Depuis les grandes manifestations de colère des années 2016 et 2017, le Royaume n’avait pas connu de rassemblements de si grande ampleur. Le soutien à la Palestine fédère à nouveau dans les rues, encadré par une coalition expérimentée et toléré par le pouvoir.
Camélia Echchihab
23 octobre 2023 à 12h09
Casablanca (Maroc).– L’annonce est tombée mercredi 18 octobre : le personnel du bureau de liaison Maroc-Israël, à Rabat, a été évacué. Pareil pour la diplomatie israélienne au Caire. Depuis la macabre nouvelle du bombardement d’un hôpital à Gaza, mardi 17 octobre, la pression est montée d’un cran dans le monde arabe. Au Maroc, l’ampleur et la multitude des rassemblements pro-Palestine dans tout le Royaume montrent que la rue a renoué avec son pouvoir de contestation.
Dans le viseur : les accords de normalisation de 2020, considérés comme une « trahison ». Les États-Unis, soutiens inconditionnels d’Israël, sont eux aussi ciblés. Mercredi 18 octobre, devant leur consulat de Casablanca, la police a dû fermer aux voitures tout un boulevard, peuplé de manifestant·es. Au même moment, la place des Nations-Unies, haut lieu de contestation citoyenne de la capitale économique, était elle aussi noire de monde.
Ces mouvements n’ont, pour l’instant, pas obtenu gain de cause auprès des autorités. La fermeture du bureau de liaison avec Israël n’est que temporaire, et rien ne démontre que le Maroc va faire marche arrière sur la question de la normalisation. Sur le plan diplomatique, le Royaume continue d’appeler à l’apaisement du conflit, sans prendre parti.
Selon l’association Instance marocaine de soutien aux causes de la oumma, il y aurait eu, dans tout le Maroc, 58 manifestations dans les rues, et 40 dans les universités, depuis les premiers jours qui ont suivi l’attaque du Hamas jusqu’au 18 octobre. Et cela ne semble pas s’arrêter. Un deuxième vendredi de colère a été décrété par l’Instance, le 20 octobre, sous le slogan « Nous sommes tous Gaza ».
Ce pic de manifestations est incontestable par rapport aux habitudes des Marocain·es, qui se sont mobilisé·es, en moyenne, seulement 17 fois par semaine entre 2006 et 2016, selon une étude menée par le centre de recherche Tafra. Dans la majorité des cas, c’était pour le travail, l’emploi, les politiques sociales et, dans une moindre mesure, les droits civiques, observe la chercheuse Chantal Berman, qui note tout de même de fortes mobilisations ponctuelles liées aux questions internationales et notamment à la situation en Palestine.
Depuis les manifestations du mouvement du Hirak, dans la région du Rif, entre 2016 et 2017, et l’arrestation de plusieurs de ses militants, on n’avait plus vraiment vu de rassemblements de très grande ampleur dans le Royaume. Alors pourquoi la cause palestinienne, plutôt qu’une autre, a-t-elle finalement suscité la sortie de tant de Marocain·es ?
Pour Fouad Abdelmoumni, militant, ancien vice-président de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) et ancien secrétaire général de Transparency Maroc, le fait que ce soit une question extérieure au contexte national évite une confrontation directe majeure avec le pouvoir, et donc, le risque de répression. « C’est un enjeu extérieur, donc le régime n’est pas légitime à faire couler le sang. On a le sentiment diffus que les enjeux sont partagés, et les risques minorés », analyse-t-il.
La cause palestinienne, qui a déjà suscité de grandes manifestations par le passé, était, ces dernières années, tombée dans une certaine « léthargie », dit-il encore. En cause, une « politique de manipulation menée par le Makhzen [le pouvoir royal marocain − ndlr] pour banaliser la normalisation avec Israël ». Cela n’aura pas suffi à faire accepter au peuple l’abandon de ses sympathies pour la Palestine.
Derrière les sit-in, une puissante association islamiste
Mégaphones, drapeaux, banderoles, slogans… Derrière les sit-in pour la Palestine, une coalition expérimentée est à l’œuvre. Deux entités la composent : le Groupe d’action nationale pour la Palestine et le Front marocain en soutien à la Palestine contre la normalisation. Elles réunissent des syndicats de travailleurs, des partis de gauche, tels que le Parti socialiste unifié, ou la Fédération de la gauche démocratique… mais aussi des organisations islamistes : le parti islamiste Justice et Développement (PJD), et surtout, une association non reconnue par les autorités, Al Adl Wa L’Ihssane (« Justice et bienfaisance », en arabe), autrefois appelée la Jamâa.
Se présentant comme un « mouvement communautaire islamique indépendant », Al Adl Wa L’Ihssane possède une importante capacité de mobilisation, ce qui lui procure une certaine tolérance de la part du pouvoir. C’est elle qui a gonflé les rangs, en 2011, lors des manifestations du 20 février, et même plus récemment, des sit-in de soutien aux prisonniers du Hirak. Ce pouvoir a été construit, au fil de ses quarante années d’existence, en partie par son fondateur, Abdessalam Al-Yassine, mort en 2012. Son credo : « islamiser la modernité ».
Opposée au système du Makhzen, il s’agit d’une idéologie révolutionnaire qui s’adresse aux masses, vers un renversement du pouvoir au nom de l’islam. Al Adl Wa L’Ihssane s’inscrit aussi dans une logique anticoloniale, dénonce la suprématie de l’Occident… et s’est donc naturellement emparée de la cause palestinienne, depuis des décennies. La Jamâa, comme on continue de l’appeler au Maroc,n’avait toutefois pas fait une telle démonstration de sa force de mobilisation depuis plusieurs années. Difficile de dire, cependant, combien de manifestant·es sont véritablement venu·es en son nom, malgré la présence de bannières siglées. Nous avons tenté de joindre l’association, sans réponse.
Le pouvoir interdit les rassemblements, mais dès que le nombre de gens dépasse un certain seuil, ils préfèrent laisser courir.
Fouad Abdelmoumni, militant des droits humains
Faut-il craindre une récupération islamiste de la cause?Pour Fouad Abdelmoumni, il y a sûrement un calcul d’opportunités, qui n’éclipse pas une vraie conviction. « Al Adl Wa L’Ihssane est réputée comme l’organisation qui compte le plus grand nombre de membres affiliés, avec une grande discipline. Il est naturel qu’ils soient perçus dans ces manifestations,explique le militant. Évidemment, le mot a circulé par le relais des groupes organisés, mais je constate que c’est réellement un mouvement de masse qui a eu lieu, sans signes distinctifs partisans. »
La récupération viendrait plutôt… du Makhzen lui-même. « Le pouvoir interdit les rassemblements, mais dès que le nombre de gens dépasse un certain seuil, ils préfèrent laisser courir »,analyse Fouad Abdelmoumni, qui, présent à la marche de Rabat, dit même avoir vu des signes de sympathie de la part des forces de l’ordre. « Récemment, les éléments de langage du pouvoir consistent à dire qu’ils laissent faire parce qu’ils sont d’accord avec la foule »,ajoute-t-il.Tout en ignorant royalement une de ses revendications principales : la fin de la normalisation.
Sur les réseaux sociaux, les Marocains se sentent muselés
Si tant de gens sont sortis dans la rue, c’est aussi parce que la caisse de résonance offerte par les réseaux sociaux est massivement dénoncée comme défaillante par les Marocain·es. Au sit-in de la place des Nations-Unies, une jeune femme est venue avec une pancarte au message fort :« You can’t shadowban us in real life – Free Palestine »(« Vous ne pouvez pas nous invisibiliser dans la vraie vie − Libérez la Palestine »).
Comme elle, de nombreux utilisateurs et utilisatrices marocain·es d’Instagram et Tiktok se sentent muselés. Le shadowban, c’est cette façon qu’ont les réseaux sociaux, et notamment Meta, qui possède Instagram et Facebook, de rendre moins visibles certaines publications. Pour beaucoup d’internautes marocain·es, y compris celles et ceux qui vivent à l’étranger et qui veulent soutenir les contestations dans le Royaume, cela ne fait aucun doute : tout message pro-Palestine est sous-exposé auprès de leur communauté. Dans le monde entier, on se passe des moyens de duper l’algorithme : avec l’emoji pastèque, par exemple. Parce qu’il est rouge et vert, il a remplacé le drapeau palestinien.
Les personnalités marocaines, surtout celles qui ont de larges communautés en ligne, se sont trouvées pressées de prendre position sur le conflit. Le footballeur Achraf Hakimi, par exemple, n’a fait aucune déclaration, contrairement à d’autres stars de l’équipe nationale. Résultat : pluie de commentaires l’interpellant sur le sujet. « As-tu vu le génocide qui a lieu à Gaza ? Es-tu arabe ? Es-tu humain ? On n’oublie pas, wallah ! »,ou encore « Free Palestine », que l’on peut lire sous un post où il célèbre une victoire de l’équipe nationale.
Les stades de foot sont connus au Maroc pour être des arènes de contestation. Les associations d’ultras n’ont pas manqué à l’appel de la cause palestinienne, chantant en leur honneur, ou brandissant des drapeaux pendant les matchs.
De nouvelles sources d’information
Vendredi 20 octobre, à Rafah, Rahma Zein, podcasteuse égyptienne, a invectivé Clarissa Ward, journaliste pour CNN : « Viens me parler comme un être humain »,lui lance-t-elle. « Vous vous accaparez le récit […] Où sont nos voix ? Elles doivent être entendues aussi. Nous avons regardé vos chaînes. Au lieu de pleurer nos morts, ces enfants palestiniens, nous avons affaire à plus de déshumanisation des Arabes », s’insurge-t-elle. Sa tirade a été partagée des dizaines de milliers de fois sur les réseaux, notamment au Maroc, où la défiance envers les médias occidentaux ne fait que s’attiser. La couverture, notamment française, du séisme d’Al-Haouz, en septembre, avait déjà suscité de vives polémiques.
Dans une vidéo filmée vendredi 20 à Fès, Ali, un jeune manifestant, s’adresse directement à l’Occident et à ses médias phares : « Vous avez menti sur l’Irak, vous avez menti sur les bébés et maintenant, vous mentez sur les bombardements. France, États-Unis, vous financez tout ça. CNN, Fox News, honte à vous. Nous nous souviendrons toujours de vous. »
Quand il parle des « bébés », Ali fait allusion aux journalistes qui ont répandu la rumeur d’un massacre de 40 bébés par le Hamas, à Kfar Aza. Après l’avoir diffusée, CNN avait dû rétropédaler, déclarant qu’Israël ne pouvait pas confirmer cette déclaration spécifique.
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Concernant le bombardement de l’hôpital Al-Ahli, le Hamas et Israël se rejettent aujourd’hui toujours la faute, et s’accusent d’alourdir ou d’alléger le nombre de morts selon leur intérêt. Pour Ali, c’est très clair : « Israël est responsable de ce bombardement. On en a toutes les preuves. Quelques jours plus tard, ils ont frappé une église. Il est temps d’arrêter de se voiler la face pour protéger un État terroriste. »
Comme beaucoup de Marocain·es, Ali préfère s’informer sur des pages indépendantes, en anglais ou en arabe, ou encore par les canaux Instagram de journalistes gazaouis. « Tout ce qui est presse internationale, je le prends avec des pincettes », explique-t-il.
Néanmoins, les pages palestiniennes rencontrent aussi des difficultés. Vendredi 20 octobre, Instagram a dû publiquement s’excuser d’une anomalie dans la traduction automatique de la biographie de certains comptes : les mots « palestinien », suivi de l’emoji drapeau, et « al-hamdoulillah » (« grâce à dieu », littéralement, en arabe) donnaient lieu à l’ajout automatique de la mention « terroriste ». Explication de Meta : un bug dans la matrice.
Camélia Echchihab