En 1933, l’Institut de sexologie de Berlin est détruit par les nazis. Son fondateur, Magnus Hirschfeld, médecin engagé dans la lutte pour la dépénalisation de l’homosexualité, en avait fait un lieu de refuge ouvert à tous, mais aussi de recherches, pionnières, sur le genre.
Le 6 mai 1933, l’Institut de sexologie de Berlin est pillé, vandalisé et incendié. Transportés par camion jusqu’au bûcher, des milliers de livres de sa bibliothèque sont jetés aux flammes. L’un des premiers autodafés mis en scène par le régime nazi, au pouvoir depuis trois mois, pour faire fi des “déchets intellectuels du passé“. Exilé à Paris, c’est au cinéma (où l’on diffuse alors les actualités des “chemises brunes”), que le fondateur de l’Institut, Magnus Hirschfeld, assiste au spectacle de la destruction de son établissement. Si le centre, à la fois lieu de refuge et de recherche, n’a pas survécu, le travail d’Hirschfeld en sexologie nous parvient comme un objet à la fois précurseur dans la littérature scientifique sur la sexualité et le genre. Sa vie et son œuvre témoignent aussi de la période particulière qu’a pu être l’entre-deux-guerres en Europe dans l’histoire de la communauté homosexuelle : un moment d’expression et de revendications, mais aussi l’aube de violentes répressions.
Une patrie pour les “uranistes”
Nous sommes au début du XXe siècle. Alors qu’il quitte son cabinet, Magnus Hirschfeld découvre sur le pas de sa porte la missive d’un jeune soldat. Celui-ci a attendu la tombée de la nuit pour se présenter à lui comme un “uraniste”, terme hérité du XIXe siècle, qu’on utilisait alors encore pour désigner les homosexuels. La confidence n’est pas légère. À l’époque, en Allemagne, le paragraphe 175 du Code pénal prévoit des peines de prison et la suspension des droits civils pour les personnes se livrant à des “actes sexuels contre-nature perpétrés (…) entre personnes de sexe masculin ou entre hommes et animaux” – les lesbiennes constituent un angle mort de ces textes.
Si, paradoxalement, les lieux de rencontres homosexuels ne sont pas interdits, cette menace d’emprisonnement fait peser sur les personnes qui les fréquentent la peur d’être la cible de chantage. “Il était fréquent, par exemple, que des prostitués fassent chanter parfois pendant des années, quitte à ruiner une famille, un homme de la bourgeoisie qui ne voulait absolument pas que son homosexualité soit découverte”, raconte l’historienne Florence Tamagne, autrice d’Histoire de l’homosexualité en Europe (Seuil, 2000), sur France Culture.
Ce n’est pas un hasard si ce soldat toque à la porte de ce médecin. Juif et homosexuel, Magnus Hirschfeld a, en 1897, participé à la fondation du Comité scientifique-humanitaire, en compagnie d’autres membres de la revue Der Eigene, la première revue homosexuelle parue dans le monde. Sous la devise “per scientiam ad justitiam” (“la justice grâce à la connaissance”), l’association œuvre pour la dépénalisation des relations sexuelles entre deux hommes. Plus de 6 000 signatures sont recueillies, dont celles de Rainer Maria Rilke, Stefan Zweig, Albert Einstein, Thomas et Heinrich Mann, mais aussi, à l’international, celles Léon Tolstoï ou d’Émile Zola… “Hirschfeld mène des enquêtes d’opinion, fait circuler des pétitions, explique Florence Tamagne. À chaque fois qu’il y a des élections, il s’enquiert de l’avis du candidat concernant ce fameux paragraphe 175 du code pénal“. La loi ne sera véritablement supprimée qu’en 1994.
Hirschfeld, donc, comprend la détresse du jeune soldat, l’accueille. “La pensée que vous pourriez contribuer à [un futur] où la patrie allemande nous considérera en termes plus justes, adoucit l’heure de la mort“, lui avait-il confié dans une lettre, juste avant son suicide, la veille de son mariage… Que révèlent de tels destins, sinon le récit d'”une tragédie” ? demande le médecin dans son Histoire des mœurs pendant la Guerre mondiale (1930). “Quelle patrie avaient-ils, et pour quelle liberté se battaient-ils ?“
Un lieu de refuge et de soins
Profondément affecté par ce décès, et frappé par le souvenir du traitement humiliant d’un homosexuel contraint de défiler nu devant la classe alors qu’il était à l’école de médecine, Hirschfeld fonde, en 1919, l’Institut de sexologie. Une première contribution à l’institutionnalisation de la discipline, qui n’en est alors qu’à ses balbutiements, héritière des premières approches expérimentales de la sexualité humaine du milieu du XIXe siècle (comme l’analyse Sylvie Chaperon dans Les Origines de la sexologie (1850-1900) (Payot, 2012)).
Idéalement situé dans une villa du quartier central de Tiergarten, l’établissement de 115 pièces comprend des espaces ouverts au public, des laboratoires et des salles d’examen et d’opération. Selon le vœu de son fondateur, c’est un “lieu de recherche, d’enseignement, de soin et de refuge“, où l’on entend contribuer à “libérer l’individu de ses maux physiques, de ses afflictions psychologiques et de ses privations sociales“.
L’Institut organise des conférences ouvertes à tous et propose des consultations individuelles pour les hommes et les femmes. “Comment prévenir le plus efficacement une grossesse ?“, “Une femme peut-elle introduire son diaphragme seule ?“, “Pourquoi prend-on à la femme la maîtrise de son propre corps ?“, trouve-t-on parmi les questions rescapées du pillage de l’Institut, relève Agathe Bernier-Monod, maîtresse de conférence en études germaniques, lors d’un colloque.
Le “département stationnaire” accueille aussi des hommes et des femmes qui souhaitent changer de sexe. Elles étaient mises en relation avec des spécialistes du Comité scientifique-humanitaire. Hirschfeld parvient notamment à mettre en place un “laissez-passer de travesti” pour protéger certains de ses patients qui auraient pu être soupçonnés de prostitution et arrêtés par la police. En plus des traitements hormonaux proposés, Hirschfeld mènera avec le gynécologue Ludwig Levy-Lenz et le chirurgien Erwin Gohrbandt, l’une des premières pratiques chirurgicales de transformation des organes génitaux – chirurgie de réassignation ou affirmation de genre, comme on le dit aujourd’hui -, celle de l’artiste danoise Lili Elbe.
L’établissement hébergeait aussi un petit musée, ouvert à tous. “Des visiteurs du monde entier y sont venus, souligne Florence Tamagne. Des anonymes, mais aussi des personnalités. Comme André Gide, René Crevel ou Christopher Isherwood vont visiter l’Institut“, dans lequel Hirschfeld vit aussi, au deuxième étage avec son compagnon. Le lieu “contribua considérablement à la mise en discours rationnelle de la sexualité ainsi qu’à la diffusion de la réforme sexuelle, écrit Agathe Bernier-Monod dans son mémoire de recherche consacré aux stratégies de communication de l’Institut de Magnus Hirschfeld (2010). [Il] était devenu un organe discursif institutionnel, apte à susciter un débat public, et à faire sortir du boudoir ou du bordel les fantasmes et les perversions.”
Les prémisses d’une théorie de la fluidité
Depuis ses études de médecine, Hirschfeld s’intéresse à la sexualité, ses “marges”, d’un point de vue social et scientifique. Il publie sa première étude sur le sujet en 1896, Sappho et Socrate, ou comment s’explique l’amour d’hommes et de femmes pour des personnes du même sexe. Comme le souligne la professeure de civilisation allemande Liliane Crips dans un portrait de Magnus Hirschfeld publié dans la revue L’Homme et la société (1988), on retrouve les bases théoriques de la position à laquelle il restera fidèle : l’homosexualité résulte d’une constitution innée, et ne relève donc pas d’une perversion ou d’une maladie qu’il conviendrait de punir ou de guérir.
Dans ses travaux, Hirschfeld s’appuie notamment sur une théorie ancienne, celle du “troisième sexe” (telle qu’elle a pu être développée par Karl Heinrich Ulrichs en particulier, un autre pionnier de la sexologie), pour formuler l’hypothèse d’une décorrélation entre la masculinité et la féminité d’un côté, et le sexe biologique de l’autre. Postulant que tous les êtres sont, à l’origine, bisexuels, Hirschfeld écrit, dans Le Corps et l’Amour (1937 pour la traduction française), que les différences de sexes ne sont finalement que “des différences de degrés” :
“Il est hors de doute que la différenciation des sexes est précédée par un stade de formation commun aux deux sexes […]. Il existe toujours une forme primitive unique, qui se développe par la suite davantage dans l’un des deux sexes, tandis que, dans l’autre, elle reste stationnaire, à un certain degré du développement, ou elle régresse.”
Certains de ses postulats sont sujet à caution. Il n’en reste pas moins qu’en parlant d'”intermédiaires sexuels” par exemple, la terminologie d’Hirschfeld résonne comme une lointaine parenté des notions contemporaines de fluidité de genre ou de non-binarité.
À réécouter : Minorités sexuelles : les archives au cœur de l’histoire qui s’écrit
Le Journal de l’histoire
Un âge d’or gay ?
Dans l’entre-deux-guerres, de nombreux cercles homosexuels militants se créent en Europe. Des public schools anglaises au milieu littéraire parisien, qui débat alors de la sortie de Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust, de Corydon d’André Gide ou de la revue Inversion, en passant par Berlin, ses cabarets homosexuels et ses intellectuels, dont Magnus Hirschfeld, à l’initiative d’une “Ligue mondiale pour la réforme sexuelle”.
Mais parmi ces mouvements, tous ne défendent pas la même vision de l’homosexualité – laquelle s’exprime d’ailleurs parfois en des termes qui peuvent sembler datés, voire problématiques -, et n’appartenaient pas tous aux mêmes bords politiques. “Si on veut simplifier ce panorama, Hirschfeld définit l’homosexuel comme ayant ‘une âme de femme prisonnière dans un corps d’homme’, explique Florence Tamagne. Or, c’est une définition qui laisserait assez perplexe aujourd’hui… Il inscrit l’homosexuel dans ce qu’il appelle une espèce de ligne d’intermédiaire sexuel qui irait de l’homosexualité au transgenre, comme on pourrait le formuler actuellement”.
Son contemporain, Adolf Brand, écrivain, membre du Comité scientifique humanitaire, militant pour les droits des homosexuels, porte une autre vision, inspirée de la pédérastie grecque. “C’est un modèle élitiste, viriliste, misogyne, centré sur la solidarité entre hommes. Un modèle qui est assez conservateur, voire antisémite“. En créant le mouvement de la “communauté des spéciaux“, Brand obtient un certain écho.
“Il est important de voir que, même si, dans les années 1920, la dépénalisation de l’homosexualité est soutenue par les partis de gauche, le SPD, le KPD, le Parti communiste, les libéraux, il y a aussi un certain nombre de mouvements conservateurs qui sont liés aussi à ces mouvements homosexuels“, explique Florence Tamagne. D’où le manque de clarté quant au positionnement politique des partis sur cette question. De ce fait, Hirschfeld lui-même a pu croire, et alors même qu’il avait lui-même été la victime d’attentats nazis, que la répression des homosexuels du parti hitlérien n’était qu’une “façade moralisatrice”, poursuit l’historienne, et qu’arrivé au pouvoir, le parti les toléreraient…
La répression des homosexuels
Quand les chemises brunes ont débarqué à l’Institut de sexologie, l’établissement était scruté depuis des mois par les autorités nazies. Hirschfeld a été la cible d’intimidation lors de ses conférences publiques. “C’est une des personnalités les plus haïes de la République de Weimar, souligne Florence Tamagne. Pour l’extrême droite, pour le NSDAP en particulier, Hirschfeld incarne absolument tout ce qu’il rejette : il est juif, homosexuel, proche des partis de gauche… L’image même de ce qu’il souhaite combattre“. En 1920, l’intellectuel avait été roué de coups et déclaré mort dans la presse. Menacé, le médecin allemand se rend aux États-Unis où il est invité à tenir des conférences, avant de s’exiler en Suisse, puis en France, à Paris et Nice. Preuve en est que, dans ces années folles, “ce supposé âge d’or, des coups de semonce montrent que les forces de réaction sont très déjà présentes”.
Reste la marque d’une ambiguïté de certains cadres nazis vis-à-vis d’une forme d’homoérotisme (celui des statues d’Arno Breker ou des films de Leni Riefenstahl) et de l’homosexualité. Ernst Röhm, le leader des SA, ne cache pas la sienne et est même membre d’un des mouvements homosexuels de la République de Weimar. “Son homosexualité va être exploitée contre les nazis par les partis de gauche, souligne l’historienne, ce qui crée une espèce de confusion puisque ces partis de gauche, qui avaient pendant longtemps défendu la dépénalisation de l’homosexualité, vont, à partir de 1934, définir désormais l’homosexualité comme une perversion fasciste”. Le stéréotype de l’homosexuel nazi est diffusé par certains exilés allemands. D’un autre côté, des responsables nazis comme Himmler développent une rhétorique homophobe radicale. L’homosexualité est traitée comme une importation juive, une maladie, une contagion dont il faut se prévenir…
L’existence de positions contradictoires ne fait pas oublier la réalité : de 1933 à 1945, les homosexuels allemands vont être persécutés par le régime nazi, conduisant à plus de 100 000 arrestations à travers tout le pays. Traitements médicaux infligés sous la contrainte, castration… Le pouvoir déploie tout un arsenal coercitif, prétendument “prophylactique”. Les homosexuels sont stigmatisés et déportés. Identifiés par le chiffre 175, des bandes rouges avec des points noirs, puis le triangle rose, introduit à Dachau, en 1937. Le sort des lesbiennes reste plus difficile à évaluer, écrit Florence Tamagne dans la revue Témoigner (2017) : “Le lesbianisme n’était pas puni par la loi et les lesbiennes qui furent arrêtées l’étaient souvent sous un autre prétexte. S’il est parfois question d’un triangle rose avec LL (Lesbische Liebe) à l’intérieur, nombre de lesbiennes auraient été enregistrées comme politiques (triangle rouge), asociales (triangle noir) ou criminelles (triangle vert).”
À réécouter : Pourquoi a-t-il fallu du temps à la France pour reconnaître les homosexuel.les comme victimes de Shoah ?
Affaire en cours
L’ambivalente visibilité des mouvements homosexuels et lesbiens – les bals travestis, les revues, l’Institut de sexologie… – sous la République de Weimar, a été détruite par l’arrivée d’Hitler au pouvoir, et mettra du temps à se reconstruire. Il faut attendre les années 1970 pour voir les premiers mouvements révolutionnaires gays et lesbiens exhumer et mettre en lumière l’histoire de la déportation et persécution homosexuelle, parfois avec difficulté. En 1982, des historiens et militants homosexuels fondent, à Berlin, la Société Magnus Hirschfeld, afin de “préserver son patrimoine scientifique et culturel“. Le fond archivistique de sexologie et d’études de genre de l’Université Humboldt, lui rend aussi hommage dans les années 1990 en se nommant “Archive Magnus Hirschfeld”.
À réécouter : Hitler, 1933. À l’assaut de la démocratie
Le Cours de l’histoire