Où peut-on, dans le Sud-Gironde et au Nord des Landes, boire un verre à prix raisonnable, écouter un concert punk, participer à un tournoi de belote ou à un banquet traditionnel ? Dans les cercles pardi ! Ces bistrots associatifs, riches d’une histoire plus que centenaire, vivent un renouveau dans les territoires ruraux. Mais leur existence, parfois tributaire des aléas politiques, reste précaire, et dépend souvent de la bonne volonté des bénévoles.

Luxey, dernier week-end de juillet. 15000 festivaliers affluent au festival Musicalarue, qui métamorphose le paisible village de 710 habitants en fête échevelée. Place Saint-Roch, épicentre du festival, les festivaliers se ruent autour du bar du Cercle de l’Union, extérieur comme intérieur, où les bénévoles en tenue rose et maquillage paillettes s’affairent autour de la tireuse à bière.

Rien de plus normal, a priori, pour un bistrot de village en période de festival. Le béret gascon sur des têtes chenues y côtoie l’adolescence et un éventail de looks aussi varié que sa programmation éclectique qui mêle Polnareff et Thiéfaine à Jain et Biga*Ranx, et aux arts de la rue.

Entre deux concerts sur la scène voisine, la musique est aussi au Cercle : la fanfare de Lous Astiaous y déploie ses cuivres, le trio Sans Additif ses chansons et le duo Alma Solar sa samba brésilienne.

Le Cercle de l’Union n’est pas qu’un café de village, et son rôle dans Musicalarue va bien au delà de la tenue de buvette, « même si c’est la meilleure » ! clament les habitués. Il fait partie de cette cohorte de bistrots associatifs à la longue histoire politique, sociale et culturelle, qui émaillent le Sud-Gironde et le Nord des Landes depuis le XIXe siècle où ils sont une véritable institution, plus que centenaire et qui vit depuis une trentaine d’années un véritable renouveau.

Musicalarue parti d’un cercle

Luxey fait partie des « historiques ». Fondé en 1897, il n’a jamais fermé ses portes et fait un peu figure de phare. Et l’histoire de Musicalarue, « petit » festival de village de venu « gros » événement musical et théâtral, se confond peu ou prou avec celle de son renouveau et de sa survie.

Il n’est pas incongru de penser que l’ambiance villageoise chaleureuse, sans le moindre débordement violent, qu’un festival de cette ampleur a su préserver, doit beaucoup à l’esprit de solidarité et de convivialité qui anime les Cercles. Et pour cause :

« Musicalarue est parti d’ici !, soulignent Pierre Pourty, président et Michel Villeneuve, secrétaire durant dix ans. Les premières scènes étaient dans le cercle, et ça continue ! »

Pierre Pourty et Michel Villeneuve (VSD/Rue89 Bordeaux)

Ça continue les autres 362 jours de l’année aussi. Le Cercle de l’Union est bien vivant hors festival, tant pour les anciens que pour les jeunes, avec ses soirées concert toujours pleines, ses expos, comme ses tournois de belote. L’arrivée d’une jeune gérante salariée en 2017 a fortement contribué à la mixité des générations.

« Récemment, la maison de retraite nous a sollicités pour que les résidents viennent manger ! »

Le cercle constate, tous les jours, qu’il répond à des besoins quotidiens. Comme l’ensemble de ses homologues ponctuant le territoire.

Une institution locale

Le Cercle est une récurrence dans le parc naturel régional des Landes de Gascogne, et un peu au delà. Qui traverse le paysage boisé du Sud Gironde et certains villages de la Vallée de la Garonne tombe souvent, au centre des villages, sur une maison traditionnelle où une inscription à la belle typographie ancienne annonce : « Cercle de l’Union », « Cercle de la fraternité », « Cercle de la paix ». 

Au comptoir ou aux tables, en journée, on croise généralement des habitués plutôt anciens. Pour peu que vous vous interrogiez sur ce que c’est qu’un cercle, la conversation s’engage rapidement autour d’un verre, soit avec ceux qui portent la mémoire du village, soit avec les nouveaux venus.

Ainsi, à Lucmau, deux anciens tiennent tout de suite à rappeler la règle : « pas de discussion politique ! » tandis que les habitants font la queue à ce qui est café, mais aussi épicerie, dépôt de pain, marchand de journaux… et lieu culturel. À La Réole, Langon, Saint-Macaire ou dans les villages alentours, il n’est pas rare qu’un artiste annonce : « je joue bientôt dans le Cercle X » ou « j’organise un stage dans le Cercle Y », à l’instar de Nadia, chanteuse de La Fiancée du Pirate, ou Mme Hollywood, clown et DJ, ou que des affiches relaient la programmation des cercles proches.

L’engagement associatif

Ce qui frappe, c’est l’enthousiasme largement partagé pour ces cercles, aux extrémités opposées des spectres générationnels et sociologiques. Pour un jeune punk de Préchac, c’est cool seulement les jours où il n’y a pas de chasseurs. Pour d’autres, ce sera précisément le lieu où banqueter autour du gibier fraîchement ramené. Mais prononcez le mot « cercle » en Sud Gironde et la réaction est assez unanime : « C’est formidable, ces cercles » ; « C’est le cœur du village » ; « Tu veux savoir ce qui se passe, tu vas au Cercle ».

Si ces cafés associatifs, défendant alors les valeurs d’une jeune IIIe République, sont vivants et vivaces dans bon nombre de villages et bourgs du Sud Gironde et du Nord des Landes, ils reviennent de loin. Ils ont dû faire face aux vents et marées de l’exode rural, de la désindustrialisation, de l’omniprésence des écrans. Leur remontada va de pair avec l’engagement associatif des habitants ancrés de longue date et celui des nouveaux venus en milieu rural.

Certains ont traversé le XXe siècle avec des hauts et des bas ; le Cercle de la paix à Préchac, né en 1897, n’a jamais fermé, comme celui de Luxey !  D’autres se sont créés récemment, à Canéjan et Pompéjac, ou ont ressuscité, comme à Gironde-sur-Dropt. Vingt-six d’entre eux sont affiliés à la Fédération des Cercles de Gascogne ; il faut leur ajouter une dizaine de cafés associatifs indépendants.

A l’anniversaire de la Fédération des Cercles de Gascogne (photo Jean-Marie Tinarrage)

Gardiens du lien social

« Les cercles continuent à vivre sur une logique d’émancipation, de coopération, d’entraide, d’échange », note François Pouthier, chercheur et animateur du débat sur le futur des cercles lors des 25 ans de la Fédération. Ce sont des lieux hautement politiques, au sens de « faire société ».

Sauver ou recréer un cercle, ces vingt-cinq dernières années, c’était parfois sauver un village. C’est sur fond de désertification des villages et de leurs commerces que la Fédération des Cercles de Gascogne s’est créée en 1998 à l’initiative de trois d’entre eux, Luxey, Pissos et Sore.

« Ça a permis d’enrayer la fermeture des cercles, explique Alain Crenca, élu à Pissos et ancien président de la Fédération des Cercles de Gascogne. Il y avait alerte : ceux qui restaient étaient souvent dans les chefs-lieux de canton. »

Ils partirent trois, ils sont aujourd’hui 26, auxquels il faut ajouter une dizaine de cercles associatifs non affiliés. Ce renouveau est passé par des soutiens : celui du Parc national des Landes, de l’Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine (OARA), de l’Institut départemental de développement artistique et culturel de la Gironde (IDDAC).

« C’est bien autre chose que du folklore ! »

Car l’un des vecteurs du renouveau des cercles, c’est le partage de la culture en milieu rural. La plupart d’entre eux diffusent des concerts et spectacles, et ont à cœur de faire tourner des groupes et troupes locaux. Ils ont été encouragés et soutenus dans ce volet de leur action par l’opération « Entrez dans les Cercles », qui prend en charge la moitié des coûts d’accueil des artistes.

« L’IDDAC s’intéresse aux cercles de longue date, explique Philippe Sanchez, son directeur. Il y avait quelque chose à travailler avec les cercles pour déployer un autre rapport aux publics et aux acteurs que celui des salles des fêtes. Les cercles, c’est bien autre chose que du folklore ! Il ne faut pas en faire un label, mais renouer avec certaines des valeurs qui les ont animés depuis 110 ou 120 ans : la solidarité, le désir d’émancipation, la proximité démocratique. Ils choisissent leurs artistes, nous ne leur imposons rien ! »

Les cercles sont des lieux de diffusion précieux pour de jeunes équipes émergentes… ou autres. Parmi les premiers artistes qui y ont tourné, il faut citer la Compagnie Jolie Môme ou encore Denis Barthe (batteur de Les Hyènes et avant celui des Noir Désir).

Une histoire sociale

Les Cercles ne sont pas nés dans le Sud-Ouest. Alain Crenca, co-auteur avec Patrice Clarac, Jean-Jacques Fénié et Isabelle Loubère de Histoire et vies des Cercles de Gascogne, les fait remonter aux chevaliers de la Table ronde ! Sans aller jusque-là, ils sont inspirés des multiples « cercles » nés outre-Manche au XVIIIe siècle.  En France, c’est à partir de 1810 que les lois autorisant des réunions de plus de vingt personnes – déclarées et sous haute surveillance des autorités – ont lancé le mouvement, pas seulement en Gascogne mais aussi dans le Sud-Est.

Mais l’esprit des cercles du Sud-Ouest est surtout lié à l’essor de la forêt industrielle, à l’arrivée de scieries et de multiples petites industries dans le massif forestier et la vallée de la Garonne, et à la venue de nouvelles populations de gemmeurs, travailleurs du bois et de la fonte. On peut avoir l’impression trompeuse que les Cercles s’alignent sur les pins, de Landiras à Mont-de-Marsan. Ils étaient pourtant tout aussi nombreux dans la vallée de la Garonne, où leur disparition a coïncidé avec celle des petites industries, rapporte l’étude Les Cercles en Gascogne, analyse de leur diffusion de l’anthropologue Bernard Traimond.

C’est à partir des années 1880-1990, que la création de cercles a connu son apogée, avec l’arrivée d’une nouvelle population ouvrière mettant en pratique des valeurs d’entraide, solidarité et de coopération partagées avec les agriculteurs. Le Cercle, c’était d’abord le lieu où l’on achetait moins cher le vin, budget important des ménages ; où l’on venait boire et manger pour des sommes modiques, lire les journaux, discuter, se distraire… et s’émanciper via ce qu’on peut qualifier d’éducation populaire.

Pas de politique

Alain Crenca parle d’ailleurs de deux familles de cercles : celui des notables, ou « moussus », et ceux des ouvriers et artisans. Dans les deux cas, les statuts, prudents, interdisaient les discussions politiques et religieuses. Mais un haut lieu de sociabilité ouvrière au village ne pouvait qu’être un espace de débats, et d’union.

« On ne faisait pas de politique dans les cercles mais on la commentait », euphémise Alain Crenca.

Les noms choisis –  Cercle de la fraternité (Saint-Justin), Cercle de la Concorde (Lucmau), Cercle des démocrates (Labrit), Cercle de la paix (Louchats et Préchac) –  expriment des idéaux moins consensuels qu’il n’y paraît sous la IIIe République ; d’autres se revendiquent Cercle des ouvriers (Saint-Symphorien), des Travailleurs (Captieux) de l’Union des travailleurs (Bazas).

Cercle de la Concorde à Lucmau (VSD/Rue89 Bordeaux)

Historiquement, ils s’inscrivaient par ailleurs,dans un mouvement d’économie sociale et solidaire rurale, au même titre que les boulangeries coopératives. Leurs statuts préfigurent ceux des associations de 1901 – qui a d’ailleurs favorisé leur essor – même s’il a fallu un bon dépoussiérage pour que les cercles cessent d’être les lieux d’une sociabilité uniquement masculine ! À l’origine, les femmes en étaient statutairement exclues. 

Ensemble mais singuliers

L’ADN des cercles, c’est le lien social, aujourd’hui comme hier. Dans bon nombre de villages, le cercle est le dernier café, l’ultime lieu de convivialité. Mais il est aussi, aujourd’hui comme autrefois, beaucoup plus que cela. À Lucmau, le cercle, ouvert quotidiennement, fait office non seulement de café, de lieu culturel, mais aussi d’épicerie, tabac, dépôt de presse et de viande et fruits et légumes !

Le paysage est varié, et chaque cercle défend jalousement sa singularité, même si des valeurs communes les animent : le souci de faire lien, la solidarité. Au moment des incendies de 2022, les cercles de Landiras et Louchats ont servi de PC et organisé des cagnottes pour les pompiers. 

« Autant de cercles, autant de manières de les vivre et d’y accueillir », ajoute Éric Cuvillier, actuel président de la Fédération. Certains ouvrent tous les jours, d’autres une fois par mois. Il y a les historiques, inscrits dans la tradition, qui organisent parfois des banquets à 200 ou 300 personnes ; les nouveaux venus sont attirés par la dimension d’économie sociale et solidaire, valorisent les circuits courts. »

Mais s’il y a parfois des frottements entre historiques et nouveaux venus, l’objet du Cercle est précisément de dépasser ces tensions.

Des équipes rajeunies

« Tu veux avoir des infos très rapidement, tu vas dans un cercle ! », résume Jean-Philippe Gantois, secrétaire du Cercle de la Paix à Préchac. Il fait partie de ces jeunes ex-urbains résolument engagés pour faire vivre leur village d’accueil et n’hésite pas à montrer non sans une certaine fierté les statuts historiques à la belle écriture d’instituteur IIIe République. Son cercle, un des plus anciens, est fondé en 1883.

Le Cercle de Préchac, qui a quitté la Fédération des Cercles de Gascogne par un souci d’autonomie, compte une centaine d’adhérents et une quinzaine de membres dans son conseil d’administration, mêlant les « historiques » à une équipe rajeunie. Comme la plupart des cercles fédérés, il propose une programmation mensuelle de concerts. La belle maison gasconne aux volets rouges annonce ses valeurs avec des pancartes qui avertissent en cas de comportements racistes ou sexistes.

À Gironde-sur-Dropt, c’est une femme, Nicole Latrille, qui est à l’origine de la résurrection d’un cercle ayant marqué ses souvenir d’enfance. Mais le lieu original n’existait plus. L’équipe municipale élue en 2020 a mis à la disposition de l’association la gare et financé une partie des travaux et permis à Au coin du cercle d’exister.

« Un peu de bouche à oreille et nous avons recruté les voisins comme bénévoles », indique Marie Mignano, désormais présidente. Le cercle compte 250 adhérents, propose une soirée culturelle mensuelle avec des artistes locaux, et envisage d’ouvrir plus largement dès que l’équipe de bénévoles sera consolidée.

Les cercles favorisent le lien social (photo Jean-Marie Tinarrage)

Les mairies, entre enthousiasme et méfiance

La relation à leur mairie s’avère importante voire décisive pour les cercles : moins pour les « historiques », souvent propriétaires de leurs murs, que pour ceux dont l’existence dépend de la mise à disposition d’un lieu.

Les communes de Rions et Pompéjac offrent à cet égard des situations opposées. Dans la première, le cercle a fait l’objet d’une longue bataille politique. Après des années de déshérence, un collectif s’est mobilisé pour y faire revivre un cercle dans son bâtiment originel et, au delà, un village déserté. L’ancienne mairie ne voulait pas entendre parler de gestion associative.

« Une bataille s’est engagée, qui a duré un an et demie, avec 1500 soutiens, raconte Vincent Joineau, nouveau maire élu en 2020. »

La nouvelle équipe municipale a soutenu l’association, engagé des travaux et le cercle a rouvert en 2021, doté d’une convention et d’un cadre de fonctionnement. Il accueille désormais des concerts, expositions, débats, et même spectacles pou enfants, et réunit des populations différentes autour d’un verre.

« C’est un lieu qui a catalysé, créé les conditions, pour que les gens se parlent. Il a permis la résilience de la commune, qui compte désormais 14 à 22 associations dans le champ social, écologique, culturel. Le café est l’alibi pour venir à la rencontre ! Ça nous manquait terriblement, conclut le maire. On a retrouvé le sens du village et des liens solides se tissent autour du petit blanc et du café. »

Cercle de Pompéjac menacé

Pompéjac vit l’expérience inverse, et peut-être ses derniers jours. Le Cercle dou Peis est un nouveau venu ouvert en septembre 2019. Né de l’initiative de deux personnes mues par l’envie de fonder un lieu culturel tourné vers la transition écologique, le cercle a assumé les travaux d’un bâtiment installé dans une agréable prairie ponctuée par des installations de la Forêt d’art contemporain.

Le Cercle de Pompéjac (VSD/Rue89 Bordeaux)

À la fois cercle et tiers lieu, doté de locaux spacieux et d’une cuisine professionnelle, il abrite une restaurant proposant une cuisine bio et locale. Il se veut aussi espace culturel et de débats sur des thématiques multiples : la monnaie, le revenu de base, comme un caféministe…

Est-ce cette agitation qui lui a valu la méfiance de la mairie ? Cette dernière a souhaité récupérer une partie des locaux, d’abord pour du logement d’urgence, puis pour la cantine scolaire à remettre aux normes. Le dialogue s’est avéré difficile. Après différents épisode l’association a été avisée du non renouvellement de sa convention d’occupation du lieu et son éviction devait avoir lieu le 30 juin.

« Cela met fin aux contrats aidés de deux jeunes salariées, s’indigne Soizic Le Lann, l’une des secrétaires de l’association. Cela met aussi fin à une activité soutenue de restauration, de manifestations culturelles, d’éducation populaire… pour les quelques 300 adhérents du Cercle. »

Les 16, 17 et 18 juin derniers, le festival Défends ton cercle mêlait une chorale de chants du monde, des groupes punk, des débats, des jeux pour enfants en soutien au cercle.

L’échéance du 30 juin est passée, mais l’association a décidé de rester dans les lieux, et de faire un recours en justice contre cette expulsion, dont les prétextes – « une insuffisante proportion de Pompéjacois parmi les adhérents » – lui semblent étonnants. En 2023, un espace de convivialité, lien social et d’action culturelle doit-il être sous le signe de l’esprit de clocher ? La solidarité entre cercles et leur esprit de fédération indique le chemin inverse.

L’AUTEUR

Valérie de Saint-Do

Valérie de Saint-Do
Ancienne journaliste aux pages culture de Sud-Ouest, puis rédactrice en chef de la revue Cassandre / Horschamp jusqu’en juillet 2012. Résidente du projet “Mécanismes pour une entente”, elle y a dirigé le magazine Deadline.

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