Frédo Burguière et Aurel racontent le peuple arménien à travers le courage d’une femme.
Christophe Kantcheff • 7 juin 2023abonné·es
Article paru
dans l’hebdo N° 1761 Consulter ce numéro
Frédo Burguière et Aurel.
© Aurel
Les 3 Vies d’Arminé / Frédo Burguière et Aurel /Coédition Irfan et L’Usine / 101 pages /22 euros.
Quel événement déclenche en soi la nécessité de se tourner vers ses origines, de s’intéresser à l’endroit (ou aux endroits) d’où l’on vient ? Une naissance, par exemple. C’est ce qui est arrivé à Frédo Burguière, le chanteur, auteur et compositeur des Ogres de Barback. Jusqu’à la naissance de sa fille, l’Arménie n’était pour lui qu’un environnement quasi pittoresque. Il entendait sa grand-mère paternelle, née à Constantinople, et ses grands-tantes parler arménien, et les plats du pays revenaient régulièrement sur la table du dîner. « Et c’est tout », dit-il.
La venue au monde de sa fille et les questions qu’elle a provoquées l’ont poussé à aller découvrir l’Arménie. Il y a fait plusieurs séjours, y a pris des images, en a tiré un spectacle. Un jour – c’est l’introduction de la bande dessinée –, il appelle son ami Aurel afin de mettre en forme le matériau qu’il a accumulé. Dans ce but, ils partent ensemble pour un nouveau voyage.
Arminé est une héroïne des temps modernes, une mère-courage sortie des décombres de l’histoire.
Mais la quête de Frédo Burguière n’est pas centrée sur lui-même ni sur sa généalogie familiale. Son moteur est avant tout son appétit de rencontres. C’est le peuple arménien qu’il désire approcher. Une femme va, à ses yeux, en devenir le symbole : Arminé. Qui, un jour, lui a raconté son histoire tragique, comme ça, à l’improviste, dans un restaurant de la ville de Gyumri, où elle habite : lors du terrible tremblement de terre que l’Arménie a connu en 1988, Arminé, outre qu’elle est devenue paraplégique, a perdu ses deux jeunes enfants. Plus précisément, alors qu’elle tenait la main de sa fille sous les ruines de leur immeuble qui leur étaient tombées dessus, elle a senti sa main refroidir. Signe que sa petite, près d’elle mais qu’elle ne voyait plus à cause des décombres, était morte.
L’histoire d’Arminé, ou plus exactement ses « 3 vies », structure la bande dessinée que signent conjointement Frédo Burguière et notre ami et collaborateur Aurel. Des récits de ce type, en Arménie, dont le peuple a connu un génocide, un tremblement de terre, la glaciation soviétique, puis vingt ans d’emprise mafieuse depuis son indépendance en 1991, et les agressions prédatrices de l’Azerbaïdjan – toujours en cours –, il en existe des milliers. Daniel, l’ami traducteur qui guide et accompagne Frédo et Aurel, a d’ailleurs cette réflexion : « En Arménie, à chaque coin de rue, il y a une histoire qui te fait pleurer. »
Savant montage
Celle d’Arminé est extraordinaire. Sa deuxième vie, pour ne pas sombrer, a été celle d’une athlète de haut niveau engagée dans les Jeux paralympiques d’hiver, au Japon en 1998 puis aux États-Unis en 2002, où elle est arrivée quatrième dans la discipline du handiski. Enfin, sa troisième vie consiste à diriger un centre ouvert dédié aux enfants handicapés, à Gyumri. Ce qui semblait a priori impossible pour une femme démunie, elle-même en fauteuil roulant, dans ce pays encore très patriarcal.
« Arminé, survivante du tremblement de terre de 1988, est l’incarnation non pas de cette fameuse résilience devenue cyclique, mais de cette farouche détermination à vivre, écrit Simon Abkarian dans sa belle préface. Arminé est ceinture noire septième dan de vaillance. Elle est une héroïne des temps modernes, une mère-courage sortie des décombres de l’histoire. »
Un QR code en fin de volume permet d’accéder au film que Frédo Burguière a réalisé et qui a donné lieu à cette bande dessinée.
En fonction de ce qui est conté, le livre alterne différentes formes de récit graphique, où l’on retrouve la patte d’Aurel : des textes illustrés, des pages de bande dessinée ou des photos dessinées à partir des albums personnels d’Arminé. Un savant montage nous fait passer du plus intime à des considérations générales, souvent historiques, qui établissent un contexte. En s’ouvrant à l’Autre, Frédo Burguière se relie aussi à sa propre histoire, le livre s’achevant sur un voyage avec son père, qui jusqu’ici occultait ce passé. Un beau parcours, qui n’a rien d’un enracinement excluant, identitaire, mais dont le maître mot, à l’image de la chaleur de l’accueil des Arméniens, est le partage.
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