La reprise du feu à Gaza n’est pas la simple continuité de la guerre débutée en octobre : elle fait entrer celle-ci dans une autre dimension. La rupture de la trêve est un opprobre pour Israël, une faillite pour ses alliés et une défaite pour le reste du monde.
2 décembre 2023 à 09h51
Les noms et les visages des enfants otages libérés au compte-gouttes par le Hamas ont représenté, pendant une semaine, de l’émotion à l’état pur. Mais ils représentent aussi une exigence aujourd’hui bafouée.
Poursuivre après ces libérations l’écrasement de Gaza – qui plus est en étendant les opérations au sud de l’enclave et plus précisément à Khan Younès, où se cacherait le haut commandement du Hamas et où sont réfugiées des centaines de milliers de familles, comme ont déjà annoncé vouloir le faire plusieurs haut gradés de Tsahal et le gouvernement israélien – signifie déchiqueter les vies de milliers d’enfants aux visages semblables à ceux libérés ces derniers jours par le Hamas.
Comme anticipé, cette semaine aura été une tragédie, obligeant à se rapprocher d’une fin désespérante – la reprise du feu –, alors que le moment de trêve a achevé de mettre sous nos yeux l’ampleur de la catastrophe humanitaire à Gaza et l’absence de proportionnalité caractérisant la riposte israélienne aux massacres du Hamas, avec un taux dépassant les dix victimes palestiniennes pour une victime israélienne.
Ce moment de suspens a placé quiconque se sent concerné par le sort des otages israélien·nes et de la population gazaouie dans un étau proportionnel à la proximité personnelle, affective ou politique entretenue avec les uns, les autres, voire les deux.
Rêver de paix est aujourd’hui quasiment impossible, même si quelques figures israéliennes continuent de s’y employer, parfois au nom des membres de leurs familles massacrés par le Hamas dont ils veulent entretenir l’héritage pacifiste.
Côté Gaza, comment imaginer et éviter que les orphelins d’aujourd’hui ne deviennent les extrémistes de demain ? Il sera sans doute utile, le jour où ce sera possible, de s’intéresser aux trajectoires personnelles des 1 500 combattants du Hamas qui ont assassiné et ont été prêts à mourir les 7 et 8 octobre. Combien ont vu leurs proches tués par l’armée israélienne dans des affrontements précédents, à l’instar d’un Mohammed Deif, l’un des principaux stratèges du 7 octobre, dont la femme et le bébé ont été victimes d’un raid israélien en 2014 ?
Côté israélien, on peut craindre que les choses ne soient comme les décrit le journaliste Rogel Alpher dans un texte récent publié par Haaretz. Pour lui, la société israélienne était déjà emplie, depuis la deuxième intifada du début des années 2000,« d’une méfiance totale à l’égard des Palestiniens – ainsi [que d’une] soif de vengeance envers eux ». Le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre et l’enlèvement de centaines d’Israélien·nes vers la bande de Gaza n’ont fait qu’empirer les choses et ont enfoui les restes de la solution à deux États – longtemps vue comme la seule voie de la paix possible – « à une profondeur habituellement réservée aux déchets radioactifs censés ne plus jamais revoir le jour ».
Évoquer le « jour d’après » la réconciliation ou même le dialogue dans la situation actuelle relève donc d’une démarche trop irénique pour être vraiment envisageable. Mais briser la trêve fait entrer la guerre à Gaza dans une dimension plus abyssale encore.
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Les pauses, les trêves et les cessez-le-feu font partie de la nature et de l’histoire des guerres, antiques ou récentes, et l’on sait qu’elles arrêtent rarement pour de bon les combats. La première guerre dont on connaît le récit, celle de Troie, fut marquée par une trêve sollicitée par les Troyens après le décès d’Hector et accordée par les Grecs en échange d’otages. Quant aux motifs et aux durées des pauses dans les combats, ils furent toujours hétérogènes, de la « trêve de Noël » de quelques jours en 1914 sur le front de l’Ouest à celle qui s’étendit sur plus d’un an entre la Finlande et l’Union soviétique en 1940.
Ces trêves n’ont souvent préservé que quelques jours les vies des populations des pays qui s’affrontent. Mais certains cessez-le-feu, comme après la guerre de Corée ou dans le Sahara occidental, sans déboucher sur la signature de traités de paix, ont pu mettre fin à des moments de guerre.
L’arrêt des combats a changé la donne
Avant que le décompte macabre à Gaza ne monte à nouveau en flèche, l’exigence de maintenir la trêve rompue au matin du vendredi 1er décembre demeure intacte, même si ses conditions de possibilité s’éloignent toujours plus, notamment après que le Hamas a revendiqué l’attentat qui a fait trois morts à Jérusalem, jeudi 30 novembre.
Avant même cette attaque à Jérusalem et alors que certaines libérations d’otages étaient encore prévues, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, avait averti, mercredi 29 novembre, qu’il n’existait « aucune situation dans laquelle [les soldats israéliens n’iraient] pas reprendre les combats jusqu’au bout ».
Mais l’arrêt des combats a en réalité déjà changé la donne, pour au moins deux raisons. D’abord parce que le gouvernement israélien et le Hamas, qui prétendent vouloir se détruire l’un l’autre, ont négocié de facto au quotidien depuis déjà une semaine, ce qui signifie au minimum que les États-Unis ont de l’influence sur le gouvernement israélien, et le Qatar et l’Égypte sur le Hamas. Pour cette simple raison, quel que soit le degré de haine entre les deux parties, il est envisageable de mettre le cauchemar en pause, même si sera avec des dégâts d’ores et déjà incommensurables de part et d’autre.
Ensuite, parce que la transformation de ce moment en simple parenthèse relève d’une faute située quelque part entre l’illusion politique et l’hallucination sanguinaire dont les conséquences ne retomberont pas seulement sur la population gazaouie, mais aussi sur Israël.
Alors que des centaines de civils palestiniens gisent dans les décombres ou les fosses communes, alors que la ville de Gaza a déjà été largement réduite en poussière, reprendre le feu constitue un opprobre pour l’État hébreu, une faillite pour ses alliés et une défaite pour le reste du monde.
Dans la dialectique entre le droit d’Israël de se défendre et sa propension illégitime à se venger, cette trêve pèse lourdement, d’un point de vue politique comme géopolitique. La vengeance ne peut être comprise – ce qui ne veut pas dire justifiée – que comme une réaction à chaud ou élaborée comme un plat qui se mange froid.
Or la trêve a introduit un temps et une réalité qui ne relèvent ni de l’une ni de l’autre. Qu’on le veuille ou non, qu’Israël soit tombé dans le dernier piège du Hamas ou que l’État hébreu ait raison d’affirmer que c’est sa stratégie de table rase qui a acculé son ennemi à libérer les otages, l’équation politique s’est déplacée.
Que Tsahal bombarde à nouveau Gaza signifie que le tombeau qui s’ouvre à nouveau n’engloutira pas seulement les leaders du Hamas, des milliers de familles palestinienne et ce qu’il reste de légitimité internationale à Israël, mais aussi une certaine idée ou une part de ce pays.
Une certaine idée d’Israël
Cette idée a été récemment formulée dans le sermon de Yom Kippour prononcé quelques jours avant le 7 octobre par la rabbine libérale Delphine Horvilleur, dans un texte qu’elle disait alors n’avoir pas « voulu écrire » et qu’elle ne prononcerait sans doute pas aujourd’hui à l’identique, mais qu’il est néanmoins utile de citer.
Partant de la « douleur que beaucoup [de juifs français] ressentent aujourd’hui face à la crise terrible que ce pays traverse, la polarisation extrême qui a porté au pouvoir un gouvernement et des ministres d’extrême droite, un messianisme ultranationaliste », elle juge nombreux ceux qui regardent « cela avec angoisse, mais aussi avec la force de tout [leur] attachement et de [leur] amour pour ce pays et, pour beaucoup d’entre [eux], avec la conviction de [leur] sionisme qui, soudain, peine à se retrouver dans le discours de ceux qui revendiquent ce même amour d’Israël ou du sionisme pour un projet aux antipodes de [leurs] aspirations ».
Elle affirme ne pouvoir cesser de penser à la « façon dont, pour certains, il faut le reconnaître, le sionisme est devenu synonyme de pouvoir, de puissance, de propriété, et la façon dont un parti d’extrême droite, aujourd’hui aux commandes de postes clés, s’est donné un nom étrange ». « Le parti d’Itamar Ben-Gvir s’appelle Otzma Yehudit, “la puissance juive”. Mais de quelle puissance est-il question ? Où nous mènera-t-elle exactement dans l’Histoire ? » Un sermon qu’il est passionnant de lire en détail et qu’elle conclut par cette phrase qui résonne aujourd’hui de façon singulière : « Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. »
La volonté affichée par le gouvernement israélien d’annihiler Gaza est ainsi corollaire de sa disposition à détruire une certaine idée d’Israël qui serait autre chose qu’un pays ayant inscrit dans sa loi fondamentale en 2018 qu’il serait seulement et purement « l’État-nation du peuple juif », ou un pays incarnant un État colonial indéfendable, voire un laboratoire mondial des pathologies mortifères de l’État-nation, visibles sous d’autres latitudes de l’Inde à la Hongrie.
Les soutiens des Palestinien·nes jugeront sans doute que cette idée qu’Israël puisse être autre chose qu’une machine à oppresser et écraser est morte et enterrée depuis longtemps, que ce soit dès la Nakba de 1948 ou depuis que 500 000 colons sont installés en Cisjordanie
Les inconditionnels de l’autre camp jugeront sans doute que la « réprobation d’Israël », titre d’un livre d’Alain Finkielkraut, est quoi qu’il en soit inévitable, fondée sur un antisémitisme intemporel ou constitue au minimum une exigence qui ne s’applique pas à d’autres pays.
Il est exact de dire que les foules sont moins nombreuses à défiler à Londres ou à New York quand des populations arabes et/ou musulmanes se font massacrer en Syrie ou en Birmanie que lorsque ce sont les avions de Tsahal qui s’en chargent.
Mais de la même manière qu’on peut appuyer le droit à l’existence d’un État israélien dans les frontières de 1967 au nom de la légitimité d’un peuple génocidé à disposer d’un foyer national où il se sente protégé, on est en droit d’attendre plus particulièrement d’un pays dont la mémoire porte ce qu’est la destruction de tout un peuple qu’il n’en anéantisse pas un autre.
Autre exemple du même ordre : Israël n’est pas le seul pays à fournir des armes à l’Azerbaïdjan, que Bakou utilise contre les Arménien·nes, mais le poids de l’histoire n’est pas le même quand c’est Jérusalem ou Islamabad qui fournit de quoi prolonger la destruction et l’expulsion des Arménien·nes de leurs terres.
Exiger un cessez-le-feu au moment où les combats reprennent peut aisément sembler décalé et naïf, mais l’argument peut se retourner, si on envisage que cette reprise du feu n’est pas seulement la continuité d’un massacre mais une étape supplémentaire et de nature différente, dans la mesure où la trêve nous a rappelé qu’un autre destin pour Gaza et Israël était envisageable.
La faillite sécuritaire
Appeler de nouveau à un cessez-le-feu demeure donc pertinent. Hors d’Israël, en accentuant encore la pression morale et électorale sur les pays susceptibles de peser dans la balance, les États-Unis en premier lieu. En Israël, en encourageant le sursaut de celles et ceux qui tiennent encore à une idée de ce pays qui n’a cessé de s’estomper depuis des années et qui avait pourtant semblé ressurgir lors des manifestations de masse de l’hiver et du printemps dernier contre la réforme de la Cour suprême.
La demande de maintenir le cessez-le-feu de la semaine dernière obéit bien sûr d’abord à des considérations humanitaires, de respect du droit international et d’entretien d’un espoir limité de préserver l’avenir. Mais aussi à l’impasse dans laquelle se trouve le gouvernement israélien, plombé par les révélations sur ses erreurs et errements passés et par son incapacité à définir des buts de guerre humainement soutenables, et encore moins les conditions d’un après-guerre possible.
Pour ce qui concerne le passé, on mesure chaque jour davantage la responsabilité croissante de Benyamin Nétanyahou et de ses gouvernements successifs dans la catastrophe en cours.
Responsabilité politique dans le blanc-seing donné à la colonisation accélérée de la Cisjordanie et dans sa gestion accommodante du Hamas pour prévenir toute possibilité d’un État palestinien.
Et négligence sécuritaire vis-à-vis des kibboutz et moshav installés à proximité de Gaza, à la fois en raison de la priorité donnée à la protection des colons de Cisjordanie et de l’inattention vis-à-vis des alertes répétées sur ce qui se tramait début octobre à Gaza.
Macron met en garde Israël contre une « guerre sans fin »
Le président français, Emmanuel Macron, a prévenu samedi Israël que l’objectif d’une « destruction totale du Hamas » devait être « précisé », car il risquait d’engendrer « dix ans » de guerre, appelant ainsi à « redoubler d’efforts pour parvenir à un cessez-le-feu durable ». « La destruction totale du Hamas », « est-ce que quelqu’un pense que c’est possible? », a lancé le chef de l’État lors d’une conférence de presse en marge de la COP28 à Dubaï.
« Si c’est ça (l’objectif), la guerre durera dix ans », a-t-il poursuivi, demandant à ce que « cet objectif soit précisé » par « les autorités israéliennes », brandissant également le spectre d’une « guerre sans fin ».
Alors qu’Israël pilonne la bande de Gaza en représailles à l’attaque sanglante du Hamas le 7 octobre, « la bonne lutte contre le terrorisme n’est pas le bombardement systématique et permanent », a encore estimé M. Macron, exprimant son « inquiétude » après l’expiration vendredi de la trêve entre Israël et le mouvement islamiste palestinien au pouvoir à Gaza.
« La bonne réponse contre un groupe terroriste n’est pas de supprimer l’intégralité d’un territoire ou de bombarder l’intégralité des capacités civiles », a encore insisté le président français.
M. Macron a affirmé qu’il en allait de la « sécurité durable » d’Israël, qui ne pourrait pas être garantie si elle « se fait au prix des vies palestiniennes, et donc du ressentiment de toutes les opinions publiques dans la région ».
Le journal Haaretz a ainsi documenté le mépris vis-à-vis des remontées toutes récentes de soldates chargées de surveiller la barrière avec Gaza. Et le New York Times vient de révéler que les officiels israéliens disposaient depuis un an d’un document de 40 pages intitulé de manière codée « Le Mur de Jéricho » décrivant méticuleusement le plan d’attaque du 7 octobre, et qu’un analyste militaire avait prévenu, il y a moins de trois mois, que sa mise en œuvre avait débuté en visant les « kibboutz ». Une cible dont la portée pour le mouvement islamiste était multiple.
D’abord s’attaquer aux rares Israélien·nes porteurs d’un projet de paix avec les Palestinien·nes, à la manière dont Daech voulait en son temps détruire la « zone grise » des musulmans pro-Charlie pour ne laisser place qu’à un face-à-face des extrêmes.
Ensuite détruire des emblèmes historiques de la colonisation juive, sans faire aucune distinction entre les différentes colonialités dont Israël est tissé : celle qui a débuté avant 1948 et a vu des affrontements mais pas d’expulsions massives ; celle qui s’est exprimée entre 1948 et la guerre de 1967, marquée par la Nakba, c’est-à-dire des milliers de morts et plus de 700 000 personnes déplacées, notamment à Gaza ; et celle qui se développe en violation de toutes les résolutions onusiennes depuis 1967 au-delà des frontières de la ligne verte, avec une accélération vertigineuse depuis vingt ans.
Enfin, donner le sentiment à Israël, pays fondé sur le traumatisme du génocide commis par les nazis, ainsi qu’à la majorité des juifs de la planète, que la menace pesant sur eux était de nouveau existentielle, en commettant des atrocités dont l’horreur faisait partie de la stratégie du Hamas puisqu’il aurait été plus « rationnel », d’un point de vue strictement militaire, de se replier plus rapidement avec encore davantage d’otages, sans laisser sur le carreau près de 1 500 de ses troupes d’élites, sans passer autant de temps à commettre et mettre en images des atrocités qui sont davantage que des assassinats.
Les buts de guerre
Si l’on prend la mesure à la fois de ce qu’a fait le Hamas et de ce qu’est le gouvernement israélien actuel, on peut comprendre que le seul but de guerre affiché soit « d’éradiquer » le Hamas : une volonté qu’on peut décomposer en deux objectifs corrélés mais distincts, mais qui ne peuvent ni l’un ni l’autre justifier un autre massacre à Gaza.
Le premier objectif, sans doute techniquement possible, vise à décapiter le Hamas en assassinant Yahya Sinouar, Mohammed Deif et quelques autres. Mais seuls quelques commandants du Hamas ont péri pendant les premières semaines de combat, au prix de 15 000 victimes côté palestinien. Durant cette période, et même si le récit est en grande partie falsifié, la société et l’armée israélienne pouvaient encore se raconter qu’elles avaient laissé la possibilité aux civils de quitter les combats, bien que les images du Sud décrivent déjà une autre histoire qu’une destruction limitée au nord de l’enclave.
Désormais, même si les États-Unis poussent verbalement à ce que l’assaut annoncé sur le Sud ne soit pas de même nature que celui qui a réduit le Nord en poussière, on voit mal comment les chefs du Hamas pourraient être tués sans un prix humainement trop exorbitant pour ne pas mettre Israël au ban des nations.
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Le deuxième objectif est encore plus impossible, s’il s’agit vraiment « d’éradiquer » le Hamas. Certes, le mouvement islamiste était déjà rejeté avant le 7 octobre par beaucoup de Gazaoui·es pour son autoritarisme et sa gestion par la peur, et l’ampleur des destructions causées par les représailles israéliennes ne lui apportera cette fois peut-être pas le réflexe de soutien à la « résistance » dont il a bénéficié lors des dernières guerres de Gaza, comme le rappelait récemment dans nos colonnes la chercheuse Sarah Daoud.
Mais pour le dire comme le chef de la diplomatie européenne, Josep Borell : « Le Hamas est davantage qu’une simple organisation… C’est une idée, une idéologie. Et vous ne pouvez pas tuer une idée, à moins de prouver que vous en avez une meilleure. » Permettre l’émergence de meilleures idées repose aujourd’hui sur un préalable évident : reprendre la trêve pour se donner le temps et la capacité d’en formuler.