Trois semaines après l’offensive de l’Azerbaïdjan sur leur territoire, plus de 100 000 personnes ont trouvé refuge en Arménie. Déboussolés, les réfugiés s’interrogent sur leur avenir.
6 octobre 2023 à 17h55
Kornidzor (Arménie).– Sur la route sinueuse menant à Kornidzor, au milieu des montagnes enveloppées de brume, on les aperçoit de loin. Formant de grandes taches blanches, les tentes de la Croix-Rouge internationale, centre d’accueil des réfugié·es, n’ont pas encore été désinstallées, mais le calme est revenu dans le village frontalier entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux semaines après le début de l’exode tragique des habitant·es du Haut-Karabagh.
En moins d’une semaine, plus de 100 000 personnes ont traversé ce point de passage, situé juste après le corridor de Latchine, unique voie de sortie possible pour rejoindre l’Arménie depuis le Haut-Karabagh. Elles ont fui leur territoire après la violente offensive militaire lancée par l’Azerbaïdjan le 19 septembre et la prise de contrôle totale du territoire. « C’était un cauchemar. Il y avait des gens, des voitures partout », relate Benik Ghahramanyan, responsable régional au sein de l’ONG caritative Caritas International, qui a fourni matelas et produits de première nécessité aux réfugié·es.
Si la plupart d’entre eux ont continué leur chemin vers Goris, Erevan ou d’autres villes d’Arménie, une vingtaine de familles sont restées à Kornidzor. Naïra Mirzoian, 72 ans, est arrivée avec son mari et un couple de voisins depuis Stepanakert, la capitale du Haut-Karabagh. Ils sont logés dans une pièce au rez-de-chaussée d’une maison mise à leur disposition par un habitant du village aux habitations de pierres grises.
L’espace modeste est surchauffé, mais Naïra Mirzoian a besoin de chaleur après toutes les épreuves qu’elle a subies. « Avec ma voisine, les premiers jours, on n’a fait que pleurer. On a regardé les photos de Stepanakert… Notre ville est si belle », dit-elle d’une voix faible.
Cheveux coiffés en arrière, grands yeux tristes, Naïra Mirzoian ne peut pas s’empêcher de penser à ce qui s’est passé. « Quand ils ont attaqué, c’était la panique, on s’est mis à l’abri à la cave, mais les bruits étaient effrayants. C’était horrible », souffle la vieille femme, ancienne laborantine en milieu scolaire. « On est partis sans rien, juste avec les vêtements qu’on portait sur nous. On a tout laissé, absolument tout… » Ce qui lui pèse le plus : savoir que les tombes de ses proches sont restées là-bas.
Ayant passé toute sa vie dans le Haut-Karabagh, elle se sent complètement perdue, déboussolée, d’autant plus que ses voisins sont partis à Goris, grande ville la plus proche à une trentaine de kilomètres. Depuis quelques jours, ils vivent seuls avec son mari dans cette maison étrangère. « On ne connaît personne ici, mais que faire ? Où aller ? De toute façon, on est vieux. Il vaut mieux sans doute qu’on reste ici », tente de se rassurer Naïra.
Non loin de là, Pavel et Nariné Pogossian, la cinquantaine, sont logés chez des proches, avec leur fille de 29 ans Victoria, leur gendre et leurs quatre petits-enfants. Eux aussi sont partis sans rien : ni voiture ni effets personnels. « Seulement un tout petit paquet de vêtements pour les enfants et nos papiers », précise Pavel, grand gaillard aux cheveux courts.
Une terre arménienne ancestrale
La maison n’a qu’à deux chambres, mais on trouve de la place. « Le plus important est d’être tous ensemble », dit la famille. Ici, comme partout dans le pays, les Arméniens font tout ce qu’ils peuvent pour venir en aide aux réfugié·es du Haut-Karabagh. Pour tous, l’enclave rattachée à l’Azerbaïdjan par Staline en 1923 a toujours revêtu une importance particulière : c’est une terre arménienne ancestrale, berceau de leur culture, que l’Azerbaïdjan convoite depuis plus de trente ans.
Une histoire que connaissent par cœur les Pogossian. C’est la troisième fois que le couple perd tout. Leur tragédie a commencé lors de la première guerre du Haut-Karabagh, qui a éclaté à la chute de l’URSS, en 1991, après que le territoire s’est proclamé République indépendante d’Artsakh.
En 1992, leur maison a été complètement détruite. Pavel avait alors 21 ans. « Nous étions déjà mariés avec ma femme, notre fils avait 10 mois. Nous sommes partis nous réfugier à la campagne. » En 1994, à la fin de la guerre, marquée par la défaite de l’Azerbaïdjan, la famille revient chez elle. « On a tout reconstruit depuis zéro, petit à petit », relate le père de famille.
En 2020, le cauchemar recommence. L’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, mène une attaque sanglante. 44 jours de combats intenses qui font plus de 6 500 victimes. Bakou reprend le contrôle d’une bonne partie du Haut-Karabagh et de sept zones tampons. « Ils ont détruit à nouveau notre maison », se désole Pavel. Comme des milliers de personnes, la famille trouve alors refuge en Arménie, mais ne se résout pas à abandonner totalement le Haut-Karabagh. Après quelques mois, la famille retourne s’installer là-bas, d’abord à Stepanakert puis à Martakert, car leur village d’origine est désormais sous contrôle azerbaïdjanais.
Moins de trois ans plus tard, Bakou a englouti l’enclave en à peine vingt-quatre heures et réduit la République d’Artsakh à néant. Le choc est dur à encaisser pour Pavel, qui a perdu tout espoir de revoir un jour sa terre natale.
Tout ça, c’était à nous avant, ils ont pris nos terres et nos bêtes.
Luciné Karamoan, habitante de Kornidzor
L’homme est aussi inquiet pour l’avenir de sa famille. Ils pourraient tous rester à Kornidzor, ils ont des proches ici. En outre, le village de 1 000 habitants a des logements vacants, une école, un jardin d’enfants et le gouvernement arménien a promis de payer les loyers des réfugié·es dans le besoin. « Mais pour quoi faire ? », s’interroge Pavel qui était conducteur de tracteurs au Haut-Karabagh. « Il n’y a pas de travail ici. » Aller s’installer à Erevan ? La famille y pense, mais dans la capitale du pays, les prix des logements sont très chers et le coût de la vie élevée. « Que faire ? » La question tourne en boucle dans leur tête, sans réponse pour le moment.
À Kornidzor, Luciné Karamoan, 32 ans, travaille au sein de l’administration locale et s’occupe des réfugié·es accueilli·es dans le village. « Toutes les familles peuvent rester, on leur fournira une maison à chacune, mais c’est vrai que le travail manque ici », reconnaît la jeune femme. Le village est tout proche des lignes azerbaïdjanaises. En contrebas, elle indique du doigt la montagne d’en face. « Vous voyez là-bas, c’est un poste militaire ennemi. Ils l’ont construit juste après la guerre de 2020, explique Luciné Karamoan. Tout ça, c’était à nous avant, ils ont pris nos terres et nos bêtes. »
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Originaire du Haut-Karabagh, Lida Balaian vit à Kornidzor depuis sept ans avec son mari Ruben et leurs trois enfants. Dès qu’ils sont arrivés, elle a bien sûr accueilli ses parents et ses frère et sœur réfugiés mais aussi leurs voisins : une grande famille d’une dizaine de personnes. Parmi eux, Russana Amikanian tient dans les bras sa fille Djema, un petit bébé de 24 jours. Elle a accouché à l’hôpital de Stepanakert dans des conditions particulièrement difficiles. « Je devais avoir une césarienne pour des raisons médicales, mais il n’y avait plus de médicaments. Par miracle, tout s’est bien passé », dit la jeune femme, maman de trois enfants. Avant l’attaque du 19 septembre, les habitant·es du Haut-Karabagh ont vécu sous blocus pendant neuf mois, privé·es de nombreux produits alimentaires, sans électricité et sans gaz. Le pain était distribué par talon : 200 grammes par jour et par personne. Les familles ont survécu tant bien que mal. « Pour le sel, je nettoyais du sable sale que je laissais reposer plusieurs jours », explique Gularna Akapian, la maman de Lida.
Dans sa maison pleine, la vie poursuit son cours au rythme des rires et des jeux des enfants mais tout le monde est encore choqué et traumatisé par ce qui s’est passé. « Le voyage a duré deux jours avec des tout petits enfants, on n’avait pas d’eau, on n’avait pas de pain, rien », dit Gularna, bouleversée. La mère de famille était terrifiée qu’il arrive quelque chose à ses proches. « Les Azerbaïdjanais étaient là, on ne savait pas de quoi ils étaient capables. »
À Kornidzor, beaucoup se demandent aujourd’hui ce que l’avenir leur réserve. « En 2020, après la signature de l’accord de paix, on nous avait dit que tout irait bien. Mais rien n’a bien été », déclare Luciné Karamoan. « Ce qui me désole le plus, c’est que le monde entier regarde sans réagir. Les gens du Haut-Karabagh ont été affamés pendant neuf mois par le blocus. Personne n’a rien fait. Finalement, voilà ce qui est arrivé. »