Pour de nombreux Palestiniens, et malgré la mort de centaines de civils à Gaza et en Israël, l’attaque du Hamas s’explique par les pratiques brutales du gouvernement de Nétanyahou et par la colonisation qui n’a fait que s’étendre. Témoignage de Rula Shadeed, responsable dans une ONG.
8 octobre 2023 à 14h11
Tôt samedi matin, les Palestiniens ont appris le lancement par le Hamas d’une opération armée inédite par son ampleur contre Israël depuis la bande de Gaza, qui a causé environ 600 morts israéliens, civils pour la plupart. Quelques heures plus tard, ils ont enduré la réplique rapide de l’État hébreu, dont les frappes aériennes intenses ont causé plus de 300 morts, dont là aussi un nombre indéterminé de civils. Comment la population de Palestine a-t-elle vécu ce 7 octobre 2023, dont on ignore les conséquences à moyen et long terme, mais dont on sait déjà qu’il restera comme une date marquante du conflit israélo-palestinien ?
Mediapart a donné la parole à des experts sur place, dont des universitaires, comme Mkhaimar Abusada, professeur de sciences politiques à l’université Al-Aqsa de Gaza, qui voit dans l’attaque surprise du Hamas une conséquence à la politique de ce qu’il décrit comme un « gouvernement israélien d’extrême droite fasciste »,en rappelant que certains de ses ministres « pensent que le temps est venu d’expulser les Palestiniens et d’annexer plus de la moitié de la Cisjordanie ».
D’autres voix de la société civile palestinienne s’expriment, et développent un discours similaire. C’est le cas de Rula Shadeed, qui travaille depuis des années dans diverses organisations non gouvernementales depuis Ramallah, en Cisjordanie. Aujourd’hui responsable de programme pour le Palestine Institute for Public Diplomacy, elle a œuvré longtemps à l’association Al-Haq, fondée en 1979 pour documenter les violations des droits humains commises dans le cadre du conflit. Al-Haq fait partie des six ONG que le gouvernement israélien a tenté d’interdire en 2021, au prétexte qu’elles aurait des liens avec le terrorisme palestinien, sans convaincre les Occidentaux.
Lorsque Mediapart joint Rula Shadeed, le 7 octobre dans la journée, la militante est en mission à Amman, en Jordanie, et ne peut rentrer à Ramallah, car Israël a bloqué les frontières. Face aux événements, et aux images choc de la journée, elle assume son soutien à l’attaque du Hamas. Soutien qu’elle estime largement partagé : « Je ne peux évidemment pas parler pour tout le monde, mais de ce que je comprends, nous sommes tous d’accord pour dire que nous avons le droit de résister contre la colonisation, l’occupation et l’apartheid, et de nous protéger », explique-t-elle.
Si elle exprime sa « surprise » face à « l’ampleur de cette opération », elle souligne toutefois que, comme nombre de Palestiniens, elle savait « que quelque chose allait se passer ». « Nous nous attendions à une forme de réponse, raconte-t-elle, parce que les différents partis incluant le Hamas avaient tous appelé à ce que le gouvernement israélien stoppe ses agressions, les attaques contre des civils et contre les lieux et édifices religieux comme la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem. »
Elle évoque aussi des humiliations contre « les croyants en train de prier près des églises et des mosquées ». Les images toutes récentes de juifs ultraorthodoxes crachant sur des pèlerins chrétiens dans la vieille ville de Jérusalem ont notamment tourné en boucle à la télévision et sur les réseaux sociaux.
Le souvenir noir de 1948
Rula Shadeed dénonce également le « nombre insensé de violations et de brutalités » commises par « le gouvernement fasciste israélien, qui ne se soucie d’aucune manière des résolutions de l’ONU, des lois de l’Union européenne, des droits humains, du droit des Palestiniens à simplement vivre ».
Elle fait de l’extrémisme du gouvernement mené par Benyamin Nétanyahou et qui compte parmi ses ministres clés Itamar Ben Gvir, suprémaciste juif, raciste et homophobe, et Bezalel Smotrich, qui se revendique fièrement partisan du Grand Israël, de la Méditerranée au fleuve Jourdain, « l’un des moteurs qui font que le Hamas, mais aussi d’autres partis se sont décidés » [à attaquer – ndlr].
Comme une grande partie des Palestiniens, l’activiste raconte son inquiétude croissante devant « les villages brûlés » et « le transfert des populations auquel on assiste ces derniers mois » pour permettre aux colons israéliens de s’installer sur les territoires palestiniens, avec la bénédiction du gouvernement et de l’armée. « Tous ces événements ont constitué une sorte de signal d’alarme pour tous les Palestiniens, un signe que la menace devenait de plus en plus proche », décrit Rula Shadeed, pour qui ils sont « très similaires à ce qu[’ils ont] connu en 1948 » : la Nakba, l’exode forcé de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens, expulsés au cours de la guerre qui a institué l’État d’Israël.
Pour autant, elle tient à préciser que si « ce gouvernement est le plus brutal », portant « une vision suprémaciste et raciste » assumée, cela « ne veut pas dire que le précédent ne poursuivait pas le même projet d’occupation de la Palestine ». Pour elle, la politique israélienne vis-à-vis de son pays depuis de nombreuses années se résume en quelques mots : « Un régime d’apartheid tout entier tourné vers un but ultime, celui de déplacer les Palestiniens pour les remplacer par le peuple juif. »
Les hôpitaux, le système d’eau potable, l’alimentation, les médicaments… Rien ne permet de faire face à une attaque massive.
Rula Shadeed, Palestine Institute for Public Diplomacy
Et lorsqu’on l’interroge sur le nombre élevé de morts israéliens et sur la journée de panique vécue dans les localités proches de la bande de Gaza, mais aussi à Tel-Aviv (lire notre reportage au cœur de cette journée de cauchemar pour les Israéliens), l’analyse de Rula Shadeed ne dévie pas. Sa colère non plus.
« Dans toute situation de colonisation et d’oppression, la violence est le résultat de la brutalité de l’oppresseur. Il ne faut jamais faire porter la responsabilité d’une escalade sur le colonisé, qui est confronté à de grandes injustices depuis des décennies », lance-t-elle.
La militante ne se fait guère d’illusions sur la suite. « Bien sûr, nous anticipons une augmentation des victimes, et en particulier à Gaza », dit-elle, rappelant que sur ce petit territoire de 350 kilomètres carrés et de 2,2 millions d’habitants, enserré de très près par l’armée israélienne, « il n’y a pas d’abris », et quela situation humanitaire y est notoirement déplorable : « Les hôpitaux, le système d’eau potable, l’alimentation, les médicaments… Rien ne fonctionne correctement à Gaza. Rien ne permet de faire face à une attaque massive. »
Elle appelle encore « la communauté internationale à regarder ce qu’il se passe le plus attentivement possible », car à ses yeux, « à chaque fois que les Israéliens ont attaqué Gaza, ils l’ont fait dans l’impunité, et sans jamais devoir répondre de leurs actes et de leurs crimes ».
À lire aussi « Ils vont tuer mes enfants » : en Israël, une journée de panique en direct
7 octobre 2023 Et le Hamas lança l’opération « Déluge d’Al-Aqsa »
8 octobre 2023
« Nous savons que les États-Unis et l’Union européenne sont les meilleurs alliés du régime colonial d’Israël et cela ne va pas changer maintenant », s’insurge-t-elle. Lorsqu’en Ukraine, « des civils ont pris les armes pour se battre contre l’agression russe, pour se protéger, ils ont été bénis par les États-Unis, encouragés par l’Europe », souligne-t-elle, amère. « Ici, même quand les gens sont brûlés dans leurs propres maisons, ce n’est jamais le bon moment pour soutenir les Palestiniens », lance-t-elle.
Elle fait ici référence à l’incendie de plusieurs maisons par des colons israéliens en Cisjordanie en juin 2023, ou à cet enfant, brûlé vif dans l’incendie de son foyer, en 2015. « Nous n’attendons aucun soutien. Tout ce qu’il reste aux gens, c’est de sortir de chez eux et de se défendre eux-mêmes. »
Quant à la situation politique en Israël, elle ignore à quel point le premier ministre Benyamin Nétannyahou va être fragilisé, et si ce 7 octobre marquera le début de sa chute définitive : « Je ne sais pas comment cela va affecter son image, ni comment la société civile israélienne va réagir. » « Elle va peut-être condamner son premier ministre, considère Rula Shadeed. Ou bien faire bloc jusqu’à la fin de cet épisode. C’est un cycle sans fin : il y aura beaucoup de morts, et Nétanyahou pourra utiliser cette extrême brutalité pour trouver des soutiens. »