Où étaient les soldats pendant que des centaines d’Israéliens étaient massacrés près de Gaza ? En Cisjordanie, pour protéger les colons qui constituent le cœur de l’électorat et de la coalition gouvernementale du premier ministre israélien. Lorsque l’union nationale imposée par la guerre sera finie, cette réalité risque de coûter très cher à Nétanyahou.
11 octobre 2023 à 13h11
Cinquante ans et un jour après le déclenchement de la guerre du Kippour, qui avait révélé l’imprudente arrogance des militaires israéliens, grisés par leurs conquêtes de 1967, une nouvelle attaque vient de prendre par surprise l’armée, le gouvernement et le peuple d’Israël.
Un pays tout à coup plongé dans une incrédulité et une angoisse cauchemardesques, car cette nouvelle « surprise d’octobre » se révèle stratégiquement et politiquement pire que la précédente. Sans même parler de sa dimension humaine : plus de 1 200 morts israéliens et plus de 950 morts palestiniens au matin du 11 octobre, une centaine d’otages, la population entière de la bande de Gaza désormais privée d’eau, d’électricité, de gaz, de carburants. Et guettée par une pénurie de médicaments et de nourriture.
Pire donc par sa nature. Et par les perspectives de bouleversement des équilibres régionaux, littéralement vertigineuses, qu’elle laisse entrevoir. Cette attaque, contrairement à l’offensive de 1973 lancée par l’Égypte et la Syrie – soutenues par une dizaine de pays et plusieurs centaines de millions d’habitants –, n’a pas été portée par un État mais par une organisation politico-militaire islamiste.
Le Hamas (Mouvement de la résistance islamique) contrôle depuis 2007 les 365 km² de la bande de Gaza et les 2,3 millions de Palestiniens enfermés dans cette enclave côtière. Fondé en 1987 par des membres de la confrérie intégriste des Frères musulmans, le Hamas présente la particularité d’avoir été aidé dans son développement initial par Israël (qui comptait en faire un concurrent de l’Organisation de libération de la Palestine, l’OLP) tout en prônant dans ses documents fondateurs la destruction d’Israël. Un objectif qui lui vaut d’être tenu pour un mouvement terroriste par les États-Unis, l’Union européenne et le Canada.
Mouvement sunnite, le Hamas est aujourd’hui aidé, notamment sur le plan militaire, diplomatique et financier, par l’Iran chiite, qui partage avec lui le rejet d’Israël. Mais il est aussi soutenu par le Qatar sunnite, avec la tolérance de l’État hébreu.
Car Nétanyahou a accepté que l’émirat participe, à sa manière, à la stratégie de « gestion du conflit » à Gaza. Convaincu de l’efficacité de la barrière d’acier le long de la frontière israélo-gazaouie, truffée de haute technologie sécuritaire, érigée entre 2018 et 2021, sur son ordre et à grand frais (près d’un milliard de dollars), le premier ministre israélien estime pouvoir « gérer » le volet gazaoui du conflit israélo-palestinien, faute de le résoudre.
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Cette gestion passe par l’attribution à quelques milliers d’habitants de permis d’entrer et de travailler en Israël, par un contrôle étroit des importations par le Qatar, et par le financement régulier par l’émirat d’institutions ou d’administrations liées au Hamas.
En cas de crise, c’est-à-dire d’éruption de colère, de tirs de roquettes, de missiles ou d’obus de mortiers sur les localités israéliennes voisines de Gaza, il procède à des frappes dévastatrices de l’aviation ou de l’artillerie israélienne, en général suivies d’un cessez-le-feu aussi éphémère que le précédent et le suivant. Une gestion de crise destinée à maintenir le conflit à un niveau d’intensité acceptable pour Israël.
La « version juive du Hamas »
Cette stratégie a permis à Nétanyahou d’alléger le dispositif militaire en place autour de Gaza et de renforcer les unités déployées en Cisjordanie pour « protéger » les colons qui constituent le cœur de l’électorat et de la coalition gouvernementale, composée d’ultraorthodoxes et de nationaux religieux messianiques. La « version juive du Hamas », selon l’historien et ancien ambassadeur d’Israël en France Élie Barnavi.
Hostile depuis toujours à l’existence d’un État de Palestine à côté d’Israël, opposé au processus de paix d’Oslo au point de rester silencieux lorsque des participants à ses réunions politiques hurlaient « À mort Rabin ! », Nétanyahou est aujourd’hui accusé d’avoir, par son imprudence, provoqué la tragédie et l’humiliation qu’affronte aujourd’hui Israël.
« Une modeste organisation terroriste a exposé la nudité d’une superpuissance régionale dont les renseignements et les cybercapacités sont parmi les meilleures au monde », a résumé le quotidien Haaretz, selon lequel l’intensité de la riposte et des représailles importe peu, car « cela n’adoucira en rien l’amertume de la débâcle et ne fera pas oublier ceux qui ont été tués ou kidnappés. […] Netanyahou ne pourra jamais se laver les mains de cette tragédie ».
« Où étaient les soldats, pendant que des centaines d’Israéliens étaient massacrés ? » Cette question sera au cœur des débats si une commission d’enquête est créée.
En effet, les habitants des localités voisines de Gaza vivront longtemps avec le souvenir cauchemardesque et traumatique de ces voisins tués à bout portant chez eux ou dans la rue, de ces centaines d’hommes, de femmes, d’enfants pris en otage et emmenés de force à Gaza, et surtout sans doute des 260 jeunes massacrés par des tirs de roquettes pendant qu’ils dansaient…
« Où étaient les soldats, pendant que des centaines d’Israéliens étaient massacrés ? » Cette question, Benyamin Nétanyahou risque fort de l’entendre souvent ces prochains mois. Et elle sera au cœur des débats si une commission d’enquête sur cette affaire est créée.
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D’autant que la réponse est déjà connue de beaucoup, surtout parmi les militaires. Et elles est accablante pour le premier ministre. « Les soldats qui auraient dû assurer la sécurité des abords de Gaza étaient ce jour-là en Cisjordanie pour protéger les colons, explique un officier. Un bataillon entier était mobilisé près de Naplouse. Cela parce que notre pays a décidé, il y a déjà plusieurs décennies, de sacrifier la sécurité des citoyens des villes au contrôle d’une population civile occupée. Tout ça pour le bénéfice de colons messianiques… »
« L’idée de Nétanyahou selon laquelle on peut “gérer le conflit” sans avoir besoin de le résoudre s’est effondrée devant nous, constate un responsable de l’organisation de réservistes Breaking the silence. Si les moments difficiles que nous vivons pouvaient nous ouvrir les yeux… D’autant que pour résoudre le conflit, nous connaissons la recette. Elle figure depuis 1967 dans les résolutions des Nations unies : échanger la paix contre les territoires. Il faut le faire. »