Des rivières de sang sont en train d’engloutir la population de Gaza. Et une part de notre humanité avec. L’urgence est à la pitié, la pression et la politique.
Joseph Confavreux et Carine Fouteau
4 novembre 2023 à 18h36
« À« À Gaza comme en Israël, il faut se tenir du côté de l’enfant sur lequel est pointée l’arme. » Dans un texte ainsi titré, publié le 11 octobre dernier, l’essayiste Naomi Klein reprochait à une partie de la gauche d’être incapable d’exprimer une véritable pitié pour le sort des civils et des enfants massacrés par le Hamas, au motif que l’arme serait brandie par des opprimés et des colonisés.
Au moment où les mères gazaouies en sont réduites à inscrire au marqueur les noms de leurs enfants sur différentes parties de leur corps pour qu’ils puissent être identifiés s’ils sont déchiquetés par les bombes israéliennes, l’impératif est de se tenir aux côtés des familles et des enfants de Gaza.
L’enclave, où les moins de 14 ans représentent 40 % des habitants, est devenue, pour reprendre les termes de l’Unicef, « un cimetière pour des milliers enfants » – 3 760 sont morts depuis le début du conflit et plus de 7 200 blessés, selon l’organisation onusienne. Des chiffres fondés sur le ministère de la santé de Gaza, certes contrôlé par le Hamas, mais repris par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et plausibles au regard de l’ampleur des destructions comme des guerres précédentes de Gaza, où le bilan de ce ministère coïncidait avec ceux des ONG et des journalistes.
Rapportés à la population israélienne, il a été dit que les massacres du 7 octobre ayant fait plus de 1 300 victimes équivalaient, en France, à un Bataclan qui aurait coûté la vie à 9 500 personnes. Si l’on prolonge ces calculs sordides, et qu’on rapporte les 9 000 morts de Gaza à une population totale d’environ 2,3 millions d’habitant·es, c’est comme si, en quatre semaines, la France avait perdu 264 000 habitants, dont plus de 100 000 enfants.
Continuons les extrapolations macabres. Selon une source proche des milieux sécuritaires israéliens cités par Le Monde, jusqu’à 15 commandants du Hamas auraient été abattus. 15 commandants pour 9 000 morts : soit 600 morts par chef du Hamas exécuté, ce qui laisse imaginer le bilan final, si le ratio reste le même pour les dizaines, voire les centaines de cadres qu’Israël a annoncé vouloir éliminer.
Des deux côtés du mur
Les chiffres, pour questionnables qu’ils puissent être et terrifiants qu’ils soient, ne racontent de toute façon ni les récits de vies fauchées ni les souffrances des proches. Séparés par un mur matériel et émotionnel, deux mondes se font aujourd’hui face dans une incommunicabilité totale des douleurs et des mémoires.
Traumatisée par l’horreur des attaques du Hamas du 7 octobre, au cours desquelles des hommes, des femmes et des enfants ont été sauvagement tués à bout portant ou brûlés par des terroristes venus les chercher jusque dans leur maison, la société israélienne enterre ses morts et attend dans l’angoisse des nouvelles des otages – 242 personnes, dont des binationaux et des étrangers, seraient actuellement détenues dans des souterrains à Gaza, selon l’armée israélienne.
Quelques kilomètres plus loin, la tombe est en train de se refermer sur la bande de Gaza. Enfermées derrière des murs sans possibilité d’en sortir, des familles entières sont décimées ; les habitants manquent de tout, y compris du minimum vital : eau, nourriture, soins… Quand ils ne sont pas détruits, les hôpitaux peinent à secourir, les médicaments manquent, l’électricité aussi. Les chirurgiens opèrent sans anesthésie avec ce qui reste de groupes électrogènes pour faire fonctionner les équipements. Les plus fragiles ne sont plus pris en charge. Les parents ne peuvent plus nourrir ni protéger leurs enfants ; à court d’eau potable, ils boivent de l’eau salée ou saumâtre en provenance de puits agricoles.
Le pilonnage de Gaza est incessant, même dans les zones méridionales censées être épargnées, où 700 000 personnes auraient trouvé refuge selon l’UNWRA, l’agence de l’ONU dédiée aux réfugiés palestiniens.
Devenu un cimetière sans sépultures, Gaza s’effondre sous nos yeux. Les morts manquent de visages et d’histoires. Ils sont déshumanisés, transformés en chiffres puis en nombres auxquels on ajoute des zéros. Empêchées d’entrer et d’apporter leur aide, les organisations non gouvernementales sont elles aussi impuissantes, à de très rares exceptions près.
Une punition collective indiscriminée
La manière sanguinaire et aveugle à la distinction entre combattants et civils, dont la guerre est aujourd’hui menée par Israël, est effarante. Mais elle ne peut pas nous surprendre en dépit de sa violence et de son ampleur. En faisant entrer dans le « cabinet de guerre », qui dirige aujourd’hui les opérations, les anciens chefs d’état-major Gadi Eisenkot et Benny Gantz, le premier ministre israélien a prétendu s’entourer de professionnels et mettre à distance les ministres suprémacistes juifs Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir qui pesaient de tout leur poids, depuis l’entrée en fonction du dernier gouvernement, sur la remise en cause de la Cour suprême et la guerre de basse intensité se déroulant depuis des mois en Cisjordanie.
Pourtant, Gadi Eisenkot était le chef des opérations de l’armée israélienne lors de la guerre menée contre le Liban et le Hezbollah en 2006. Il avait alors développé la « doctrine Dahiya » du nom de ce quartier chiite de Beyrouth entièrement rasé par l’armée israélienne, dans une indistinction assumée entre civils et combattants. Eisenkot avait ainsi revendiqué d’appliquer « une force disproportionnée » causant de nombreux dégâts humains et destructions, car, de son point de vue, ces espaces n’étaient « pas des villages civils »,mais des « bases militaires ».Quant à Benny Gantz, il était chef d’état-major pendant la guerre menée contre l’enclave en 2014, et s’était réjoui, à l’époque, d’avoir « réduit Gaza à l’âge de pierre ».
À propos des massacres du 7 octobre, Avner Gvaryahou, président de l’organisation israélienne Breaking the Silence, qui rassemble des anciens soldats de Tsahal opposés à l’occupation, confiait récemment à Mediapart : « La responsabilité des meurtres reste sur les mains des meurtriers. Et tout être doté d’humanité ne peut excuser les atrocités commises. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, aussi, une faute de notre gouvernement. »
De façon parallèle, on peut affirmer que la responsabilité des meurtres de civils et d’enfants gazaouis reste sur les mains de l’armée israélienne, mais que le Hamas ne peut s’exonérer du gouffre dans lequel il a englouti son propre peuple.
Dire cela ne revient pas à dresser une symétrie entre les deux camps qui s’affrontent en ce moment. Pour reprendre les mots de Michel Warchawski, infatigable militant de la paix en Israël : « Je refuse la symétrie entre les deux parties. Il y a un occupant et un occupé. Même si l’occupé peut utiliser des méthodes intolérables qu’il faut dénoncer. N’oublions jamais : Israël est l’occupant, il a les clés de la solution. » Mais l’organisation islamiste a tendu un piège à Israël qui s’y est engouffré en assumant une vision extensive et un usage disproportionné du droit de se défendre, passant par la mort de milliers d’innocent·es, infligeant aux Palestinien·nes une punition collective indiscriminée.
Le carnage de Jabaliya
L’invasion terrestre de l’armée israélienne aggrave le carnage, loin des yeux mais proche des cœurs de plus en plus nombreux qui battent pour Gaza. Depuis vendredi 27 octobre, les blindés sont entrés dans l’enclave, accompagnés d’unités d’élite et de forces au sol. Les combats ont désormais lieu maison par maison, tandis que les bombardements aériens s’intensifient. Le black-out tombé sur la ville invisibilise le drame en train de se produire : les moyens de communication sont entravés et les journalistes soit tués, soit empêchés de travailler – le dernier bilan s’établit à 31 morts selon le Comité pour la protection des journalistes et une plainte a été déposée par RSF devant la Cour pénale internationale. En raison du manque d’observateurs extérieurs, de témoignages et d’images, nous n’avons qu’une vision parcellaire et floue des crimes commis.
Mardi 31 octobre et mercredi 1er novembre, les bombardements israéliens ont ciblé le camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de l’enclave, faisant de nombreuses victimes civiles d’un coup – 195 selon le Hamas, qui évoque 120 personnes disparues sous les décombres et 777 blessés. Les rares images disponibles mercredi donnaient à voir un gigantesque cratère au milieu d’une ville en ruine et des habitants fouillant désespérément les gravats à la recherche de survivants. Les immeubles d’habitation ont été soufflés dans les profondeurs du sol, formant une cavité, en raison de la présence souterraine d’intenses réseaux de tunnels destinés à abriter les combattants du Hamas.
Israël justifie cette opération en affirmant qu’elle visait un poste de commandement du Hamas. « Nous savions que Bieri [Ibrahim Bieri, à la tête de la brigade de Jabaliya – ndlr] était dans un système de tunnels sous le camp. À Jabaliya, les structures du Hamas sont mélangées avec le système urbain. Depuis le réseau [souterrain], les hommes [du Hamas] pouvaient sortir, tirer des roquettes, des RPG [lance-roquettes] pour atteindre nos soldats », a expliqué l’amiral Daniel Hagari, lors d’un point presse mercredi, avant d’ajouter : « On avait là une équipe de terroristes qui ont commis les actes du 7 octobre. »
À la suite de ces bombardements, l’ONU, qui appelle à un « cessez-le-feu humanitaire immédiat » depuis une semaine, a mis en garde Israël. « Étant donné le nombre élevé de morts de civils et l’ampleur de la destruction à la suite des frappes aériennes contre le camp de réfugiés de Jabaliya, nous avons de graves préoccupations sur le fait que ce sont des attaques disproportionnées qui pourraient constituer des crimes de guerre », a déclaré le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, sur le réseau social X (ex-Twitter).
Combien de temps faudra-t-il encore pour mettre un terme à cette tragédie ? Le droit de se défendre implique-t-il un droit illimité à se venger ? Le nombre de « victimes collatérales » que l’armée israélienne juge « acceptable » pour éradiquer le Hamas a-t-il un plafond ? Le massacre des uns appelle irrémédiablement le carnage des autres dans une boucle qui ne peut que mener, compte tenu du rapport des forces en présence, et s’y rien n’est fait pour l’en empêcher, à la destruction du peuple gazaoui empêché de fuir, par Israël mais aussi par l’Égypte, qui échappe pourtant à la réprobation générale.
Convertir la compassion en pression
Dans l’immédiat, la pitié qu’inspire le sort actuel de Gaza, en écho ou en dépit des atrocités commises le 7 octobre à l’encontre d’Israélien·nes, dont beaucoup étaient des militants de la paix et de la coexistence avec les Palestinien·nes, doit se convertir en pression.
Pression des gouvernements des pays occidentaux – et des États-Unis en premier lieu – sur Israël pour un cessez-le-feu immédiat ; et pression des gouvernements des pays arabes – et du Qatar et de l’Égypte en premier lieu – sur le Hamas pour la libération des otages. Une optique qui suppose la pression accrue des opinions publiques occidentales sur leurs représentants, y compris français, accordant leur blanc-seing aux représailles israéliennes ou entretenant la confusion en proposant un jour une coalition internationale contre le Hamas et le lendemain une coalition humanitaire sans véritables contours.
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Cette pression n’est envisageable que sous forme de manifestations citoyennes et de menaces électorales. Si les États-Unis semblent en voie d’amender, dans les mots sinon dans les faits, leur « soutien inconditionnel » au gouvernement israélien, c’est sans doute moins en raison d’une prise de conscience humanitaire subite que parce que l’administration Biden commence à saisir ce qu’elle a à perdre électoralement de sa responsabilité dans l’écrasement en cours de Gaza.
« Gaza risque d’être rayée de la carte si la communauté internationale, en particulier les États-Unis d’Amérique et l’Europe, ne fait pas stopper – au lieu de laisser faire, voire d’encourager – les crimes de guerre qu’induit l’intensité de la riposte israélienne », déclare dans nos colonnes Orly Noy, figure israélienne des droits humains, présidente de l’organisation de défense des droits de l’homme B’Tselem.
Comme le rappelle aussi l’anthropologue, sociologue et médecin Didier Fassin dans une tribune du Monde, il existe une « responsabilité de protéger », votée en 2005 par l’Assemblée des Nations unies, obligeant les États à agir pour protéger une population « contre les génocides, les crimes de guerre, les nettoyages ethniques et les crimes contre l’humanité ». « Cet engagement, poursuit-il, a été utilisé dans une dizaine de situations, presque toujours en Afrique. Que l’Union européenne ne l’invoque pas aujourd’hui, mais qu’au contraire la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, se rende, sans mandat, en Israël, pour y reprendre la rhétorique guerrière du gouvernement, montre combien le deux poids deux mesures régit les relations internationales. »
Ouvrir un espace politique face aux fanatiques
Si l’on se projette au-delà de l’urgence humanitaire, que seule la pression des peuples peut imposer à des gouvernants empêtrés dans leurs réflexes idéologiques, leurs aveuglements politiques et leur indécence émotionnelle, il est nécessaire de rouvrir un espace politique.
Et même si la perspective des « solutions » à un ou deux États, quasiment impossible à formuler aujourd’hui, semble plus éloignée que jamais, on voit mal comment un horizon pourrait surgir sans qu’au préalable les sociétés civiles israéliennes et palestiniennes ne se libèrent de l’emprise de ces dirigeants qui les ont menées au pire.
Benyamin Nétanyahou est certes sur la sellette pour n’avoir pas su protéger ses ressortissants et avoir favorisé le développement du Hamas à Gaza dans le but avoué de rendre impossible la perspective d’un État palestinien viable. Mais, à Tel-Aviv, les hommes au pouvoir sont d’autant moins prêts à baisser les armes qu’ils savent qu’ils devront payer les failles de sécurité ayant permis les incursions sanglantes du Hamas sur leur sol.
Et, parmi eux, les dangereux fanatiques partis en croisade par conviction sont légion. Certaines déclarations de représentants de la droite et de l’extrême droite israéliennes au sommet de l’État ne peuvent en effet que conforter celles et ceux qui s’inquiètent d’un processus génocidaire en cours à Gaza, comme viennent de le faire un groupe de sept experts mandatés par l’ONU s’exprimant en leur nom propre (lire notre article).
Le 9 octobre, le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, a ainsi déclaré que son pays combattait « des animaux humains » et qu’il « allait tout éliminer à Gaza ». En mars dernier déjà, le ministre des finances, Bezalel Smotrich, en visite à Paris, s’était lancé dans une diatribe antipalestinienne, déclarant qu’« il n’y a pas de Palestiniens, car il n’y a pas de peuple palestinien ».
Nétanyahou a commencé la guerre en entonnant la rengaine éculée du choc des civilisations, alors que la réalité est que nous assistons à un choc des barbaries. Mais, le 25 octobre dernier, le premier ministre israélien a changé de registre en déclarant lors d’une allocution télévisée : « Nous sommes le peuple de la lumière, eux sont le peuple des ténèbres, et la lumière doit triompher sur les ténèbres […], nous réaliserons la prophétie d’Isaïe. »
Dans cette perspective, le premier ministre a invoqué la nécessité d’éradiquer « Amalek », chef d’une tribu de nomades ayant attaqué les Hébreux dans le désert du Sinaï après leur exode depuis l’Égypte. De celui-ci, le Deutéronome dit : « Quand donc l’éternel ton Dieu t’aura délivré de tous les ennemis qui t’entourent, et qu’il t’aura assuré la sécurité dans le pays qu’il te donne en héritage pour que tu en prennes possession, tu effaceras la mémoire d’Amalek. »
Sans se lancer dans une exégèse de la Genèse, le recours à un tel vocabulaire dans la bouche d’un homme qui n’en avait pas fait, jusqu’ici, un axe structurant de sa parole publique, est symptomatique de la volonté du gouvernement israélien de placer la lutte entre leurs peuples dans une dimension messianique et intemporelle qui ne laisse aucune prise politique pour imaginer une résolution d’un conflit territorial et historique.
Cette dimension est aussi présente du côté du Hamas, dont la logique exterminatrice est tout aussi assumée : « Israël est un pays qui n’a pas sa place sur notre terre », vient ainsi d’affirmer Ghazi Hamad, porte-parole et membre du bureau politique du Hamas, dans un entretien accordé à une chaîne de télévision libanaise diffusé le 1er novembre et enregistré la semaine précédente.
Ghazi Hamad a annoncé que d’autres 7 octobre se produiraient tant qu’Israël existerait et a martelé que les Palestiniens étaient « les victimes de l’occupation, un point c’est tout. Personne ne devrait donc nous reprocher ce que nous faisons. Le 7 octobre, le 10 octobre, le millionième octobre, tout ce que nous faisons est justifié » – une logorrhée remettant en cause les amendements de la charte du Hamas de 2017 qui avaient pu laisser croire que l’organisation renonçait à l’extermination de « l’entité sioniste », structurante dans son texte fondateur de la fin des années 1980, et était prête à accepter une reconnaissance de l’existence d’Israël dans les frontières de 1967.
Le parallèle dressé entre le Hamas et l’État islamique demeure bancal, comme l’analyse cet article du journal Haaretz ou bien la chercheuse Héloïse Fayet dans nos colonnes. L’organisation djihadiste fondée par Abou Bakr al-Baghdadi n’a, d’ailleurs, jamais placé au centre de ses combats la cause palestinienne et Israël.
Il n’empêche que si une composante du Hamas ne peut être déconnectée de la lutte nationale palestinienne et qu’il est illusoire de lui dénier son appartenance à la résistance palestinienne face à la puissance occupante israélienne, une autre composante ne peut être séparée de sa dimension djihadiste.
Par son idéologie, son fondamentalisme religieux, ses modes opératoires, sa mobilisation de combattants prêts à mourir en martyr, le Hamas n’est pas étranger à la sphère djihadiste. Or celle-ci est saturée d’une haine des juifs qui dépasse la détestation d’Israël, comme l’ont rappelé les attentats commis par Mohammed Merah à Toulouse ou Mehdi Nemmouche au Musée juif de Bruxelles, pour ne prendre que ces exemples.
Dresser alors un signe égal entre le Hamas palestinien et l’OLP ou le FLN algérien revient ainsi à nier que les membres du Hamas qui ont commis les massacres du 7 octobre dernier ne sont pas seulement des tueurs de colons, ni même d’Israéliens, mais aussi des tueurs de Juifs.
L’engrenage verbal du Hamas comme du gouvernement israélien, sur fond de guerre des civilisations et des religions, ne peut que faire craindre que ces prophéties s’autoréalisent tant le reste du monde, et notamment les États-Unis, est idéologiquement poreux aux discours opposant un « axe du bien » à un « axe du mal ».
Catalysé par cette situation, l’antisémitisme se déploie en toute liberté dans de nombreux pays. Et ne fait que renforcer dans leurs certitudes les dirigeants israéliens qui assument de mettre en œuvre le projet colonial d’occupation des territoires palestiniens, comme on le voit en Cisjordanie où l’armée n’empêche pas les colons d’expulser, terroriser et tuer des Palestiniens – depuis le 7 octobre, plus de 130 d’entre eux auraient trouvé la mort à la suite de tirs de soldats ou de colons israéliens, selon le ministère de la santé de l’Autorité palestinienne. À ce titre, la récente nomination du fondamentaliste d’extrême droite Zvi Sukkot à la tête de la sous-commission de la Knesset chargée de la Cisjordanie a de quoi terrifier.
Pour une humanité inconditionnelle
Peut-on alors encore espérer sortir de cette escalade infinie et infernale ? « Au temps des ténèbres, chantera-t-on encore ? Oui, on chantera le chant des ténèbres », écrivait Bertold Brecht dans ses Poèmes de Svendborg en 1939. En écho, dans les années 1970, le poète palestinien Mahmoud Darwich prédisait un sombre avenir à Gaza, mais comptait sur la résistance de son peuple : « Affamée, elle refuse, dispersée, elle refuse, embarbelée, elle refuse, mise à mort, elle refuse », écrivait-il dans« Silence pour Gaza », extrait de sa Chronique de la tristesse ordinaire.
Si l’heure est de tout temps aux poètes, elle est néanmoins d’abord et avant tout aux solutions politiques. Il est urgent de reconnaître que, de chaque côté du mur, la vie d’un civil en vaut une autre, qu’un enfant dans le viseur d’une arme doit être défendu de manière inconditionnelle, coûte que coûte, qu’il soit israélien ou palestinien. Franchir cette ligne rouge, c’est commettre l’irréparable.
On ne peut pas laisser des centaines de familles israéliennes être assassinées chez elles. On ne peut pas laisser des milliers de Palestiniens mourir sous les bombes ou être déplacés par centaines de milliers. Couper l’eau, l’électricité, empêcher les ravitaillements en nourriture, cibler les écoles, les ambulances et les hôpitaux, bombarder les civils en train de fuir dans une zone supposément protégée revient à condamner à mort les habitants de Gaza piégés dans l’enclave. Laisser cette tragédie se dérouler sous nos yeux revient à être complices.
Mettre fin aux combats et admettre cette humanité inconditionnelle est évidemment en premier lieu une nécessité pour sauver des vies israéliennes et palestiniennes. Mais elle l’est aussi pour nous tou·tes. Non seulement pour des raisons égoïstes, puisque la possibilité d’en embrasement régional voire mondial ne peut être écartée, même si elle n’est pas nécessairement immédiatement « au programme ».
Mais aussi parce qu’abandonner les Palestiniens, qui n’ont nulle part où aller, à leur sort, reviendrait à obérer l’avenir de l’humanité entière dans la mesure où il est de notre responsabilité collective d’agir pour protéger les enfants et les civils du Proche-Orient, qu’ils vivent en Israël, à Gaza ou en Cisjordanie.
Mobilisons-nous, tant qu’il en est encore temps, contre les paroles déshumanisantes, qui, dans les médias français, appellent à distinguer les petites victimes selon le mode opératoire de leur mort (comme ici, là et encore là). Elles nous mènent droit à la catastrophe. Et il faut lire, à l’inverse, pour tenter de se réchauffer, les appels vibrants qu’adresse régulièrement au monde le secrétaire général de l’ONU António Guterres pour dénoncer l’indifférence, la complaisance et l’inaction.
En français ou en anglais, on souligne parfois qu’il n’existe pas de mot pour désigner une personne qui a perdu son enfant, un équivalent du mot « orphelin » pour un parent, tant cette situation n’est pas dans l’ordre des choses. Il se trouve cependant que ce mot existe dans deux langues, l’arabe où il se dit thekla, et l’hébreu où il se dit shakoul. Pour éviter que ces deux mots ne deviennent des lieux communs, le seul moyen est d’arrêter aujourd’hui la vengeance en cours à Gaza, quelles que soient les atrocités qui l’ont déclenchée et les raisons plus anciennes qui ont pu catalyser ces dernières.
Joseph Confavreux et Carine Fouteau