« Ratonnade » : ce mot terrible revient depuis peu dans le débat public pour qualifier l’expédition de groupuscules néo-nazis dans un quartier populaire de Romans-sur-Isère le 25 novembre 2023. L’historien Alain Ruscio rappelle ici qu’il s’agit d’un mot du racisme colonial, forgé au XXème siècle en Algérie à partir de « raton », une injure animalisant les colonisés.
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Histoire coloniale et postcoloniale
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« Ratonnade », un mot du racisme colonial
Un mot terrible revient depuis peu dans le débat public français, celui de « ratonnade ». C’est tout particulièrement le cas depuis que, le 25 novembre 2023, des groupuscules néo-nazis ont tenté, après un sordide fait divers, une prétendue expédition punitive dans un quartier populaire de Romans-sur-Isère. Comme le rappelle ici l’historien Alain Ruscio, « ratonnade » est un mot du racisme colonial. Il a été forgé pour désigner une chasse à l’homme colonisé, un lynchage ou un pogrom anti-arabe comme il s’en produisit tant dans l’Algérie coloniale, d’abord par les Européens d’Algérie qui les perpétraient[1]. Il provient de « raton », une injure raciste, déshumanisante, en vogue au XXème siècle en Algérie puis en France. Ainsi, comme ce fut par exemple déjà le cas, Alain Ruscio le rappelle, à propos du massacre de manifestants algériens le 17 octobre 1961, on dénonce une agression raciste en utilisant un terme qui fut lui-même conçu comme un véhicule du racisme.
[1] L’historienne Sylvie Thénault a fait récemment l’histoire des violences meurtrières racistes qui suivirent les obsèques d’Amédée Froger, un notable ultra, à Alger en décembre 1956 (Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial, Seuil, 2022).
Ratons et Ratonnades
Extrait de : Alain Ruscio, Des racines coloniales du racisme « à la française », Petit Dictionnaire des insultes racistes, Paris, Les Indes savantes, 2020.
L’animalisation des indigènes est une permanence du discours colonial. Comme, par ailleurs, les habitants du Maghreb ont toujours été l’objet d’un racisme spécifique (et souvent haineux), le rapprochement avec les rats n’est pas surprenant… mais reste nauséabond.
Certaines études proposent comme premiers usages du mot le langage des bagnards de Guyane « où l’Arabe se faisait détester »[2], sans toutefois étayer cette affirmation sur un texte d’époque. D’autres avouent qu’« on ne peut évoquer des traits précis (cheveux crépus, teint basané, etc.) qui restent sans rapport avec le raton, animal », tout en rappelant « le transfert de sens, plutôt lié à une perception ambivalente du “petit rat“ : amusant, ou sournois, dangereux »[3]. Ce second rapprochement paraît plus judicieux.
Un terme d’argot, fréquemment utilisé au XIX è siècle, associe les jeunes voleurs des bas-fonds aux ratons, fluets comme des petits rats, pouvant ainsi facilement pénétrer dans des lieux à visiter, puis ouvrir la porte à des complices[4]. Y aurait-il eu transfert, compte tenu de la réputation de voleurs des indigènes en Algérie ? Peut-être, mais dans ce cas, pourquoi y aurait-il eu résurgence du mot seulement vers 1925 ?
Une variante de l’animalisation
« La raton est assez commun en Algérie », prévient un ouvrage vinicole de l’époque ; il peut manger jusqu’à 4 kilos de raisin par jour[5]. À ce titre, il fait partie des animaux les plus nuisibles, que les colons avaient le droit de détruire « par tous les moyens, sauf l’incendie »[6]. Un article de L’Écho d’Alger accorde au raton le premier rang en ce qui concerne les capacités destructives : « Le raton opère la nuit principalement. Il a l’œil du fauve. Au flair très sensible il s’attaque à tout. Il est insatiable (…). C’est le roi des cambrioleurs » (23 août 1931). Ne peut-on penser que le milieu colon a fait un rapprochement entre ces animaux et les indigènes, à la solide réputation de chapardeurs ? Hypothèse qui paraît confirmée par un universitaire qui faisait autorité : « Jadis les colons, comme chacun sait, appelaient les indigènes des “Bicots“. Ils ont renoncé à cette appellation jugée injurieuse. Depuis quelques années ils disent les “Ratons“, puisqu’il faut bien un nom pour désigner une réalité. On ne sait pas bien ce que cela signifie. “Raton“ est le nom algérien de la mangouste, dangereuse pour les poulaillers ». Il est cependant prudent et affirme qu’il n’est « pas sûr du tout que cette explication soit la bonne » (Émile-Félix Gautier, Revue de Paris, 1 er septembre 1934).
Nous avons trouvé une première trace écrite de cette insulte dans une étude de 1925, qui cite ratons parmi les « surnoms donnés par la voix populaire aux Musulmans » (Dr Victor Trenga)[7]. Comme cette « voix populaire » ne pouvait pas être celle des insultés, on peut en conclure que le mot était sans doute répandu dans le langage parlé des insulteurs… Nous avons déjà cité un texte de Ferhat Abbas de 1926 : « Nous sommes les “bicots“, les “ratons“, et que sais-je encore ? »[8].
Les victimes n’appréciaient guère, on s’en doute, ces sarcasmes, comme en témoigne Ferhat Abbas : « Un raton, c’est un animal sournois qui “visite“ le poulailler lorsque le gardien fidèle est absent ou attaché. Mais qui joue ce rôle en Algérie ? Est-ce nous, la noble victime, terrassée dans un combat légitime soutenu avec des forces inégales, ou ceux qui, au bruit de notre défaite lorsque la colonisation nous eût lié les mains, se sont rués sur notre cadavre ? » (L’intellectuel musulman en Algérie, 1926)[9]. Preuve que dans le petit peuple des villes, l’expression (et sa dimension raciste) étaient connues, cette anecdote, sous la plume d’un distingué professeur honoraire de l’Université d’Alger, signe que cette scène dit bien des choses sur les relations entre communautés : « Dans un tramway d’Alger une dame, bavardant à haute et intelligible voix, dit à une amie : “Oh ! et puis vous savez, ma chère, je me fiche du qu’en dira-t-on“. Un indigène, voisin de tramway, se retourne et dit à son tour : “Madame, moi il est poli ; mais li camp di Raton (le camp des Ratons), y vous emm…“. » (Émile-Félix Gautier, Revue de Paris, 1 er septembre 1934).
L’expression injurieuse est utilisée en métropole bien avant la guerre d’Algérie. Paul Ricœur s’insurge à ce propos : « Je crois encore que les Arabes sont des hommes, je crois encore qu’ils sont nos frères et, imbécile que je suis, au lieu de ne voir en eux que des “ratons“, j’ai encore du mal à les tutoyer… » (Réforme, 20 septembre 1947).
Les auteurs de polars n’avaient pas ces scrupules : « Avant d’éteindre la lumière et de boucler la lourde, il a dit au raton : “Ménage tes forces, et prie Allah pour qu’on arrive à temps, qu’on ait pas trop à courir après tes potes !“ » (Albert Simonin, Touchez pas au grisbi ! , 1953)[10]… « Et pendant qu’ tu y es, oublie pas non plus de dire à tes amis les ratons que je les emmerde » (Auguste Le Breton, Du rififi chez les hommes, 1953).[11]
On peut imaginer que l’utilisation du mot raciste (parmi bien d’autres) a franchi un pas durant la guerre d’Algérie. Henri Alleg l’entend, au moment où va commencer son supplice : « Tiens, c’est un Français. Il a choisi les ‘“ratons’“ contre nous ? Tu vas le soigner, hein, Lorca ! » (La Question, 1958)[12]. Maurice Maschino constate, désolé, que les soldats du contingent sont parfois contaminés par le racisme : « Jette les gars dans une guerre coloniale : c’est à qui en remettra, ils se défoulent à plein : “Les ratons, c’est pas des hommes“ » (Le Refus, 1960)[13].
Cette négation de l’humanité de l’Autre n’était pas l’apanage des hommes sur le terrain. Moins exposé, mais tout autant, sinon plus, haineux, Jean Grandmougin, directeur de la rédaction de Radio Luxembourg, alors la radio la plus écoutée, écrivit par ailleurs un livre-pamphlet : « Allez chercher des ratons dans un djebel. Les ratons se faufilent, se défilent (…). Le bougnoule a des petits yeux de raton. De sales petits yeux, il faut voir comme (…). On a une règle : si on n’a pas la peau des ratons, ce sont les ratons qui auront la nôtre. Le raton, on le connaît. Il ne vaut pas cher. La peau de raton, il ne faut pas en faire une maladie » (1959)[14].
Les ratonnades
De ce mépris abyssal au passage à l’acte, à l’assassinat, il n’y avait qu’un pas. Cette guerre a enrichi (mot affreux, ici) le vocabulaire d’un mot nouveau : ratonnade, dans le sens de chasse à l’homme, voire de lynchage.
La première pratique massive fut faite à l’occasion de la répression qui marqua d’une empreinte indélébile le Constantinois, au printemps 1945. À la répression classique menée par les militaires et les gendarmes qui s’abattit sur la population algérienne s’ajouta une pratique de véritable chasse à l’homme, avec exécutions sommaires, menée par des civils.
Durant la guerre d’Algérie, la première ratonnade d’importance eut lieu au moment des obsèques d’Amédée Froger, président de la Fédération des maires d’Algérie, personnalité très populaire chez les Pieds-noirs. Les estimations de morts algériens, lynchés par la foule, varient entre 8 et plusieurs dizaines (29 décembre 1956). Le mot lui-même apparaît en 1958 (« … une “ratonnade“ du genre de celle qui suivit les obsèques de M. Froger » (Paul Gérin, L’Algérie du 13 mai, 1958)[15]. Évidemment, l’accélération des événements, et la perspective d’une paix à venir accentuèrent le phénomène. Entre décembre 1960 (premières manifestations de masse dans les parties musulmanes des grandes villes) et l’été 1962, il y eut des scènes horribles. Tous les témoignages confirment que, longtemps seuls, ce furent de très jeunes gens de la communauté européenne qui procédèrent à ces chasses à l’homme[16], avant que les jeunes musulmans, vers la fin, ripostent. En métropole, les opposants les plus déterminés à la guerre s’indignent : « Au cours de ces derniers mois, la presse, même la plus prudente, a déversé sur nous l’horreur : assassinats, lynchages, ratonnades, chasses à l’homme dans les rues… » (Simone de Beauvoir, Djamila Boupacha, 1962)[17]…
Comme toujours, hélas, les pires pratiques de la situation coloniale furent reproduites dans la métropole. L’intense répression du 17 octobre 1961 et des jours qui ont suivi fut bel et bien une « ratonnade » effectuée par la police parisienne, aux ordres de Maurice Papon. Le mot apparut immédiatement dans le discours politique (« Les ratonnades, la chasse au faciès, ne seront jamais admises par l’opinion républicaine » (Maurice Giraud, Conseil municipal, Paris, 28 octobre 1961)[18], dans la presse (« ratonnade monstre, à l’échelle du grand Paris », Roland Vuillaume, France Nouvelle, 25 octobre) et dans l’édition (Ratonnades à Paris, Paulette Péju, 1961)[19].
[2] Gaston Esnaullt, Dictionnaire historique des argots français, Paris, Larousse, 1965.
[3] Jacques Cellard & Alain Rey, Dictionnaire du français non conventionnel, 2 è édition, Paris, Hachette, 1991.
[4] G. Macé, La police parisienne. Mes lundis en prison, Paris, G. Charpentier & Cie, 1886 ; Charles Virmaitre, Paris-Escarpe. Réponse à M. Macé, Paris, Nouvelle Libr. Parisienne Albert Savine, Éd., 1887.
[5] S. Leroux, Traité de la Vigne et le Vin en Algérie et en Tunisie, Vol. I, Blida, Libr. & impr. Administrative A. Mauguin, 1894 (Gallica).
[6] Arrêté du Préfet d’Alger, 31 janvier 1869, in Henry Hugues & Paul Lapra, Le Code algérien, Recueil annoté des Lois, décrets, décisions, arrêtés & circulaires, Blida, H. Mauguin, Libr.-Éditeur, Paris, Challamel aîné, 1878 (Gallica).
[7] « Contribution à une étude de l’origine des sobriquets ethniques. Quelques surnoms populaires et pittoresques donnés aux peuples et aux races dans le nord de l’Afrique », Alger-Étudiants, 27 juin 1925.
[8] Op. cit.
[9] L’Ettakatadoum, Alger, repris in De la colonie vers la province. Le Jeune Algérien, Paris, Aux Éditions de la Jeune Parque / Alger, Éd. le Trait d’union, 1930.
[10] Paris, Gallimard, Coll. Série Noire.
[11] Paris, Gallimard, Coll. Série Noire.
[12] Paris, Éd. de Minuit.
[13] Paris, Maspero, Coll. Cahiers libres.
[14] Diagnostic de la France, Paris, La Table Ronde.
[15] Paris, Gallimard.
[16] Fouad Soufi, « Oran, 28 février 1962, 5 juillet 1962, . Deux événements pour l’histoire, deux événements pour la mémoire », in Charles-Robert Ageron (Mélanges en l’honneur de), La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Colloque organisé par la Soc. Fr. d’Histoire d’Outre-Mer les 23, 24 et 25 novembre 2000, Paris, Ed. de la SFHOM, 2000.
[17] In Simone de Beauvoir & Gisèle Halimi, Paris, Gallimard.
[18] Cité par Bernard Violet, Le dossier Papon, Paris, Flammarion, 1997
[19] Paris, Maspero.