Pris de court par la motion de rejet adoptée à l’Assemblée, les macronistes crient au « déni de démocratie » et dénoncent les « politicailleries » des oppositions. Un argumentaire pour le moins osé, venant d’un pouvoir qui n’a cessé de passer en force et de manœuvrer en coulisses, y compris avec la droite la plus extrême.
12 décembre 2023 à 16h09
Les mêmes éléments de langage sont répétés par les macronistes depuis vingt-quatre heures. À les entendre, la motion de rejet du projet de loi sur l’immigration, adoptée lundi à l’Assemblée nationale, serait un « déni de démocratie » (Maud Bregeon, députée Renaissance), une « alliance dingue » destinée à « se payer le gouvernement […] sur le dos des Français » (Sylvain Maillard, président du groupe Renaissance à l’Assemblée), « rien de plus qu’un coup politique » (Agnès Firmin-Le Bodo, ministre déléguée aux professions de santé).
« La majorité des députés ne représente pas la majorité des Français », a même osé Gérald Darmanin sur TF1, lundi soir. En déplacement le lendemain matin à Maisons-Alfort (Val-de-Marne), le ministre de l’intérieur a de nouveau regretté que les député·es n’aient pas « voulu » remplir leur « rôle », à savoir « débattre et légiférer ». Des arguments qui font logiquement bondir celles et ceux qui subissent, depuis un an et demi, les coups de force du gouvernement au Parlement, et singulièrement au Palais-Bourbon, où Emmanuel Macron ne possède qu’une majorité relative.
Les soutiens du président de la République ont beau se rassurer en expliquant qu’il s’agit d’une « motion de rejet » et non d’une « motion de censure », moquer les « politicailleries » des uns et des autres, ou fustiger les élu·es Les Républicains (LR) sur leur « sens des responsabilités », rien n’y fait. Ce qu’il s’est passé lundi à l’Assemblée nationale, une première depuis 1998 et la loi sur le Pacs, est une leçon d’équilibre des pouvoirs que l’exécutif ferait mieux de prendre en considération, plutôt que de balayer le sujet en dénigrant les oppositions.
D’autant que parler de « déni de démocratie », moins d’un an après le fiasco de la réforme des retraites, est un angle d’attaque pour le moins hasardeux. À l’époque déjà, le ministre du travail Olivier Dussopt avait expliqué que « les Français sont plus raisonnables que certains responsables syndicaux ». Mais derrière les prises de parole visant à délégitimer ces derniers auprès de l’opinion publique, l’épisode avait surtout révélé la méthode de dialogue toute personnelle du pouvoir macroniste, alors résumée en ces termes par l’ancien secrétaire général de la CFDT Laurent Berger : « Il n’y a pas eu depuis six ans de construction d’une vraie démocratie sociale. »
Un recours frénétique au 49-3
Pour faire adopter sa réforme des retraites en dépit d’une mobilisation massive dans la rue, le gouvernement avait choisi un procédé législatif inédit, en glissant ce texte majeur dans un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (PLFRSS). « Cette innovation ne va pas dans le bon sens, analysait à l’époque le professeur de droit public Denis Baranger. Sur le plan technique, c’est un coup de force, un détournement des droits du Parlement. » Malgré cela, Élisabeth Borne avait tout de même été contrainte de dégainer un 49-3 pour s’éviter un vote des député·es.
Depuis le début de la XVIe législature, la première ministre a recouru vingt fois à cet article de la Constitution, désormais bien connu du grand public. Pour justifier cet usage frénétique, les macronistes ont souvent rappelé qu’il s’agissait d’un « outil démocratique ». « Le 49-3 n’est pas l’invention d’un dictateur, mais le choix profondément démocrate qu’a fait le général de Gaulle et qu’a approuvé le peuple français », avait indiqué la cheffe du gouvernement, quand le président de la République assurait manier la Constitution « avec exigence, respect mais détermination ».
La motion de rejet préalable est elle aussi prévue par les textes, en l’occurrence celui du règlement de l’Assemblée nationale. Mais parce qu’elle offre au Parlement un pouvoir sur l’exécutif, elle est aujourd’hui décriée par ce dernier. La façon dont le gouvernement et les membres de la majorité critiquent son adoption sur le projet de loi immigration en dit long sur leur vision des contre-pouvoirs, taxés d’« irresponsables » dès lors qu’ils s’expriment. Ce qui est vrai aujourd’hui pour les oppositions parlementaires, le fut par le passé pour les corps intermédiaires et autres structures faisant le lien avec la société civile.
Antiennes de l’extrême droite
Depuis six ans et malgré deux face-à-face consécutifs avec Marine Le Pen, Emmanuel Macron n’a eu de cesse d’imposer ses vues et son projet. Fin 2018, cet exercice solitaire du pouvoir lui était revenu en boomerang fluorescent, avec l’émergence du mouvement hors cadre des « gilets jaunes », premier révélateur de l’échec de sa méthode. « L’expérience des gilets jaunes a montré que les corps intermédiaires étaient finalement bien utiles pour servir d’amortisseurs aux passions françaises », confiait l’un de ses proches à Mediapart, au moment de la réforme des retraites.
Passions ou crispations que l’exécutif a ravivées ces derniers mois en imposant dans l’agenda public une énième loi sur l’immigration – la trentième en quatre décennies. Sous couvert de lutte contre l’extrême droite, les macronistes ont en réalité alimenté et légitimé ses obsessions, allant jusqu’à discuter le plus normalement du monde avec ses responsables. Ainsi apprend-on dans L’Express qu’un « stratège de la Macronie » a échangé, le week-end dernier, avec le patron du Rassemblement national (RN) Jordan Bardella pour « le sonder sur les intentions de son parti ».
Afin de trouver une majorité, Gérald Darmanin a multiplié pendant des mois les mains tendues au parti LR et repris certaines antiennes de l’extrême droite, allant jusqu’à saluer le texte, pourtant considérablement durci, voté par le Sénat mi-novembre. Au gouvernement, il fut l’un des premiers à établir un lien entre « insécurité » et « immigration » – autre marotte de l’extrême droite –, mais aussi à recycler son vocabulaire – après avoir parlé d’« ensauvagement », il a récemment fait sien le concept de « racisme anti-Blancs ». En matière d’« alliance » – ou de compromission –, il y aurait de quoi dire.
Dans les jours précédant le vote de la motion de rejet, le ministre de l’intérieur et son entourage ont redoublé d’efforts en coulisses pour éviter une humiliation à l’Assemblée. Selon Libération, le cabinet de Gérald Darmanin a même « appelé individuellement des députés LR, leur promettant ici ou là une brigade de gendarmerie ». De grandes manœuvres qui font relativiser le procès en « politicailleries » instruit par le principal intéressé. Et qui jettent une lumière crue sur les véritables « irresponsables » de cette affaire.