en le rendant plus juste et en l’utilisant de meilleure façon.
Il y a un problème d’argent, mais il y a aussi un problème de ressources humaines. On manque de médecins hospitaliers, de conducteurs et conductrices de RER, de professeur·es… Les milliards ne régleront pas tout !
Ça peut aller plus vite qu’on ne le croit, il faut enclencher le mouvement, sinon c’est no future. Pour rendre attractifs les métiers, commençons par revaloriser les salaires et par résorber l’emploi précaire qui a explosé. La rémunération moyenne réelle dans la fonction publique a chuté de 0,9 % depuis 2009, alors que dans le privé les salaires ont augmenté de 13 %. Au total, on assiste à un mouvement d’appauvrissement et de déclassement sans précédent dans la fonction publique.
Deuxièmement, il faut modifier les conditions de travail. Si beaucoup quittent le public ou ne veulent pas y entrer, c’est parce qu’ils sont mal payés mais aussi malheureux de ne pouvoir réaliser les tâches pour lesquelles ils sont censés être employés.
Si on change ce management et si on les rémunère davantage, on sera plus attractifs. Reste le problème de la formation. Je pense qu’il faut prendre modèle sur l’ancienne école normale qui formait les professeur·es tout en les rémunérant. Elles et ils devaient en retour un certain nombre d’années dans le service public. Il faudrait le faire d’urgence pour les infirmières, par exemple. Sur une échelle assez courte, on peut ainsi répondre au défi de recrutement qui est un grave problème, notamment à l’hôpital.
Il faut “démarchandiser” l’ensemble de la société.
Vous proposez non seulement de défendre le service public, mais aussi de l’étendre. Qu’entendez-vous par là ?
Il faut en effet une extension du domaine du service public. Je ne vois pas comment on répond à l’urgence écologique sans un grand service public de l’eau, de la réparation et du recyclage ou de l’alimentation, par exemple. Pensons aussi aux agriculteurs qui se mobilisent en ce moment, avec l’enjeu crucial du renouvellement générationnel. Le prix du foncier empêche des jeunes de s’installer. La sphère publique peut créer l’outil pour relever ce défi, pas les banques privées.
De même, il nous faut un pôle public du médicament, un service public du quatrième âge, un autre de la petite enfance. Ce ne sont pas les entreprises lucratives qui peuvent être à la hauteur des besoins. Je pense aussi que les lieux publics doivent être réinvestis. Aujourd’hui, trois mille gares sont gérées par une entreprise, Gare et connexions de la SNCF, qui les transforme en centres commerciaux, avec parfois des boutiques de luxe. Il y a des résistances formidables, comme celle, victorieuse, de la gare du Nord.
On pourrait imaginer à la place dans les gares des accueils administratifs, des espaces culturels, des salles de sport, des locaux associatifs… Quand on attend un train, il y a peut-être plus intéressant à faire que consommer, non ? Il faut gagner du terrain sur les logiques marchandes partout où c’est possible, les faire reculer, « démarchandiser » l’ensemble de la société.
Clémentine Autain à Paris en janvier 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Ce discours peut-il faire reculer l’extrême droite, qui participe parfois à des mobilisations en défense des services publics ?
Le déclassement nourri par le recul des services publics est le terreau du ressentiment, qui est le carburant de l’extrême droite. Mettre en avant des propositions fédératrices et concrètes, comme on le fait dans notre appel avec douze mesures immédiates, c’est s’opposer frontalement à l’extrême droite, qui commence, par opportunisme, à se mêler à certaines luttes. Or le RN ne donnera jamais les moyens d’un meilleur service public. Nous avons un temps d’avance, une légitimité et une cohérence sur ce sujet. Encore faut-il ne pas se faire grignoter la laine sur le dos et redoubler d’investissement sur ce thème porteur.
Ce sujet sera-t-il le socle commun d’une gauche unie en 2027 ?
Oui, je pense que c’est un socle très fédérateur pour l’union des gauches et des écologistes, et qu’il doit être au cœur du projet pour 2027. C’est un ferment de cohésion entre nous et dans le pays. Julia Cagé et Thomas Piketty invitent d’ailleurs, dans leur livre [Une histoire du conflit politique, au Seuil – ndlr], à réinvestir les services publics.
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On trouve toujours des Insoumis, communistes, écolos et socialistes pour défendre les services publics partout en France. Mais ce qui manque, c’est le discours transversal qui porte la question du renouveau du service public. Alors que le mot même avait disparu de nos programmes, il y a pourtant depuis quelques années des collectifs qui se sont montés précisément sur cette transversale : Nos services publics, Sens du service public, Le Lierre… Ils seront d’ailleurs représentés dans mon colloque samedi à l’Assemblée nationale.
C’est le message que je veux adresser : c’est un sujet identifiant à gauche et fédérateur dans le pays. Avec les services publics, nous parlons aux plus en difficulté. Mais tout le monde y est confronté dans son quotidien. On peut bien sûr créer une justice à deux vitesses, une santé à deux vitesses, une école à deux vitesses… L’autre choix, c’est celui des services publics et du commun. Et il est gagnant pour la société tout entière.
Mathieu Dejean et Pauline Graulle