Les colons sont près de 475 000 à vivre en Cisjordanie occupée. Depuis le 7 octobre, ils multiplient les attaques contre les Palestiniens en toute impunité. Reportage auprès de ceux qui assument, avec l’aval du gouvernement israélien, une colonisation sans fin.
Céline Martelet et Alexandre Rito
26 décembre 2023 à 18h57
Ma’ale Levona (Cisjordanie occupée).– « Imaginez-vous passer du bon temps avec votre famille et profiter d’un paysage vierge spectaculaire. » La phrase est accrocheuse. Chaque mot a été soigneusement choisi pour vendre un futur projet immobilier à Ma’ale Levona. Une colonie de Cisjordanie occupée située à une vingtaine de kilomètres de Ramallah. Près de 900 personnes, en majorité des familles, vivent dans ce qui ressemble de loin à un village dortoir perché au-dessus de champs d’oliviers. Cette colonie, illégale au regard du droit international, a été construite en 1983. Depuis, elle ne cesse de s’agrandir sur les terres palestiniennes des localités de Sinjil, Al-Lubban ash-Sharqiya et Abwein.
Shlomi vient d’arriver à Ma’ale Levona. Il y a six mois, à la tête d’une société de BTP, ce père de famille a acheté une maison pour sa femme et leurs quatre enfants. « Je suis monté en Israël, il y a plusieurs années maintenant », explique fièrement le Français originaire de Marseille en faisant la visite de ce qu’il présente comme son « petit paradis ». À l’arrière de son pantalon, coincé dans sa ceinture, on devine facilement un pistolet.
« Je ne le laisse jamais, ma femme aussi porte une arme. C’est de l’autodéfense comme aux États-Unis. C’est la même logique pour nous, se vante presque Shlomi. Depuis le 7 octobre, le portail à l’entrée est toujours fermé et gardé par des militaires. Le risque zéro n’existe pas mais je me sens en sécurité ici. Tsahal a renforcé sa présence autour du village. »
La colonie de Rehelim, juste en face du village palestinien d’As-Sawiya, non loin de Ma’ale Levona. © Photo Alexandre Rito pour Mediapart
Un village : c’est ainsi que ce père de famille quarantenaire désigne l’endroit où il vit. « Je n’aime pas le mot “implantation”. Je ne me sens pas comme un colon, je me sens comme un juif sur ma terre », explique-t-il. « Implantation »est pourtant le terme utilisé par les autorités israéliennes. « On ne va pas partir de Ma’ale Levona. C’est chez moi, même si je suis français,assure Shlomi. Ma dernière fille est née ici, elle n’a que la nationalité israélienne. Un pays a été construit il y a 75 ans, avant il n’y avait rien autour de nous. Que du sable et des cailloux ! »
Le Français marque une pause et d’un geste lent de la main montre les collines qui l’entourent. Juste en face, la ville palestinienne d’Abwein, ses 4 000 habitants et ses vestiges archéologiques n’ont pas l’air d’attirer son attention. Que dit-il aux Palestinien·nes qui l’accusent de leur avoir volé leurs terres ? Accompagnée d’un léger sourire, sa réponse fuse. « Ils devraient prendre des cours d’histoire, ils ont fait des guerres et ils les ont toutes perdues. Comme dans toute guerre, il y a des prises de territoires, pas besoin d’aller chercher des explications plus loin. »
Comme la grande majorité des colons, Shlomi soutient Benjamin Nétanyahou, le premier ministre israélien. En nous raccompagnant vers l’immense portail jaune devenu barrière de sécurité à l’entrée de Ma’ale Levona, le chef d’entreprise finit par confier qu’il espère un retour rapide à « la vie normale », à son quotidien d’avant le 7 octobre. L’ensemble des permis de travail israéliens accordés à des Palestiniens ont été suspendus après l’attaque du Hamas.
« Je n’ai plus d’ouvriers pour mes chantiers de construction en Israël. Tout est à l’arrêt ! », regrette le Français qui développe ensuite l’argumentaire parfaitement rodé des colons israéliens : « À l’heure actuelle, les Palestiniens ne sont pas capables d’être autonomes économiquement. Gaza, ils auraient pu en faire un Singapour du Moyen-Orient. Ils ont fait un autre choix politique. »
Avant de nous laisser reprendre la route, Shlomi tient à nous donner un dernier conseil : « Ne tournez surtout pas à gauche au croisement plus bas. C’est dangereux. » À deux kilomètres, cette route à gauche mène à Sinjil. En mars dernier, des colons ont attaqué cette petite localité arabe et incendié une maison avec ses habitant·es à l’intérieur.
Les Palestiniens ont trouvé un surnom à ces femmes et à ces hommes qui ont choisi de vivre dans les colonies autour de Ramallah, Naplouse ou encore Hébron : « les colons des collines ». Parce que tous ont installé leurs maisons en hauteur. Ces trente dernières années, selon l’ONU, leur nombre a quadruplé. Ils sont environ 475 000 à résider en Cisjordanie occupée où vivent 2,9 millions de Palestinien·nes.
L’impunité des colons israéliens
« Voilà Bilal, il joue avec ses enfants. On était là pour ramasser nos olives tous ensemble. On s’amusait. » Dans le salon familial de sa maison d’As-Sawiya, petite localité agricole près de Naplouse, Hamza Saleh, son beau-frère, fait défiler des vidéos sur son téléphone portable. Toutes datent du 28 octobre 2023. Ce jour-là, il fait très beau en Cisjordanie occupée. Sur les images, des enfants, des femmes et des hommes rigolent au milieu d’ânes qui tirent des petites charrettes. Plusieurs familles sont rassemblées pour aller cueillir les olives dans leurs champs en contrebas du village.
« Sur cette vidéo, c’est le moment où on voit les colons arriver. Ils courent vers nous. Ils sont armés, ils ne viennent pas pour nous parler », décrit le Palestinien. À l’image, on distingue clairement une voiture blanche descendre à toute vitesse de Rehelim. Cette colonie installée en face d’As-Sawiya est elle aussi illégale au regard du droit international mais en 2012, comme 145 autres, elle a été autorisée par Israël.
Un autre enregistrement montre quatre hommes, tous vêtus de blanc, qui se précipitent vers le champ d’oliviers. Au loin, une personne crie : « Bilal, attention ils ont des armes. » Il est 10 h 44. Des détonations retentissent. Tout le monde commence à crier et à courir. « Là, c’est l’heure de l’accident. » Hamza Saleh se reprend : « Ce n’est pas un accident, c’est un crime. »
À 10 h 47, plusieurs habitants d’As-Sawiya hurlent : « Allez chercher une voiture. Ils ont tué Bilal. » Un homme tient le bras de la victime dont la poitrine est recouverte de sang. Cet homme, c’est son oncle. Sous le choc, il semble ne pas savoir quoi faire. Il finit par se frapper la tête avec les mains. Son neveu de 40 ans a été tué par balle. Il est très probablement mort sur le coup. Il était père de quatre enfants.
La belle-mère de la victime entre dans la pièce. Mouna Saleh s’assoit sur le canapé et sert le thé. « Bilal n’était pas violent, il était connu à Naplouse parce qu’il vendait de la sauge. » Elle serre dans sa main un mouchoir et tente de retenir ses larmes : « Ils veulent nous chasser d’ici mais où peut-on aller ? »
En face, Hamza Saleh poursuit presque mécaniquement son récit et continue à regarder les vidéos du 28 octobre. « Dix minutes après la mort de Bilal, on est retourné dans le champ pour récupérer nos affaires. Vous les entendez, ils nous menacent encore. » Le beau-frère de la victime marque une pause et soupire. « Regardez-le. C’est celui qui a tué Bilal. C’est un soldat, ce n’est pas un civil. Il a tiré pour l’abattre ! »
Sur les images, le visage de celui qui est l’auteur du coup de feu mortel apparaît clairement. Il est jeune et porte un fusil d’assaut.
Très vite, la famille de Bilal est allée déposer plainte auprès de la police israélienne. Elle a fourni toutes les preuves et notamment les vidéos qui montrent ces hommes en blanc arriver armés vers les familles palestiniennes au milieu de leurs oliviers. Un suspect a été arrêté et détenu pendant cinq jours avant d’être relâché. L’armée a confirmé qu’il s’agissait bien d’un soldat en permission. Ses avocats assurent que leur client a été pris pour cible par « un certain nombre de Palestiniens qui ont jeté des pierres sur lui et sa famille alors qu’ils se promenaient dans les champs près de l’implantation où ils vivent, Rehelim ».
Sur les images, pourtant, on ne voit que des hommes venir en voiture vers les Palestiniens. Pas d’enfants autour d’eux. Rien qui ressemble à une balade en famille. Dans un communiqué, un responsable local israélien écrit que les colons ont été « attaqués par des dizaines de Hamasnikim [partisans du Hamas en Hébreu – ndlr] sous le prétexte de récolter des olives ».
Quelques jours après la mort de Bilal, les colons ont coupé des oliviers sur les terres des familles palestiniennes d’As-Sawiya. « Nous avons un lien très particulier, très fort, avec nos oliviers », confie Hamza Saleh. Pour lui, il s’agit là d’une autre forme de violence. Une violence psychologique de plus. « Quand ils détruisent nos arbres, c’est horrible. Pour moi, leur but est de nous montrer qu’ils nous coupent aussi de nos racines. »
Bilal Mohamed a été enterré dans le petit cimetière sur les hauteurs d’As-Sawiya. Sur sa tombe flotte un drapeau palestinien. Un keffieh noir et blanc, symbole de la résistance, a également été enroulé autour de la pierre tombale. « On ne veut pas la guerre, on appelle à la paix, lance Hamza Saleh. Mais nous ne pouvons plus nous taire. Nous devons parler, nous devons raconter notre histoire. Si on reste silencieux, ils vont nous anéantir ! »
Une colonisation sans fin
L’ONG israélienne Yesh Din a répertorié 250 attaques de colons depuis le 7 octobre, et 9 Palestiniens tués. Selon le ministère de la santé palestinien, sur la même période, au moins 310 personnes ont été tuées par des colons ou par l’armée israélienne en Cisjordanie occupée.
La police israélienne n’a lancé aucune enquête concernant les colons. Avant la guerre, toujours selon l’ONG israélienne, près de 60 % des victimes d’agressions faites par des colons n’ont pas porté plainte. Contacté par Mediapart, Yesh Din assure « qu’il s’agit là d’une politique délibérée de l’État d’Israël qui normalise la violence idéologique de certains Israéliens à l’encontre des Palestiniens, la soutient et profite même de ses résultats ».
Quelques jours avant la mort de Bilal, depuis la Maison-Blanche, Joe Biden s’était dit alarmé par ces « colons extrémistes » qui attaquent les Palestiniens en Cisjordanie occupée. « Cela s’apparente à verser de l’huile sur le feu et c’est exactement ce que c’est. Ils attaquent les Palestiniens dans des endroits où les Palestiniens ont le droit d’être. Ils doivent être tenus pour responsables et cela doit cesser maintenant »,avait déclaré le président états-unien.
Les États-Unis puis la France ont promis des sanctions contre les colons responsables de violence. Mi-décembre 2023, Catherine Colonna, la ministre des affaires étrangères française, a assuré qu’ils avaient été « identifiés comme tels sur la base d’informations documentées ».
Benjamin Nétanyahou a été contraint de réagir mais il a minimisé les violences qui ne sont à ses yeux que le fait que « d’une poignée d’extrémistes ». Le premier ministre n’a jamais caché sa volonté d’étendre la présence des colonies sur les terres palestiniennes. Fin 2022, il postait ce message sur Twitter : « Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur la terre d’Israël. Mon gouvernement développera l’implantation partout, y compris en Judée-Samarie. » C’est-à-dire en Cisjordanie.
Des propos que l’on retrouve dans la bouche des colons rencontrés par Mediapart.« La seule vérité est que toute la terre d’Israël appartient aux juifs, qu’elle nous a été donnée par le Dieu d’Israël et que nous sommes un peuple bon et juste. » Voici ce que Yonathan, colon israélien vivant à Shilo, nous a indiqué. Avant de refuser de nous recevoir comme la quasi-totalité des habitant·es de ces colonies.
Ces derniers mois, les autorités israéliennes ont légalisé au regard de la justice locale plusieurs « avant-postes de colonies » selon l’appellation de l’ONU. Ces « implantations » sont le plus souvent constituées de tentes, voire de caravanes, installées en quelques heures par des groupes de colons les plus radicaux. Ils en existent environ 150 aujourd’hui. Les Nations unies réclament depuis des années leur démantèlement mais sans succès. Bien au contraire.
Les « avant-postes »
Ce sont les habitants de l’un de ces « avant-postes » qui terrorisent depuis plusieurs semaines les Palestiniens de Tuqu’ près de Bethléem. Après le 7 octobre, les colons ont pris possession de la route en terre que les bergers de la ville empruntaient pour aller faire paître leurs moutons et leurs chèvres. « Ces terres que vous voyez, de là jusqu’à la mer Morte, font partie de notre héritage », explique Taysser Abou Ahmed, le maire de Tuqu’.
L’une après l’autre, il pointe du doigt plusieurs habitations. « Ils ont pris cette colline, celle-là aussi. Les bédouins ont été expulsés. Les colons occupent également cette maison, ils y ont dessiné une étoile de David pour en faire leur check-point. » Au même moment, un pick-up gris roule justement vers ce bâtiment devenu poste de contrôle à moins de 300 mètres. Le véhicule s’arrête et nous fait face. Des hommes en sortent, nous observent avec des jumelles.
« Ce désert appartient aux Palestiniens. On ne partira jamais même s’ils font tout pour nous expulser », poursuit le maire de cette localité. Il ne veut pas rester silencieux. Il parle pour les fermiers privés de leur terre. Eux sont terrorisés et demandent que leurs noms ne soient pas cités.
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Le 13 octobre dernier, Issa, un jeune palestinien de 25 ans a été tué par un colon dans son champ d’oliviers. « Il venait juste vérifier l’état de ses arbres », raconte son oncle dans un anglais parfait. Son visage est creusé par l’angoisse. « Maintenant les colons ont le feu vert pour faire ce qu’ils veulent. En vous parlant, je prends un risque. À chaque fois que je sors de la ville, j’efface tous mes messages sur mon téléphone au cas où je sois contrôlé par les soldats israéliens. Je ne peux même pas garder une photo de mon neveu. »
Pour ces familles, garder une photo de celui qui est devenu « un martyr » c’est lui rendre hommage. « Ils nous ont volé des chèvres. Ils font tout pour nous rendre la vie plus difficile », explique encore le fermier. Récemment des colons sont venus chez lui pour le menacer devant ses deux petits garçons. « J’aurais aimé naître ailleurs mais Dieu a décidé que ma terre était celle-ci. » Une terre qui chaque jour lui échappe un peu plus.
Céline Martelet et Alexandre Rito