Reportage · À Mayotte, un habitant sur trois serait victime de troubles psychiques. La détresse mentale est particulièrement palpable chez les jeunes, mais aussi chez les demandeurs d’asile venus de l’Afrique des Grands Lacs ou des îles voisines. L’opération « Wuambushu », qui a donné lieu à des blocages du système de santé, n’a fait qu’aggraver la situation.
Le visage marqué de cicatrices, Oba (prénom d’emprunt) décrit avec amertume la détresse de ses « compatriotes » à Mayotte. Comme tous les demandeurs d’asile qui ont atterri dans cette île de l’archipel des Comores restée sous administration française, ce Rwandais affronte un régime dérogatoire strict qui freine toutes ses ambitions. Procédures complexifiées, aides dérisoires… Ce père de famille est épuisé par les exceptions locales en matière de droit des étrangers. « Quand tu es enfermé dans une situation pareille sans pouvoir travailler ni te projeter, parfois pendant dix ans, tu peux te tuer à n’importe quel moment », témoigne-t-il, le regard plongé vers la rocade de Mamoudzou, le chef-lieu du département.
Il repense à Danny, 23 ans, demandeur d’asile congolais1. « Il s’est suicidé en 2019 après avoir sombré dans la folie. C’était un gars normal, tout le monde le connaissait. Mais à cause de la situation… Tu ne peux pas résister. C’est normal », glisse-t-il entre deux goulées d’une bière malgache. En 2022, 86 % des demandes d’asile déposées à Mayotte ont été rejetées. Un taux d’acceptation deux fois moins élevé que la moyenne au niveau national. Après un exil souvent traumatisant, ces « déboutés » se retrouvent alors isolés sur un territoire inconnu et inhospitalier. Un terrain fertile pour le développement de troubles psychiques. Sensible au travail des professionnels de santé, Oba émet néanmoins des réserves quant à leurs capacités à traiter la détresse mentale de ses semblables. « Ils peuvent te soigner sur le moment, mais pas régulariser ta situation », résume-t-il.
Ce sentiment est partagé par les soignants eux-mêmes, habitués à ce type de profils. « J’ai récemment eu quelqu’un du Burundi qui a complètement disjoncté. On a l’impression que tout a débordé. Les problèmes sont majeurs à tous les niveaux. En matière de prise en charge, on essaie surtout de traiter l’urgence. Mais ce qu’on peut apporter est dérisoire au regard de leurs difficultés », nous indique-t-on en off du côté de l’unité médico-psychologique.
Sentiment d’impuissance
Avec les demandeurs d’asile, l’enjeu pour les soignants est d’arriver à traiter les symptômes de type post-traumatiques liés à l’exil, mais aussi les troubles anxieux liés au risque d’être expulsé. Si la majorité de ces profils sont issus de l’Afrique des Grands Lacs, il arrive aussi de croiser des Comoriens venus des trois autres îles de l’archipel. « Je me souviens d’un homme arrivé en pleine crise suicidaire aux urgences. Il racontait avoir voulu en finir en raison de son homosexualité, et de la crainte d’être expulsé aux Comores, rapporte un infirmier. On a essayé de l’aider pour favoriser sa demande d’asile, mais il nous a bien fait comprendre que ça ne fonctionnait pas vraiment ici. Une demande d’asile, même pour des Comoriens pourchassés en raison de leur orientation sexuelle, c’est compliqué. »
Autre profil que l’on croise souvent dans les couloirs du centre médico-psychologique de Mayotte : des personnes sévèrement marquées par le climat d’insécurité sur l’île. « Ce contexte fragilise des gens en hyper vigilance constante. Lorsque le moindre déplacement suscite la peur d’une agression, l’impact psychologique n’est pas sans conséquences sur la vie personnelle, affective ou professionnelle des patients », indique un psychiatre. Lorsque l’agression passe de la crainte à la réalité, les effets sont parfois durables sur la santé mentale des victimes. « Sur le long terme, l’une des conséquences peut être le repli sur soi. On ne sort plus. Tout devient compliqué, même pour aller au travail. Surtout que le risque d’une agression est toujours présent. Ça participe à entretenir des symptômes post-traumatiques. »
Pour les travailleurs de la santé, le sentiment d’impuissance est d’autant plus palpable que le manque de moyens est criant. En témoignent notamment les conditions d’isolement des patients en crise. « Elles ne sont pas du tout aux normes. Les murs sont délabrés, et il arrive que la climatisation dysfonctionne. Il n’y a même pas d’horloge ni de calendrier, s’insurge un professionnel de santé. Le service de psychiatrie ne dispose que de 10 lits pour une population de plus de 400 000 personnes ! C’est assez révélateur du manque d’investissements. »
Les blocages des collectifs anti-immigration
Au service des urgences, l’objectif est de désamorcer d’emblée la crise pour éviter que les symptômes ne s’installent dans la durée. « La première étape dans la prise en charge du traumatisme, c’est d’essayer d’aider la victime à verbaliser son ressenti. Lui expliquer que des sentiments tels que la culpabilité font parfois partie d’un processus. Il faut la réhumaniser d’abord, puis essayer de mettre en place un suivi rapproché pour qu’elle continue de décrire ce qui la traverse », indique un soignant. Mais difficile de s’aérer l’esprit quand l’insécurité est présente à chaque discussion, chaque débat public et chaque publication sur les réseaux sociaux. Une tension avivée depuis le lancement de l’opération « Wuambushu ». Conçue pour débuter au lendemain du mois de ramadan, le 24 avril 2023, cette opération militaro-policière de grande envergure diligentée par le ministre français de l’Intérieur doit aboutir, au nom de la lutte contre l’insécurité, à la destruction de plusieurs bidonvilles – occupés majoritairement par des personnes en situation irrégulière selon les lois françaises – et à des expulsions en masse de leurs habitants sur l’île d’Anjouan, située à 70 km de Mayotte (lire l’encadré au pied de l’article).
Depuis que « Wuambushu » a débuté, l’accès aux soins est lourdement perturbé sur tout le territoire. Les blocages et les affrontements que l’opération a suscités n’ont pas épargné le secteur de la santé mentale, en dépit de l’extrême fragilité des patients. « Ces gens ne sont pas dangereux à la base, mais ils peuvent le devenir. Un patient qui a des idées de persécutions peut craindre qu’on s’en prenne à lui et devenir un danger pour les autres », rappelle un urgentiste.
À l’origine de ces perturbations : le blocage, début mai, par des collectifs anti-immigration de l’hôpital de Mamoudzou et de ses annexes. Objectif des militants : « Mettre la pression sur les gouvernements comorien et français afin que les expulsions de sans-papiers reprennent. » À cette époque, les reconduites à la frontière étaient temporairement suspendues – Paris et Moroni ont fini par trouver un terrain d’entente pour une reprise partielle des expulsions quelques semaines plus tard. Dans les services psychiatriques de l’hôpital, ce blocus n’est pas resté sans conséquence : « La direction a suspendu les consultations pour ne pas créer de souci avec les militants qui bloquent l’hôpital. Il y aurait apparemment eu un risque pour notre sécurité », confiait alors un soignant sous le couvert de l’anonymat. Dans ce climat anxiogène, la direction a imposé le silence à ses agents. Par peur de représailles, tous les professionnels interrogés insistent pour ne pas être nommément cités.
Un accès aux soins « dégradé »
Après une semaine de blocage au centre de soins de Dzoumogné (nord de Mayotte), une quinzaine de jeunes armés de machettes ont attaqué les bloqueurs et vandalisé l’entrée du dispensaire. Dans la semaine qui a suivi, un car rempli de soignants a été criblé de cailloux, sans lien cette fois avec les blocages des jours précédents. De quoi augmenter la pression qui pèse sur ces professionnels, placés malgré eux au centre des débats sur l’insécurité. En réaction à cette attaque, des employés de l’hôpital ont fait valoir leur droit de retrait. La direction du Centre hospitalier de Mayotte (CHM) a finalement annoncé un programme de sécurisation renforcé, censé déboucher sur une reprise progressive de l’activité hospitalière. Mais, sur le terrain, « c’est le flou artistique », souligne une professionnelle de santé qui estime que l’accès aux soins « demeure dégradé ».
Selon plusieurs acteurs institutionnels de la santé mentale, le contexte actuel ne peut que développer des troubles nerveux chez les profils les plus vulnérables. « L’insécurité pèse beaucoup sur la vie des gens, et encore plus avec l’opération actuelle. On la ressent partout, avec cette pression supplémentaire de devoir se positionner pour ou contre “Wuambushu”. On oublie que quel que soit le camp, la santé mentale est notre bien commun. Et que celle-ci est en souffrance pour chacun », confie en off un responsable.
À Mayotte, le risque de développer un trouble dépressif est deux fois plus élevé que dans l’Hexagone – particulièrement chez les personnes inactives et sans diplôme2. Le recours à un professionnel de santé est pourtant faible. En cause : une offre de soins limitée, ainsi que d’autres facteurs parmi lesquels l’influence de la médecine traditionnelle. « Heureusement que cette médecine existe, estime cependant un spécialiste de la santé mentale. Ça peut être un complément intéressant si ça ne vient pas contrarier les traitements des personnes bipolaires ou psychotiques et générer pour elles une rupture de soins. Il faut tenir compte de cette culture. »
Une jeunesse en souffrance
Parmi les victimes de ces troubles, les jeunes occupent le haut du classement. Dans le territoire le plus jeune de France, la proportion d’individus concernés par des troubles psychiques est estimée à environ un tiers de la population totale3. Chez les 18-29 ans, ce chiffre grimpe à 45 %, avec une présence notable de troubles anxieux et dépressifs. « Beaucoup de jeunes ont des responsabilités qui ne sont pas de leur âge. À titre d’exemple, on devient souvent parent tôt. Les jeunes cumulent des pressions qu’ils ne sont pas censés avoir », relève un travailleur du secteur.
Exposés de plein fouet aux maux du territoire, les mineurs isolés sont particulièrement concernés. Livrés à eux-mêmes, séparés de leurs parents et élevés dans un contexte violent, ces adolescents affichent des profils préoccupants. « Ils sont souvent psychotraumatisés, sans prise en charge, et développent des symptômes anxieux sévères », s’inquiète un soignant.
Bien connus du service des urgences psychiatriques, ces jeunes sont traités dans l’urgence alors que le trouble, profond, mériterait une prise en charge dans la durée. C’est particulièrement le cas chez les consommateurs de stupéfiants. « Ils restent entre eux dès le plus jeune âge, sans rien faire. Ils n’ont accès à rien, encore moins à l’école. Donc ils commencent par le cannabis, l’alcool, puis des drogues dures jusqu’à se perdre totalement », détaille un urgentiste, qui conclut : « S’ils étaient nés dans un autre milieu, ça ne se serait sûrement pas passé comme ça. »
Une opération au ralenti
Lancée le 25 avril 2023, l’opération « Wuambushu » affiche un bilan bien maigre au regard des objectifs annoncés par le ministère français de l’Intérieur – à savoir la destruction de 1 millier de cases en tôle et la reconduite à la frontière de 10 000 personnes en deux mois. Un mois et demi plus tard, un seul quartier informel a été détruit : celui de Talus 2, à Majicavo (au nord de Mamoudzou, le chef-lieu). Il était constitué de 162 cases habitées par 86 familles. Le jour de l’opération, la préfecture indiquait que la moitié des habitants seulement avait accepté les propositions de relogement. Un ouvrier s’est effondré durant l’opération : Abdou Abdallah Madi était un habitant du quartier qui s’était mobilisé pour empêcher la destruction de son domicile. Il avait demandé un congé à son employeur, qui le lui avait refusé. Transporté à l’hôpital, il est décédé quelques jours plus tard d’un AVC hémorragique.
Sur le volet des expulsions également, « Wuambushu » n’a pas répondu aux attentes des élus locaux et du gouvernement. Et pour cause : Moroni a annoncé dès le premier jour de l’opération son refus de coopérer et d’accueillir les personnes refoulées. Durant quasiment un mois, les reconduites à la frontière ont été suspendues. Elles ont finalement repris, mais à un rythme ralenti.
Cyril Castelliti est journaliste. Il travaille depuis 2018 aux Comores et à Mayotte pour la presse nationale et internationale. Il a… (suite)
Louis Witter est photojournaliste. Son travail, en France et à l’international, porte sur l’exil, ses causes et ses conséquences. Il est… (suite)