Célébré en héros en février 2022, médaillé par les sauveteurs en juillet, un Albanais s’est vu refuser le séjour en France au mois de décembre, malgré l’attention promise par le ministre de l’intérieur. Les actes de bravoure permettent de régulariser des sans-papiers, voire d’accorder la nationalité française. Mais sans garantie.
3 janvier 2023 à 16h38
Mardi 3 janvier, La Nouvelle République révèle que Roland Aliu, un Albanais de 25 ans vivant dans la Vienne avec sa famille, est visé par une obligation de quitter le territoire français (OQTF) dans un délai d’un mois, prise par la préfecture le 9 décembre 2022. Son père, sa mère et son petit frère sont également concernés.
Dix mois plus tôt, ce jeune homme avait sauvé une octogénaire poitevine en la tirant des flammes qui ravageaient son pavillon. Le 14 juillet dernier, les sauveteurs de la Vienne lui avaient d’ailleurs accordé une « médaille d’or » pour le féliciter de son acte de bravoure. Les associations locales s’étaient mobilisées pour qu’il obtienne un titre de séjour, après plusieurs refus.
Roland Aliut interviewé par la télévision Albanaise après avoir sauvé une octogénaire des flammes à Poitiers en février 2022. © Capture d’écran ATV
Lors d’une rencontre entre Gérald Darmanin et des lecteurs du journal régional, le 11 février 2022, une habitante et membre du comité de quartier avait demandé au ministre de l’intérieur de reconsidérer sa position à l’aune de ce sauvetage. « Mais évidemment, je regarderai ça bien volontiers et avec intérêt », avait répondu le ministre. « Je le fais souvent car il faut de l’humanité dans les dossiers », ajoutait Gérald Darmanin, avec un enthousiasme toutefois mesuré : « Si on régularise toute personne venue sur le territoire de manière irrégulière, il va y avoir un appel d’air. »
À l’initiative de la Ligue des droits de l’homme et de l’association Cent pour un, les soutiens de Roland Aliu appellent à un rassemblement le samedi 7 janvier, devant la préfecture de Poitiers.
Nous republions ci-dessous l’article du 30 septembre 2020 : « Naturalisés, régularisés ou oubliés : le fabuleux destin des “héros” étrangers »
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Lorsqu’il a entendu une femme crier dans la rue, et décidé de confronter son agresseur dans le métro parisien, Youssef ne se doutait de rien. Ni qu’il s’agissait d’une attaque au couteau dirigée contre (l’ancien siège de) Charlie Hebdo, faisant deux blessés graves. Ni qu’il serait lui-même placé en garde à vue antiterroriste, quelques minutes plus tard, et présenté publiquement comme un « deuxième suspect » alors qu’il venait livrer son témoignage aux policiers.
Youssef ne pouvait pas non plus imaginer qu’une fois la méprise dissipée et son honneur lavé, des personnalités politiques de tous bords réclameraient sa naturalisation. Unanimes, le sénateur socialiste David Assouline, la députée LREM Anne-Christine Lang, le député européen RN Gilbert Collard, la sénatrice écologiste Esther Benbassa appellent à récompenser le courage de cet Algérien de 33 ans en lui accordant la nationalité française.
Après avoir témoigné auprès du Monde et de TF1, Youssef a repris le cours de sa vie. Son avocate, Lucie Simon, confirme qu’il dispose d’une carte de résident de dix ans et a entamé un parcours de naturalisation. « Sa crainte, tout à fait fondée d’ailleurs, est qu’on lui refuse la nationalité parce qu’il a fait une garde à vue. Cela arrive, même après un classement sans suite. »
Lassana Bathily (au centre) montre son passeport en janvier 2015. © Eric Feferberg/AFP
Toute personne placée en garde à vue est en principe inscrite dans le fichier de police TAJ (« Traitement des antécédents judiciaires »), consulté lors de l’examen des demandes de naturalisation, même s’il est possible de demander a posteriori l’effacement de cette mention.
« C’est un motif régulièrement invoqué pour refuser ou ajourner une naturalisation », confirme l’avocat Solal Cloris, deux exemples à l’appui : un homme connu des services de police (c’est-à-dire inscrit au TAJ) pour « usage de stupéfiants », un autre pour « transport d’arme de catégorie D » ayant entraîné un rappel à la loi.
Si ses quelques heures de garde à vue ne portent pas préjudice à Youssef, son acte de bravoure pourrait à l’inverse accélérer sa naturalisation. Le code civil prévoit en effet une procédure plus rapide pour « l’étranger qui a rendu des services exceptionnels à la France ou celui dont la naturalisation présente pour la France un intérêt exceptionnel », autorisant notamment une durée minimale de résidence sur le sol français de deux ans au lieu de cinq.
Le cas de Youssef rappelle celui de Lassana Bathily, surnommé « le héros de l’Hyper Cacher » pour avoir caché des clients dans la chambre froide et renseigné la police, le 9 janvier 2015. Comme Youssef, Lassana Bathily a d’abord été traité comme un suspect. Alors qu’il sortait discrètement du magasin pour chercher du secours, l’employé malien a été « mis par terre », menotté et isolé dans une voiture pendant une heure et demie, racontait-il la semaine dernière lors du procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. Les forces de l’ordre avaient supposé qu’il faisait partie des terroristes plutôt que des otages.
Comme Youssef, Lassana Bathily vivait en situation régulière en France, avec un titre de séjour. Grâce à la procédure accélérée, sa naturalisation n’a pris que quelques jours. Lors de la cérémonie, le ministre de l’Intérieur d’alors, Bernard Cazeneuve, louait ce « citoyen courageux ». « Lassana fait partie de ces êtres qui ne sont pas conscients de leur propre part d’héroïsme. […] La République accueille tous ses enfants, sans quoi elle ne serait plus la République. Bienvenue chez vous. »
Lassana Bathily travaille désormais pour la mairie de Paris. Le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), pour qui les personnalités issues des minorités sont trop rarement décorées, a lancé une pétition pour qu’il reçoive la Légion d’honneur. L’association a émis la même demande pour « Didi », vigile au Bataclan le soir du 13 novembre, naturalisé six mois plus tard dans les mêmes circonstances que Lassana Bathily. Sans succès pour l’instant.
Les trois soldats Américains en vacances qui ont réussi à maîtriser l’assaillant du Thalys, en août 2015, se sont vu accorder la nationalité française. Et la Légion d’honneur en prime.
Sarah Mazouz, chargée de recherches au CNRS, a notamment travaillé sur les pratiques de naturalisation en observant les différentes étapes de la procédure, du guichet en préfecture jusqu’aux cérémonies de remise des décrets. La sociologue observe une « moralisation très forte de l’accès à la nationalité ». « En droit français, la naturalisation n’est pas un droit mais une faveur : même si quelqu’un remplit tous les critères de recevabilité, l’État peut refuser de lui octroyer la nationalité française. L’idée paradoxale qu’il faut mériter cette faveur, faire partie d’une sorte élite des étrangers pour devenir français, structure implicitement la procédure de naturalisation et devient explicite pendant les cérémonies, à travers le décorum, les discours de certains représentants de l’État et la symbolique républicaine qui entourent ce rite. »
Pour l’universitaire, la clause de « services rendus à la nation », permettant une naturalisation plus rapide, s’inscrit dans cette moralisation de l’accès à la nationalité. Parmi ceux qui « mériteraient » de devenir français, l’État distingue les plus méritants, en y incluant ceux qui « ont mis en péril leur vie pour sauver des Français ».
Cette logique sous-tend aussi une note adressée par Marlène Schiappa aux préfets, mi-septembre. Pour récompenser les professionnels « qui ont pris une part active dans la lutte contre la Covid-19 », la ministre déléguée demande que leurs dossiers de naturalisation bénéficient d’un « examen prioritaire et individualisé », toujours fondé sur la notion de « services rendus ».
En 2019, tous motifs confondus, 48 000 personnes ont acquis la nationalité française par naturalisation, une baisse de 10 % par rapport à l’année précédente. Au sein de ce total, le ministère de l’intérieur n’a pas été en mesure de fournir à Mediapart le nombre de personnes naturalisées pour « services rendus ».
Du titre de séjour à l’OQTF, des « récompenses » à géométrie variable
« Les héros n’ont pas tous une cape », dit une expression consacrée. Les héros n’ont pas tous la nationalité française. Et les héros n’ont pas tous des papiers.
Dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), « l’admission exceptionnelle au séjour » permet des régularisations au compte-gouttes, à la discrétion du préfet. Celui-ci peut s’appuyer sur la circulaire du 28 novembre 2012, signée par Manuel Valls, selon laquelle un étranger est éligible à un titre de séjour temporaire s’il justifie d’un « talent exceptionnel ou de services rendus à la collectivité (par exemple dans les domaines culturel, sportif, civique ou économique) ».
Ce cas de figure est très rare. D’après les statistiques du ministère de l’intérieur, l’admission exceptionnelle au séjour sur ce fondement concerne 14 personnes en 2013, 9 personnes en 2014, 8 personnes en 2015, 6 personnes en 2016, 4 personnes en 2017, 7 personnes en 2018 et 5 personnes en 2019 (chiffre provisoire). Et parmi ces étrangers régularisés, certains l’ont été au bénéfice de leur « talent exceptionnel », comme ce jeune Albanais élu meilleur apprenti menuisier de France.
L’admission exceptionnelle au séjour © AGDREF / DSED
Mamoudou Gassama, le Malien sans papiers qui avait escaladé la façade d’un immeuble, en mai 2018, pour sauver un enfant suspendu dans le vide au quatrième étage, a bénéficié de cette procédure d’exception. Il a ainsi été régularisé sur le champ, puis naturalisé en quatre mois grâce à la procédure rapide.
Comme l’écrivait Mediapart à l’époque, l’exploit de Mamoudou Gassama a rencontré le tropisme d’Emmanuel Macron pour l’héroïsme, qui « fait partie intrinsèque de sa conception du monde et de la façon dont il entend “réparer” les fractures françaises, en déroulant ce qu’il aime à qualifier de “récit national”. […] Sous couvert de motivation collective, le recours à la figure héroïque et la survalorisation de la prise de risque individuelle sont aussi une façon de désengager l’État d’un certain nombre de responsabilités ».
Aux dernières nouvelles, Mamoudou Gassama a passé un an en service civique chez les pompiers de Paris, qu’il rêve toujours d’intégrer, mais doit d’abord affronter des problèmes de santé.
Les archives de presse regorgent d’autres exemples, qui sans acquérir le statut emblématique des précédents, témoignent d’une grande diversité de situations.
En juin 2020, Abderrahim Aissaoui, sans-papiers algérien de 49 ans vivant dans un hôtel social de Seine-et-Marne, met en fuite un homme en train de commettre une agression sexuelle (et interpellé par la suite). En guise de récompense, le préfet lui a remis un titre de séjour d’un an renouvelable.
Le même préfet de Seine-et-Marne a répété son geste pour un autre Algérien, Abdelillah Assaoui, en août 2020. Comme Mamoudou Gassama, il a escaladé la façade d’un immeuble. Dans son cas, il s’agissait de mettre à l’abri deux enfants et d’éteindre un début d’incendie. Dans un communiqué de presse, le préfet saluait « le geste de bravoure d’Abdelillah Assaoui », dont « l’acte héroïque a permis d’éviter un drame ».
En janvier 2019, un sans-papiers guinéen travaillant dans un centre de formation isérois, Mamoud Diallo, a sauvé sa collègue, attaquée à coups de couteau par un cuisinier pris d’un coup de folie. Mamoud Diallo s’est vu accorder la protection subsidiaire (mais pas le statut de réfugié), puis une carte de séjour de quatre ans, et finalement la nationalité française, avec le soutien de la préfecture.
En 2015, un sans-papiers tunisien, Nizar Hasnaoui, sauve quatre personnes coincées dans une voiture lors d’une inondation dans les Alpes-Maritimes, alors qu’il ne sait pas nager. L’une des rescapées le prend sous son aile et l’aide à obtenir un titre de séjour d’un an, renouvelé au moins deux fois. « Ma vie a carrément changé », disait-il trois ans plus tard, salarié d’une entreprise de nettoyage et en attente de naturalisation.
En 2014, Mohssen Oukassi, un Tunisien de 26 ans, sauve la vie de plusieurs voisins victimes d’un incendie, à Aubervilliers, au prix de brûlures sérieuses. Dix jours plus tard, il obtient un titre de séjour d’un an, renouvelable : c’est le « virage de [s]a vie ». Pourtant, comme le raconte Le Figaro en 2018, il retombe vite dans les galères de renouvellement de papiers et enchaîne les titres de séjour de trois mois. Mohssen Oukassi « perd les deux CDI qu’il avait obtenus », devient livreur chez Uber Eats, vit dans « un studio insalubre », garde des séquelles de l’incendie. Après plusieurs années difficiles, il obtient finalement un titre de séjour de dix ans.
Tous n’ont pas eu cette chance. Yassine Bencheniti, un Algérien de 38 ans, a empêché une femme de se jeter du septième étage en mai 2019 à Saint-Étienne. Le préfet de la Loire s’est déclaré incompétent pour statuer sur les « services rendus à la collectivité ». Quelques mois plus tard, Yassine, sa femme enceinte et leur fille de quatre ans, déboutés du droit d’asile, ont reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Ils ne peuvent compter, désormais, que sur la mobilisation qui a pris corps autour d’eux.
En avril 2015, Aymen Latrous sauvait deux enfants des flammes, dans le Val d’Oise. Malgré une « médaille de la ville », il est resté sans-papiers pendant trois ans et a reçu une OQTF. Après un réexamen de sa situation et une promesse d’embauche en CDI, en 2018, Aymen Latrous a finalement obtenu un titre de séjour d’un an renouvelable.
Son avocate, satisfaite que son client puisse « enfin vivre normalement », soulignait alors le « deux poids deux mesures entre sa situation et celle de Mamoudou Gassama, qui a reçu tous les honneurs. Nous aurions aimé faire part au Président de son histoire à lui, qu’il puisse être entendu. Je constate aussi que c’est grâce à la médiatisation qu’il a obtenu son titre de séjour ».
Philippine Parastatis mettait ainsi le doigt sur un effet induit par cette façon de distinguer les étrangers « méritants » : pourquoi, après des actes comparables, certains reçoivent, la nationalité française comme un cadeau, quand d’autres se voient offrir des papiers temporaires, voire rien du tout ?
Pour Djalega Léon Gnahore, demandeur d’asile ivoirien, la situation est encore en suspens. En juin dernier, cet employé d’une société de nettoyage a réveillé les habitants d’un immeuble en feu dans le XIVe arrondissement de Paris, et secouru une femme âgée victime des flammes. Son employeur, apprenant à cette occasion qu’il était sans-papiers – ou faisant mine de l’apprendre – l’a licencié.
Depuis, la Régie immobilière de la ville de Paris lui a signé un CDD de six mois, jusqu’en février 2020. « Nous souhaiterions l’embaucher en CDI, ce qui suppose que l’État puisse prononcer sur sa situation d’ici là », précise l’un de ceux qui suivent le dossier de Djalega Léon Gnahore à la mairie de Paris.
Aux yeux de la sociologue Sarah Mazouz, « depuis les années 1980, la naturalisation est devenu le modèle pour penser toutes les procédures qui règlent l’incorporation des étrangers à la nation ou même leur présence légale sur le territoire. La logique normative qui sous-tend la procédure de naturalisation, tout comme certains des critères qui y sont mobilisés, se déplace donc à toutes les procédures concernant les étrangers ». Ainsi, la régularisation de sans-papiers pour « services rendus », qui met en place une logique méritocratique, voire concurrentielle, s’inscrit dans ce mouvement.
Cette forme de promotion par l’exemple, et même par l’exception, est aussi compréhensible que dérangeante. D’un côté, l’auteur d’un acte héroïque « mérite » bien de sauter quelques étapes d’un long parcours : ce constat fait l’unanimité. Mais quel est le message adressé aux autres, aux galériens du séjour, aux futurs Français banals, aux candidats longue distance d’une nationalité routinière ? Pour trouver sa place, mieux vaut être taillé dans l’étoffe des héros.