Dans les villages libanais frontaliers de l’État hébreu, les habitants déplacés profitent de la trêve officieuse entre le Hezbollah et Israël pour évaluer les dégâts des combats. L’utilisation de phosphore blanc à Dhayra est dénoncée pour les dommages sur l’environnement et la santé humaine.
30 novembre 2023 à 07h43
Dhayra (Liban).– À Dhayra, les résidents l’ont appelée la « soirée noire », cette nuit du 16 au 17 octobre qui a mené à l’évacuation complète de ce village libanais, localisé à une centaine de mètres de la frontière sud du pays, à la suite de bombardements intensifs au phosphore blanc par l’armée israélienne.
« Le village a disparu dans un nuage de fumée blanche à cause du phosphore. Même après l’arrêt des bombes, la fumée est restée dans l’air encore quelques heures. Si tu mettais ton doigt devant toi, tu ne voyais rien », explique Bassam Sweid, en rapprochant son index de ses yeux en guise de démonstration.
Les habitants rencontrés à Dhayra, dont la plupart sont retournés dans leur village pendant la trêve officieuse entre le Hezbollah libanais, un parti politique et une puissante milice soutenue par l’Iran, et Israël, racontent avoir attendu plusieurs heures avant que l’épaisse fumée ne commence de se dissiper pour s’échapper du village.
Bassam Sweid a dû être hospitalisé pendant plusieurs jours et mis sous oxygène, tout comme une dizaine d’autres résidents souffrant de suffocation. Le phosphore blanc est une substance chimique hautement inflammable et toxique pour l’homme, qui peut provoquer des lésions respiratoires, des défaillances ou de graves brûlures en cas de contact avec la peau. « J’inspirais, mais c’était comme s’il n’y avait pas d’oxygène dans l’air. Ça a duré au moins 10 jours », raconte-t-il.
Amnesty International a réclamé l’ouverture d’une enquête « pour crime de guerre » concernant l’attaque contre Dhayra par Israël, que l’association qualifie d’attaque « illégale », menée « sans discernement » à l’égard de civils.
Les combats à la frontière entre Israël et le Liban, opposant Israël à des groupes armés emmenés par le Hezbollah, ont débuté en soutien au Hamas au lendemain de son attaque sans précédent contre Israël le 7 octobre, dans le but de détourner les capacités militaires israéliennes de la bande de Gaza. Au moins 109 personnes, dont 15 civils et trois journalistes, ont été tuées du côté libanais. Du côté israélien, au moins neuf personnes ont été tuées, dont six soldats.
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Le front libanais ne s’est pas officiellement inclus dans l’accord entre le Hamas et Israël, mais une pause temporaire est également observée depuis le vendredi 24 novembre, malgré quelques incidents, incluant des tirs israéliens sur une patrouille de l’Unil (Force intérimaire des Nations unies au Liban) et des bombardements sporadiques dans le sud du Liban.
Dans les villages frontaliers libanais, les habitants déplacés – ils sont plus de 50 000 – profitent de cette fragile accalmie pour évaluer les dégâts, documenter les destructions et récupérer quelques affaires, sous la menace constante des drones MK israéliens, qui n’ont pas cessé leur lourd vrombissement malgré la trêve.
Un village méconnaissable
À Dhayra, c’est un village méconnaissable que les habitants ont découvert, avec ses champs jonchés d’obus, ses maisons en ruine aux murs défoncés par les projectiles ou noircis par les flammes.
Dhayra a été coupé en deux en 1948, au moment de la création de l’État d’Israël : certains habitants de Dhayra ont encore de la famille dans le village situé dans la partie israélienne, appelé Arab Al-Aramshe, et qui ont obtenu la nationalité israélienne. Dhayra est un village sunnite, et ses habitants ne sont pas des soutiens du Hezbollah, la milice chiite qui contrôle l’ensemble de la région sud, y compris le village.
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Israël n’a pas démenti avoir utilisé du phosphore blanc au Liban, mais soutient que les accusations d’usage indiscriminé sont « sans fondement ». Pourtant, à Dhayra, les résidus de phosphore blanc, une sorte de pâte noire qui se rallume lorsqu’elle est exposée à l’oxygène, parsèment les parvis des maisons et les champs.
L’usage de munitions au phosphore blanc est strictement régulé par le Protocole III de la Convention sur certaines armes classiques (CCAC), dont le Liban est signataire – mais pas Israël. Il est autorisé dans le contexte militaire pour dissimuler des mouvements de troupes, par exemple, mais est interdit comme arme incendiaire contre les civils ou les biens de caractère civil.
Devant une bâtisse en ruine, qui était autrefois la maison du maire, Joseph Fanach, un habitant de Dhayra, remue avec un bâton le résidu goudronneux qui commence alors à fumer, dégageant une forte odeur de gaz lacrymogène. « Ça brûle encore, plus d’un mois après », s’exclame-t-il. La maison a été touchée la première fois au début du conflit, et la deuxième fois lors de la « soirée noire » par un tir d’obus qui a fini par enflammer partiellement la maison.
« Les Israéliens ont bombardé du phosphore blanc sur ma maison comme sur mon village : c’était totalement aléatoire », raconte Abdallah Gharib, le maire de Dhayra. L’homme s’est abrité dans celle de son frère pendant la nuit pour fuir la fumée toxique, avant de s’enfuir au petit matin. Dans son salon, il ne reste presque rien, que des sacs de lentilles, pois chiches et autres céréales carbonisées – Abdallah Gharib est un agriculteur, comme la majorité du village qui repose essentiellement sur l’agriculture.
Des champs empoisonnés
Oday Abou Sari, un agriculteur de Dhayra, est inquiet de l’impact du phosphore blanc sur la récolte. « Je ne peux pas vendre du poison, ça va partir à la poubelle », se lamente-t-il, épluchant une laitue visiblement fatiguée. Son champ de 5 500 m² est envahi de restes de missile, ici un morceau métallique sur lequel on peut clairement lire « WP », les initiales du phosphore blanc en anglais ; là, des bouts de l’extrémité du missile ressemblant à un cendrier. « Si ma terre est malade, qu’est-ce que je vais faire ? C’est mon seul moyen de subsistance. Ce morceau de terre était un projet de vie, que j’ai entretenu pour pouvoir en vivre, assurer mon avenir et le léguer à mon fils. »
Oday Abou Sari est resté à Dhayra malgré le conflit pour s’occuper de sa terre. Son père a décidé de quitter le village et dort dans une université à Tyr, une ville épargnée des combats, qui a été transformée en camp pour déplacés. « Les associations lui donnent ce dont il a besoin pour survivre ; mais la vie, ce n’est pas que manger et boire, nous avons besoin d’un plan pour notre futur. »
L’agriculteur explique avoir envoyé un morceau de sa terre à une université pour réaliser des tests de contamination. Cependant, la nature exacte de l’impact à long terme des munitions au phosphore blanc sur l’environnement et la santé est sous-documentée, explique Abbas Baalbaki, un chercheur en environnement à l’Université américaine de Beyrouth, en raison de sa toxicité et de son interdiction.
« Cela pourrait aussi être lié au fait que la plupart des pays touchés sont des pays en voie de développement dévastés par la guerre, sans infrastructure étatique. Nombreux sont les chercheurs locaux qui évitent ces sujets sensibles, par crainte que cela n’affecte l’obtention de visas ou de financements étrangers. »
Selon l’une des seules études existantes, une étude américaine des années 1980, le phosphore pourrait persister indéfiniment dans le sol saturé, comme les marécages et les zones humides, explique Abbas Baalbaki.
À cela s’ajoute un risque environnemental plus direct : celui des incendies causés par le phosphore blanc. Selon le ministère de l’environnement libanais, environ 462 hectares de terre ont été brûlés en raison de bombardements israéliens, avec plus de 328 incendies recensés dans 52 villages.
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À Dhayra, les habitants disent que l’humidité de la rosée le jour de l’attaque a empêché la propagation d’incendies. « Mais le phosphore blanc peut se rallumer s’il est réexposé à l’oxygène. Il a été rapporté qu’il peut rester actif pendant quelques jours. Mais des témoignages du terrain montrent le contraire », explique Abbas Baalbaki.
Mercredi matin, Oday Abou Sari a envoyé à Mediapart une vidéo d’un résidu de phosphore blanc datant du 16 octobre fumant dans son champ d’avocats. « Hier, il était éteint et aujourd’hui il se rallume, sans que je ne le bouge et malgré la pluie des dernières semaines », affirme l’agriculteur.
Abbas Baalbaki appelle les autorités à mettre en place un plan pour contenir les risques environnementaux. Mais l’État libanais, qui traverse une des pires crises économiques de l’histoire moderne, est aux abonnés absents. Les habitants disent n’avoir reçu aucune aide. « Personne n’a frappé à notre porte, il n’y a pas eu de communiqué après tout ce qui s’est passé », soupire Oday Abou Sari.