Gérald Darmanin est aujourd’hui à Calais pour rendre visite aux forces de l’ordre. Alors que l’État investit surtout dans la répression, les associations font face à un manque de moyens et à la saturation des hébergements d’urgence. Reportage.
Pauline Migevant et Maxime Sirvins • 15 décembre 2023
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« On en est à fabriquer des chaussettes avec des couvertures de survie. » Axel G., l’un des trois coordinateurs de l’association Utopia 56 à Calais, se tient devant de grandes étagères en bois où sont stockés des vêtements, des couvertures de survie, des tentes. D’après les associations, près de 2 000 personnes vivent à Calais et 4 000 le long du littoral, dans des campements de fortune, un nombre jamais atteint depuis « la jungle » démantelée en 2016. Quelle que soit la météo, les expulsions des campements sont incessantes : 1 754 en 2022 à Calais et Grande-Synthe d’après Human Rights Observer, une association d’observation des droits humains.
J’ai honte quand je dois refuser une tente.
Une bénévole
Cette année, en moyenne, 186 personnes ont été expulsées de lieux de vie informels chaque jour sur le littoral nord. Alors, les stocks s’épuisent. « On ne peut pas donner de tentes aux hommes seuls. Ni de couvertures. Quand il pleut, ils ont une bâche pour deux », déplore Axel G. À la « warehouse », l’entrepôt de l’Auberge des migrants qui héberge plusieurs associations actives à la frontière, le manque de moyens se ressent partout. Le « woodyard » par exemple, qui coupe du bois pour en distribuer 1,5 tonne par jour sur les lieux de vie, fonctionnera cette année 5 mois au lieu de 6. Pour les membres des associations, en majorité bénévoles, constater la situation humanitaire sans pouvoir y répondre suffisamment est parfois difficile à vivre. « J’ai honte quand je dois refuser une tente », confie une bénévole d’Utopia 56, à Calais depuis un mois.
À 19 heures, en ce soir de novembre quelques jours après la tempête Ciaran, ils sont deux, Melvin et Émeline, à chercher des solutions de mise à l’abri (MAB) pour des familles et les personnes qui viennent d’arriver à Calais. Dans l’entrepôt, la musique qui rythme les activités du woodyard est encore allumée. Il y a le bruit métallique de la tasse qu’utilise Émeline pour remplir des bentos. La nuit, l’équipe de Refugee Women’s centre (RWC), qui s’occupe des femmes et familles à la frontière, passe le relais à Utopia 56.
Ils échangent sur une famille pour laquelle « il n’y a aucune solution ». Les hébergements solidaires sont complets, le 115, ils en ont déjà bénéficié la semaine dernière. La chambre d’urgence de La Margelle (un lieu d’hébergement pour les hommes seuls) est pleine aussi. « Il n’y a plus que l’option tente », déplore la bénévole de RWC. Au téléphone, Julie H., coordinatrice d’Utopia 56 leur indique un hangar où ils pourraient être en sécurité, mais seulement cette nuit. S’ils restent plus longtemps, la police risque de les déloger.
Les bentos sont emballés dans une couverture de survie pour rester au chaud, les 20 litres de thé, des tentes et des couvertures sont chargés dans le vieux van qui quitte l’entrepôt pour atteindre la gare. Une famille afghane, avec deux adolescents et deux enfants, les y attend pour aller à l’hôtel. Dans le petit hall, la déco évoque l’Angleterre, comme cette cabine téléphonique londonienne pailletée accrochée au mur. Melvin paie 130 euros pour la nuit, que lui remboursera RWC. Émeline explique au père, anglophone, comment se rendre le lendemain au CAES, le centre d’accueil et d’examen des situations, où ils pourront être hébergés le temps que leur situation administrative soit étudiée.
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Avant de remonter dans le van, Melvin et Émeline appellent le 115 pour deux hommes seuls, primo-arrivants. Il y a des places pour eux, inespérées. Le dispositif permettant d’accéder à un hébergement d’urgence est souvent saturé. D’après les chiffres recueillis par Utopia 56, entre janvier et octobre 2023, près d’un appel sur deux au Samu social a donné lieu à un refus, concernant 1 084 personnes au total, dont 84 familles, 20 femmes et 665 hommes seuls. Le rendez-vous est donné trois quarts d’heure plus tard.
Ici, c’est 85 % répression, 15 % aide humanitaire.
Axel
Entre-temps, il faut aller chercher les deux hommes, trop loin du lieu de rendez-vous pour s’y rendre par eux-mêmes. L’un d’eux est près du car-ferry. Sur la rocade, le long de l’entrée du port, de hauts lampadaires éclairent les clôtures surmontées de barbelés. « Ici, c’est 85 % répression, 15 % aide humanitaire », avait dit la veille Axel G. Il se référait à un rapport parlementaire estimant qu’en 2020 la France avait dépensé 120 millions d’euros « liés à la présence de personnes migrantes à Calais et sur le littoral ». Soit « quatre fois le coût annuel des 3 136 places ouvertes sur toute la France dans les CAES ».
« L’hiver n’a même pas commencé »
L’équipe se rend devant l’église où arrive bientôt le Samu social. La famille du Koweït, elle, sera en centre-ville dans une vingtaine de minutes, le temps pour Melvin et Émeline de boire un thé chaud. Melvin, bénévole à Utopia 56 depuis plusieurs années, a connu l’époque des Palominos, un camping où vivaient les membres des associations. Depuis, Utopia 56 loue deux maisons pour les bénévoles. Mais faute de moyens, l’association devra peut-être renoncer à l’une d’elles, ce qui limiterait ses activités. Émeline, salariée, s’occupe du mécénat au niveau national, mais vient régulièrement sur le terrain. « Ça permet de se rappeler pourquoi on récolte des fonds ».
Est-ce que la police va venir ?
Dans Calais, ce mardi soir, il n’y a pas grand monde dans les rues. Place d’Armes, Yvonne et Charles de Gaulle, sculptés en bronze, se tiennent la main au pied de la tour de guet. La famille koweïtienne est à côté, avec quelques sacs. Ils sont sept, dont un petit garçon qui a récemment perdu des dents de lait. Il fait moins de 10 degrés. La famille monte dans le van avec ses affaires pour s’installer un peu plus loin, sous une sorte de hangar. « Est-ce que la police va venir ? » demande l’un d’eux. « On ne peut pas être sûrs », répond Melvin.
Alors que l’équipe s’apprête à remonter dans le van, le petit garçon accourt vers eux. Il demande une couverture supplémentaire. Melvin et Émeline se regardent. Quelques secondes passent. « Désolé », dit Melvin. Lucide sur les semaines à venir, alors que le département est touché par des crues et que ce n’est que début novembre, il explique : « On ne peut pas donner toutes les couvertures maintenant. » Le vent est froid et il pleut, mais ce sera pire dans les semaines à venir. « L’hiver n’a même pas commencé », ajoute-t-il. Melvin et Émeline repartent à la Warehouse chercher des vêtements propres qu’ils déposent pour un homme ayant la gale à la Margelle. Pas de nouveaux messages sur le téléphone, mais la nuit n’est pas terminée.
« Un sommet dans l’ignominie des conditions de survie »
Le van fait le tour de Calais pour un « security check » pendant lequel ils mangent un kebab refroidi, acheté dans le dernier endroit encore ouvert. Les tentes des Koweïtiens sont toujours là. Le van longe la plage et ses petites cabines inhabitées. Plus loin, un hôtel, où est logée une partie des CRS. Lorsqu’elle croise des voitures de CRS, l’équipe note les plaques, les heures et l’emplacement pour pouvoir recouper avec les témoignages des personnes exilées en cas de violences. Le van passe aussi devant une station-service aux allures de base militaire, entourée de murs en béton de trois mètres de haut d’où seul dépasse le sigle de Total.
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Sur un parking, l’équipe aperçoit des silhouettes sur l’un des poids lourds dont ils notent l’immatriculation, « si jamais on reçoit un appel parce que les gens sont en danger à l’intérieur », explique Melvin. À bientôt trois heures du matin, l’équipe de mise à l’abri va au Perchoir, l’une des maisons de bénévoles. « La MAB va se percher », disent-ils. Dans la chambre d’astreinte, le téléphone reste allumé, s’il y a des urgences.
Cette nuit, ils ont vu 17 personnes, dont deux familles, cinq enfants. Le lendemain soir, le 8 novembre, une quarantaine de personnes, dont une quinzaine de familles et des femmes enceintes, sont sans hébergement. Sous une tente pour les protéger de la pluie qui ne cesse de tomber, les enfants sont assis sur de petites chaises. Ils chantent avec les bénévoles du Project play, une association dédiée aux enfants à la frontière. « The old mac donald had a farm hi a hi a ho. » Rassemblées devant la préfecture, les associations demandent en urgence à l’État un dispositif de mise à l’abri. En vain.
Dans une lettre ouverte adressée à la sous-préfète quelques jours plus tard, pour demander, entre autre l’arrêt des expulsions et l’ouverture de lieux d’hébergement, les associations décrivaient la période actuelle comme « un sommet dans l’ignominie des conditions de survie des personnes exilées ». En marge de la venue de Gérald Darmanin qui rend visite à la maire de Calais, aux policiers et aux gendarmes vendredi 15 décembre, les associations alertent, une fois de plus. Dans leur communiqué de presse, elles écrivent, « depuis Calais, nous constatons une véritable crise de l’humanité »