Alors que le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, affirme se tenir aux côtés d’Israël, certains de ses concitoyens proclament leur soutien à Gaza et tentent des analogies entre leur pays et la Palestine. Entretien avec la chercheuse franco-ukrainienne Daria Saburova.
14 novembre 2023 à 14h26
Daria Saburova est une chercheuse en philosophie franco-ukrainienne, membre du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine et du groupe de solidarité Ukraine-Palestine. Elle est une des personnes à l’initiative d’une tribune ukrainienne de solidarité avec le peuple palestinien signée par plus de 300 chercheurs et chercheuses, activistes et artistes, publiée initialement dans la revue ukrainienne Commons et traduite dans Le Club de Mediapart. Entretien.
Mediapart : Gaza aujourd’hui, est-ce vraiment Marioupol hier ?
Daria Saburova : Dans un texte que j’ai écrit, j’ai fait cette comparaison à partir d’une impression immédiate liée aux images de l’ampleur du drame humain et au fait que Marioupol, comme Gaza, sont des villes assiégées par une armée puissante, qui les bombarde en permanence. À Marioupol, on estime que 90 % des immeubles ont été détruits pendant les trois mois de siège et de bombardements.
Même si on ne dispose pas de chiffres officiels, parce que Marioupol se situe désormais dans les territoires occupés par la Russie, on estime la fourchette des personnes tuées entre 25 000 et 50 000, pour une ville peuplée de 450 000 habitants avant la guerre et de 300 000 au moment où le siège a débuté.
Mais si j’ai effectué cette comparaison, ce n’est pas seulement en raison des destructions humaines et matérielles visibles dans ces deux endroits, mais aussi à cause de la manière dont la guerre y est menée.
De la même façon que l’armée israélienne a annoncé l’ouverture de couloirs humanitaires et bombardé des zones prétendues « sûres », l’armée russe ne respectait pas non plus les couloirs humanitaires qui avaient été négociés, ni à Marioupol ni dans la région de Kyiv ou à d’autres endroits.
Et à Marioupol comme à Gaza, la guerre menée ne respecte aucune des lois censées la régir. À Gaza, les enfants meurent par milliers dans des bombardements sur des hôpitaux, des écoles… À Marioupol, on se souvient des bombardements sur une maternité, mais aussi sur le théâtre où étaient réfugiés de nombreux enfants, une présence indiquée par des signes visibles.
Dans l’ensemble, depuis le début de l’invasion, selon les chiffres fournis par le ministère de la santé ukrainien en mai 2023, 1 400 hôpitaux ont été endommagés, 540 partiellement détruits et 177 complètement détruits.
La comparaison est donc valable non seulement parce qu’il s’agit dans les deux cas d’une attaque impérialiste et colonialiste, mais aussi à cause de la manière dont cette attaque est menée.
Existe-t-il aussi un parallèle à dresser entre les massacres du 7 octobre et ceux commis par exemple à Boutcha ?
C’est une comparaison qui a beaucoup circulé dans les médias ukrainiens et qui a été évoquée par plusieurs personnalités politiques à la suite de l’attaque du 7 octobre. C’est cette comparaison qui, entre autres, a contribué à rallier l’opinion publique derrière un consensus pro-israélien. Bien sûr, les meurtres ciblés de civils relèvent dans tous les cas de crimes de guerre. Mais la comparaison elle-même est très superficielle.
Dans le cas de Boutcha, il s’agit d’actes génocidaires commis par l’armée d’occupation, alors que l’attaque du 7 octobre, sur laquelle nous manquons encore d’informations précises, a de toute évidence été commise par une partie de la résistance armée palestinienne contre les populations civiles d’un État d’occupation et d’apartheid.
Cette différence ne justifie en aucun cas la méthode en question, avec laquelle les auteurs et les autrices de la lettre ukrainienne de solidarité avec les Palestinien·nes sont en désaccord total, mais doit être soulignée pour une meilleure compréhension des deux situations et pour éviter des comparaisons hâtives.
Les puissances impérialistes, qu’il s’agisse des États-Unis, de la Russie ou de l’Iran, soutiennent de manière cynique les causes qui servent les intérêts de leurs classes dirigeantes.
Plus généralement, les analogies, si on se place d’un point de vue scientifique, ne sont pas très intéressantes. Les contextes et les histoires sont trop différents. L’analogie entre la situation ukrainienne et la situation palestinienne a toutefois un intérêt stratégique et politique, car il s’agit de deux agressions coloniales d’extrême violence qui se déroulent simultanément sous nous yeux, et que les intérêts géopolitiques des diverses puissances impérialistes semblent opposer. C’est de ce point de vue que nous avons intérêt à mettre en avant les éléments communs pour essayer d’impulser des solidarités par en bas.
Dresser un parallèle entre la situation ukrainienne et la situation palestinienne tient aussi à notre responsabilité de dénoncer l’hypocrisie occidentale, et l’intérêt qu’ont en particulier les États-Unis à défendre l’Ukraine, comparé au refus de soutenir la Palestine. Symétriquement, il est aussi de notre responsabilité de dénoncer l’hypocrisie de l’Iran, qui soutient la Palestine mais fournit des drones pour attaquer l’Ukraine et mène une répression féroce des mouvements de contestation sur son propre territoire, comme nous l’avons vu très récemment avec le soulèvement « Femme, vie, liberté ».
Dans tous les cas, ce qui est à l’œuvre, c’est une logique campiste, où les puissances impérialistes, qu’il s’agisse des États-Unis, de la Russie ou de l’Iran, soutiennent de manière cynique les causes qui servent les intérêts de leurs classes dirigeantes sans se soucier ni de leurs propres classes populaires ni des peuples qu’elles prétendent soutenir ici ou là.
Pourquoi écriviez-vous, le 19 octobre dernier :« En tant qu’Ukrainien·es, en tant que partisan·es de la cause ukrainienne, nous avons la responsabilité particulière de comprendre et d’élever la voix face à ce qui se passe » ?
Parce que j’ai été choquée et déçue par la manière dont le gouvernement ukrainien a réagi en soutenant le droit inconditionnel d’Israël à se défendre. Il ne faut certes pas attendre du gouvernement et de l’État ukrainiens davantage que ce qu’on peut attendre d’autres États. Les États prennent leurs décisions de façon instrumentale. Il est très clair que la position de l’Ukraine sur ce qui se passe à Gaza est déterminée par des considérations pragmatiques et géopolitiques.
Mais cela ne veut pas dire que nous, en tant que membres de la société ukrainienne, mais aussi en tant que militants et militantes anti-impérialistes, devions renoncer à pousser le gouvernement à prendre une position différente de celle qu’il adopte. C’est la raison de la tribune de soutien aux Palestinien·nes que nous avons lancée avec des centaines de militant·es, intellectuel·les, artistes et membres de la société civile ukrainienne.
L’Ukraine avait toujours voté les résolutions de l’ONU condamnant l’occupation des territoires palestiniens. La position affichée par Zelensky indique-t-elle un changement de pied ou un pragmatisme inévitable, dans la mesure où l’Ukraine peut difficilement se permettre de se désaligner des États-Unis ?
J’aimerais commencer par souligner que l’expression « conflit israélo-palestinien » a tendance à masquer la violence du rapport colonial entre Israël et les Palestiniens. J’emploierais plutôt le terme de guerre d’Israël contre la Palestine ou d’agression israélienne, comme nous avons l’habitude de parler de la guerre en Ukraine.
Il faut noter que les déclarations de Zelensky, sans être remises en cause, sont nuancées par l’administration ukrainienne elle-même. Lors du vote de l’ONU sur la proposition jordanienne [le 27 octobre, en faveur d’une « trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue » – ndlr], l’Ukraine s’est abstenue, alors que les États-Unis ont voté contre. Pour les signataires de notre lettre, cette abstention est insuffisante, mais elle montre toutefois que l’alignement n’est pas total.
Il est également intéressant de regarder les déclarations du ministère des affaires étrangères ukrainien, qui ne contredit pas Zelensky mais complète ses déclarations en rappelant à chaque fois la position historique de l’Ukraine sur le « conflit israélo-palestinien », en faveur d’un « règlement politique » et en refusant l’occupation illégale des territoires palestiniens.
Il faut rappeler que les relations entre l’Ukraine et Israël ont été très tendues ces dernières années, autour des votes de l’Ukraine opposés à l’occupation des territoires palestiniens, mais aussi de l’extrême prudence du gouvernement israélien vis-à-vis de l’agression de l’Ukraine par la Russie.
En 2014, Israël n’a pas voté une résolution de l’ONU qui dénonçait l’annexion de la Crimée par la Russie et réaffirmait l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Deux ans plus tard, l’Ukraine a adopté une résolution condamnant les colonies israéliennes à Jérusalem, ce qui avait incité le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, à annuler la visite en Israël du premier ministre ukrainien de l’époque.
À cela il faut ajouter qu’il y a une grande différence entre le gouvernement d’extrême droite aujourd’hui au pouvoir en Israël et le gouvernement ultralibéral ukrainien aujourd’hui en place.
La façon dont l’Ukraine se positionne vis-à-vis du conflit israélo-palestinien est-elle le pur miroir de la situation dans laquelle le pays se trouve ?
Il est intéressant d’observer que, vu les dangers auxquels l’Ukraine fait face depuis des années, elle a mis au centre de sa politique étrangère deux principes cardinaux : le respect de l’intégrité territoriale et la dénucléarisation. L’Ukraine a renoncé à son stock d’armement nucléaire contre la garantie de son intégrité territoriale. Même si les termes de cet échange ont été balayés par la Russie, c’est un engagement fort qui se reflète dans ses votes à l’ONU.
Le principe du respect de l’intégrité territoriale a poussé, dernièrement, l’Ukraine à soutenir l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh, alors même qu’il s’agit d’un nettoyage ethnique.
Le principe du respect de l’intégrité territoriale a poussé, dernièrement, l’Ukraine à soutenir l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh, alors même qu’il s’agit d’un nettoyage ethnique. Cela ne veut pas dire que la classe dirigeante ukrainienne ne comprend pas ce que vivent les Arménien·nes, mais politiquement, et en termes de droit international, domine le sentiment qu’il est impossible de lâcher quoi que ce soit sur le respect de l’intégrité territoriale.
J’ai l’impression que la logique de la diplomatie ukrainienne est la suivante : abandonner le principe d’intégrité territoriale reviendrait à lâcher la base objective des prétentions légitimes de l’Ukraine sur les territoires occupés, laissant libre cours aux justifications de l’invasion avancées par la propagande russe sur un prétendu nettoyage ethnique des populations russophones du Donbass par le gouvernement ukrainien depuis la révolution de Maïdan.
La Commission européenne vient de recommander l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Ukraine. Or, l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE contenait déjà une clause de « convergence sur les questions de politique étrangère et de sécurité ». Cela pèse-t-il sur la diplomatie ukrainienne vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, même si les Européens ne parlent pas d’une même voix sur le sujet ?
Je ne suis pas spécialiste de ces questions, mais dans la mesure où la position européenne n’est pas homogène, je ne pense pas que l’alignement de l’Ukraine sur la diplomatie européenne doive être total. Il existe des marges de manœuvre. On a pu lire récemment dans un grand journal ukrainien, Ukraïnska Pravda,des critiques de l’alignement de Zelensky sur la position israélienne et la diplomatie européenne, et sur le risque de gâcher les efforts diplomatiques accomplis depuis deux ans par l’Ukraine, notamment dans les pays arabes.
D’ailleurs, le dernier vote de l’Ukraine à l’ONU, le 9 novembre 2023, confirmait sa condamnation historique des colonies israéliennes illégales dans les territoires palestiniens occupés. Même si la portée de ce vote ne doit pas être exagérée, il prouve que l’Ukraine dispose d’une certaine marge de manœuvre dans sa politique étrangère.
Votre lettre ouverte appelant à soutenir les Palestinien·nes est-elle représentative de la société ukrainienne ?
Le consensus majoritaire en Ukraine est pro-israélien et la position propalestinienne demeure minoritaire. Mais c’est en grande partie parce que la situation est présentée de façon simpliste. À la façon dont une partie de l’extrême gauche ou de la gauche en France se refuse à soutenir l’Ukraine au motif qu’il s’agirait d’une « guerre par procuration » entre les États-Unis et la Russie, on lit dans la presse ukrainienne l’idée que l’attaque du Hamas le 7 octobre ne serait qu’une guerre par procuration de l’Iran allié à la Russie contre l’Occident.
J’aimerais éviter, dans le contexte que nous vivons, de créer une concurrence entre l’attention à la Palestine et l’attention à l’Ukraine.
En Ukraine, on parle très peu de la société palestinienne, de sa lutte contre l’occupation depuis soixante-quinze ans, et on souligne surtout que des représentants du Hamas ont fait le déplacement à Moscou.
Là encore, la façon campiste de regarder la situation efface l’agentivité des Palestiniens et la violence extrême qui s’abat aussi bien sur Gaza que sur les Palestinien·nes des territoires occupés.
Craignez-vous les effets de la guerre au Proche-Orient sur l’Ukraine, notamment que l’aide militaire et monétaire occidentale se tarisse ?
Je crains que l’Ukraine ne soit abandonnée par les gouvernements occidentaux qui semblent de plus en plus réticents à fournir une aide militaire à l’Ukraine dans des quantités suffisantes pour lui permettre de faire réellement face à l’armée russe, ne serait-ce que pour stopper la poursuite de l’occupation, et que la résistance ukrainienne soit oubliée par les mouvements de l’émancipation dans le monde entier. D’un point de vue internationaliste, il serait cohérent de demander que les armes occidentales livrées à Israël par l’Occident le soient plutôt à l’Ukraine.
Mais j’aimerais cependant éviter, dans le contexte que nous vivons, de créer une concurrence entre l’attention à la Palestine et l’attention à l’Ukraine, qui serait aussi nuisible qu’injuste pour les Palestinien·nes comme pour les Ukrainien·nes. Les Palestinien·nes subissent aujourd’hui une violence extrême qui doit être documentée et rendue si visible qu’il ne soit pas possible de s’en détourner et de rester passif.
La situation n’est pas symétrique en Ukraine, notamment sur la question du cessez-le-feu. Beaucoup d’organisations que je désigne comme campistes appellent à un cessez-le-feu, mais les slogans et les contextes qui entourent cette exigence ne sont pas les mêmes, selon qu’il s’agit de la cause palestinienne ou de la cause ukrainienne.
Les manifestations “pour la paix en Ukraine” demandent l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine, ce qui est l’inverse de la demande du peuple ukrainien.
Le cessez-le-feu demandé par les Palestiniens et leurs soutiens est lié à un rapport de force très inégal où les Palestiniens n’ont aucune chance de se défendre dans le cadre d’une guerre conventionnelle. La demande de cessez-le-feu vient des Palestiniens eux-mêmes et est articulée à une exigence de mettre fin à l’occupation et à la colonisation.
Enfin, elle s’adresse avant tout à Israël afin qu’il arrête de persécuter les Palestinien·nes de la Cisjordanie, de bombarder Gaza, et qu’il retire ses militaires de tous les territoires palestiniens.
Dans le cas de l’Ukraine, la revendication du cessez-le-feu, telle qu’elle est formulée par diverses organisations ancrées dans les pays occidentaux, prend un autre sens. Elle s’adresse à l’Ukraine et aux gouvernements occidentaux, car elle n’a aucun moyen d’agir sur la Russie ou les gouvernements des pays qui la soutiennent.
Cela revient à soutenir l’État agresseur en affaiblissant la lutte des Ukrainien·nes contre l’occupation. Les manifestations « pour la paix en Ukraine »,qui n’ont en réalité jamais convergé avec les mobilisations des Ukrainien·nes, demandent l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine, ce qui est l’inverse de la demande du peuple ukrainien.
Enfin,que veut dire la position de non-alignement de La France insoumise ou celle du défaitisme révolutionnaire de certaines organisations d’extrême gauche qui, dans les deux cas, refusent de soutenir clairement la résistance ukrainienne, contrairement aux positions que ces mêmes organisations prennent sur la Palestine ? Le véritable internationalisme ne saurait être fondé sur des logiques campistes ou sur une solidarité sélective.