Le Canada enregistre une hausse sans précédent de féminicides, dont un tiers ont pour cibles des femmes autochtones. Une situation qui alarme les représentants des premiers peuples et les organismes de prévention contre les violences faites aux femmes.
Delphine Jung
22 mai 2023 à 18h37
Montréal (Québec, Canada).– Décembre 2022. Kerra et Cambria Harris ne s’attendaient pas à devenir les représentantes des femmes autochtones disparues ou assassinées. Les deux jeunes femmes ont perdu leur mère, Morgan. Elle était portée disparue depuis plusieurs mois et, selon la police, les restes de son corps se trouveraient dans un dépotoir de la ville de Winnipeg, au Manitoba (ouest du Canada). La police estime que la tâche est trop complexe pour les retrouver entièrement.
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Cambria Harris le répète : « Ces femmes, qui nous ont donné la vie, sont sacrées et elles doivent toujours être considérées comme telles. Ça continue d’arriver et on laisse faire. Personne ne fait rien. »
Les larmes aux yeux, réprimant souvent un sanglot, Kerra et Cambria Harris s’exprimaient alors devant un parterre d’élu·es autochtones venu·es de tout le pays à Ottawa. Emmitouflées dans des couvertures offertes par d’autres femmes autochtones en signe de soutien, les deux sœurs avaient fait part de leur désarroi et répété que la police devait fouiller le dépotoir.
Morgan Harris fait partie d’une longue liste d’autochtones assassinées dans l’une des villes considérées comme les plus racistes du pays. Déjà cinq morts suspectes ces derniers mois.
Au Canada, ces femmes courent jusqu’à douze fois plus que les autres le risque d’être assassinées. Depuis 1980, près de 1 200 autochtones ont été assassinées ou ont disparu dans une indifférence quasi totale. Proportionnellement, ce chiffre officiel équivaudrait à 55 000 femmes françaises.
Un rapport récent le confirme : les femmes autochtones représentent 36 % des victimes de féminicides au Canada, alors qu’elles ne composent que 5 % de la population du pays, qui compte au total 38 millions d’habitant·es, selon l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilité (OCFJR).
D’après les familles, les enquêtes sont souvent bâclées. Elles ne sont pas prises au sérieux et les stéréotypes collent encore à la peau des victimes : ce ne sont « que » des toxicomanes, prostituées ou alcooliques. En bref, elles sont responsables de leur sort.
Selon Michèle Audette, première femme autochtone nommée sénatrice au Canada, la situation est une énième conséquence des politiques colonialistes menées dans le pays. « Pendant longtemps, les communautés religieuses et politiques ont permis qu’on batte, humilie et violente les femmes autochtones. Nous avons des preuves dans les archives », explique celle qui a aussi été commissaire lors de la grande enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées (2016-2019).
L’explosion des féminicides dans tout le pays
Plus généralement, le dernier rapport de l’OCFJR atteste d’une explosion des féminicides dans le pays. Au total, l’an dernier, 184 femmes ont été tuées au Canada, ce qui correspond à une augmentation de 27 % par rapport à 2019. Cela signifie qu’au moins une femme est tuée tous les deux jours. C’est compter sans les victimes collatérales de ces meurtres, comme les enfants.
Marci Ien, ministre fédérale des femmes, de l’égalité des genres et de la jeunesse, estime qu’il s’agit d’un « problème de sécurité nationale qui nécessite une réponse de tous les niveaux de gouvernement ».
La situation des femmes est pire qu’avant la pandémie, assure Crystal Giesbrecht, membre du comité consultatif d’experts de l’OCFJR. « Cela concerne la pauvreté, l’emploi, les soins non rémunérés, la garde des enfants, la perte d’indépendance et, bien sûr, les violences sexuelles et les féminicides commis par des partenaires intimes », précise-t-elle, alarmée par la situation.
Près de 60 % des victimes ont été tuées par leur compagnon ou par un ancien partenaire.
Une autre membre de l’OCFJR, Claudette Dumont-Smith, croit même que ces chiffres risquent d’augmenter cette année. Amèrement, elle se dit « pas surprise ».
D’ailleurs, il est difficile de ne pas souligner encore une fois la part importante que représentent les femmes autochtones dans tous ces chiffres. « C’est en Saskatchewan et au Manitoba que les taux de féminicides sont les plus élevés. Cela s’explique par le nombre disproportionné de féminicides de femmes autochtones, ainsi que par le taux plus élevé de féminicides dans les zones non urbaines », dit Crystal Giesbrecht.
Mais qu’est-ce qui peut expliquer ce bond ? Selon Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, la pandémie a eu un impact important.
« Il n’y a eu aucun féminicide [au Québec] durant la pandémie et les confinements, car les hommes avaient une emprise totale sur leur femme. C’était l’expression absolue du contrôle coercitif dans sa façon la plus pure, indique Manon Monastesse. Mais quand on est ressortis, les femmes sont retournées au travail, voir leurs collègues, leurs amis, et là, je ne parlerais pas de vague mais de tsunami de féminicides », ajoute-t-elle.
Selon elle, les hommes ont perdu ce contrôle absolu sur leur conjointe et c’est ce qui les a poussés à tuer. « Cette situation nous montre que lorsque l’homme tue, c’est quand il n’a plus d’emprise sur sa conjointe », poursuit-elle.
Quelles solutions ?
L’Observatoire souhaiterait que le féminicide soit intégré dans le Code pénal canadien et qu’il soit désigné comme un crime distinct. « Il est bien documenté que dans les cas de féminicide, les accusations de meurtre sont souvent rétrogradées au rang d’homicide involontaire, ce qui est connu sous le nom de “réduction pour cause d’intimité”. Reconnaître le féminicide comme un crime distinct contribuerait à corriger cette disparité », plaide Crystal Giesbrecht.
Le gouvernement fédéral se dit déterminé « à corriger les lacunes dans le Code criminel afin d’assurer une réponse rigoureuse du système de justice pénale ». Il rappelle que « des consultations sur l’inclusion du féminicide dans le Code criminel ont commencé ».Mais globalement, le ministère de la justice du Canada considère que tout est déjà en place pour punir les tueurs de femmes à la hauteur de ce qu’ils méritent.
Il évoque aussi des sommes importantes – 300 millions de dollars – investies dans des refuges ou encore des centres d’aide aux victimes.
Toujours au niveau législatif, Claudette Dumont-Smith croit que les peines devraient être plus lourdes pour les hommes qui tuent des femmes. « En ce moment, on envoie plutôt le message : “Ce n’est pas si grave si tu assassines une femme. Encore moins quand elle est autochtone” », dit-elle.
Une approche propre aux femmes autochtones devrait aussi voir le jour. La sénatrice Michèle Audette estime que lorsque les projecteurs sont dirigés vers la police, celle-ci fait un effort, mais rapidement, « l’ancienne culture » réapparaît.
Toutefois, il y a aussi eu du positif. Manon Monastasse souligne par exemple la mise en place, il y a un peu plus d’un an, de cinq tribunaux spécialisés en matière de violences sexuelles et de violences conjugales. Ce projet pilote a toutefois été critiqué par la magistrature, car elle estimait qu’il remettait en cause les principes fondamentaux de la présomption d’innocence et de l’impartialité de la cour.
Elle dit que la province du Québec a mis en place de nombreux plans d’action pour répondre à la problématique. « Mais tous ces plans doivent converger et être complémentaires. Nous devons avoir des stratégies intégrées », dit-elle, en concédant qu’il faut aussi s’attaquer aux racines du mal : le patriarcat.
Delphine Jung