Interview inédite. Annie Ernaux évoque l’influence originaire exercée sur elle par S. de Beauvoir, et la rigoureuse nécessité éthique autant qu’esthétique qui s’imposa à elle d’inventer sa propre écriture. Rushes du film Je veux tout de la vie, la liberté selon Simone de Beauvoir (LCP/AN, co-auteurs Pierre Paul Seguin et Pascale Fautrier, juin 2008).

PASCALE FAUTRIER

PASCALE FAUTRIER

Auteure et professeure

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J’ai préparé cette interview, notamment les citations de Simone de Beauvoir, mais c’est Pierre P. Seguin qui s’est rendu avec l’équipe de tournage dans la maison d’Annie Ernaux à Cergy-Pontoise, en janvier 2008 (elle s’est d’ailleurs étonnée avec humour d’une équipe si masculine pour un documentaire sur Le Deuxième sexe). Seules quelques pauvres minutes de cette heure d’interview ont été montées dans le film. J’en propose ici une transcription quasi-intégrale, et montée, qui est un conducteur pour un éventuel montage image. 

Il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un texte d’Annie Ernaux, mais de la transcription montée d’une improvisation orale (brillante).

Le sujet de notre film était un livre, Le Deuxième sexe, qu’A. Ernaux a lu à 18 ans en 1959. Annie Ernaux a expliqué souvent, et de nouveau jeudi 29 décembre en répondant aux questions d’Elisabeth Quin sur arte (28 minutes), que S. de Beauvoir d’abord, P. Bourdieu ensuite, avaient beaucoup compté dans sa formation intellectuelle – tandis que d’un point de vue purement littéraire, G. Pérec avait été une référence fondamentale[1]. Dans cet interview, elle tresse cette triple influence, sans citer les noms de Bourdieu ni de Perec, qu’on devine : son féminisme beauvoirien ne va pas sans la conscience de n’être pas une « héritière » comme l’avait été S. de Beauvoir, et contrairement à elle, il lui faut inventer sa propre langue, sa propre forme, pour dire la double (au moins) expérience intime du « deuxième sexe » et de la transgression des barrières de classe.

La photo tirée du film ne fait que suggérer la beauté intelligente d’Annie Ernaux.

Même blondeur mince aux yeux bleus et même âge que ma mère, à quelques mois près. De grandes similitudes aussi dans l’origine sociale. Et j’ai le même âge que son fils David à une semaine près. Je n’ai pas réalisé l’interview de 2008, alors que j’avais conduit toutes les autres. Est-ce parce que, contrairement à Annie Ernaux, ma mère a eu un rapport catastrophique avec sa propre mère, et moi avec elle ?

Lorsque j’ai écrit le projet de film sur Simone de Beauvoir en 2008, je voulais réparer quelque chose d’une filiation par les femmes, apporter une pierre à l’indéfiniment commençante et fragile et nécessaire transmission matrimoniale.

J’ai davantage encore aujourd’hui le sentiment de tisser un lien entre générations, d’ajouter un maillon manquant à la chaîne qui relie Ernaux à celles qui pourraient être aujourd’hui la fille que je n’ai pas eue, celles qu’on nomme les « néo-féministes », ou féministes radicales, ou intersectionnelles, etc.

Ce texte est aussi pour elles : je les salue et les remercie de poursuivre le travail si vaillamment, si nécessairement, avec autant d’éclat.


Table des matières

Lire, au printemps 1959, Le Deuxième sexe (1949) et les Mémoires d’une jeune fille rangée  (1958) de Simone de Beauvoir 2

Un modèle d’émancipation par la création littéraire, mais…. 2

La lecture du Deuxième sexe et… Mémoire de fille (2016) 3

Un même rapport « amoureux » mais différent à la mère : Une Mort très douce (1964)/ Une femme (1988) 4

Les Années Super 8 : le mariage et La Femme gelée  (1981) 5

L’avortement et les débuts de l’écriture : Les Armoires vides (1974), L’Evènement (2000) 6

L’écriture et le « goût de la vie ». 8

Le goût de la vérité : une distanciation nécessaire. 8

Inventer une écriture. 9

Backlash : Le retour de bâton des années 1980 (1980-2017 : quarante ans de « guerre froide contre les femmes ») 9

On ne naît pas femme, on le devient 10


Lire, au printemps 1959, Le Deuxième sexe (1949) et les Mémoires d’une jeune fille rangée  (1958) de Simone de Beauvoir

Annie Ernaux : J’ai rencontré son œuvre à 18 ans. […] Lorsque je découvre Beauvoir, je suis en classe de philo, et on ne parle jamais d’elle. Je n’ai rien lu mais j’ai entendu parler d’elle et j’ai une curiosité, une vraie curiosité. Et c’est en allant chez une amie dont le père a une grande bibliothèque, elle est d’une bourgeoisie ascendante, que je trouve les Mémoires d’une jeune fille rangée, qui viennent de sortir à peu près 6 mois auparavant. Il y a aussi un livre, un gros livre, un énorme livre, qui est le Deuxième sexe. J’y vais tout droit et je demande qu’on me prête ces deux livres. Et je les lis. Tout le printemps. Ce qui me reste, c’est le mois où je les ai lus, le mois d’avril, le temps qu’il faisait. Je suis pénétrée par le Deuxième sexe, je vis avec ce livre, complètement.

Mais c’était très difficile de vivre avec le Deuxième sexe. C’était en fait impraticable. C’était impraticable puisque pour toute la société autour, pour tous les garçons, l’infériorité féminine, la faiblesse féminine allaient de soi. Ce monde allait de soi. Et voilà que dans le Deuxième sexe, Beauvoir parle du birth control, de la limitation possible des naissances, qui n’étaient pas du tout arrivés jusqu’à la Normandie. C’était très loin, c’étaient des choses dont on ne parlait pas. Donc il y avait un décalage énorme. Alors que maintenant au contraire, certains pensent que les analyses du Deuxième sexe ne sont plus valables pour certaines, dans le monde actuel.

Ce que je veux dire, c’est que toute la société…était conforme à ce que décrivait Beauvoir. Et qu’à partir du moment où vous la lisez, vous n’avez plus envie d’être objet sexuel, vous n’avez plus envie d’être objet du tout. Vous avez envie de vous considérer, légitimement, comme un être entier, qui n’est pas à part …qui n’est pas le « sexe faible ». Et c’était impraticable, c’était extrêmement difficile, puisque tout, tout à cette époque, ramenait, justement, à l’infériorité féminine.

Un modèle d’émancipation par la création littéraire, mais… 

Le modèle qu’elle représentait pour moi, c’était qu’une femme peut décider à la fois de sa vie, mais aussi de mener à bien un projet d’écriture. Ce projet d’écriture moi je l’ai eu à 20 ans, et je comptais le réaliser absolument. Donc c’était un encouragement. Elle montrait, elle montre que c’est possible. Et en même temps, elle fait ressentir, elle m’a fait ressentir que ce n’est pas possible dans toutes les conditions. C’est ce qu’elle avait dévoilé dans le Deuxième sexe :  le destin tel qui est construit par la société pour les femmes peut être un handicap extraordinaire, terrible. Et de fait ; j’ai été dix ans sans pouvoir accomplir ce projet d’écriture. 

Pour moi elle était quelqu’un qui motive à écrire, qui encourage à écrire, mais pas du tout un modèle littéraire. Absolument pas. Et je me souviens en particulier qu’après avoir lu L’invitée, c’était en 1968, j’écris dans mon journal : j’admire beaucoup cette façon d’écrire mais je n’écrirai jamais ainsi.

Je sentais qu’il y avait des choses qui me différenciaient beaucoup d’elle, et en particulier un rapport à l’écriture qui pour moi est très différent. Mon projet d’écriture était encore très flou à ce moment-là, et je ne pensais pas spécialement à Beauvoir : je dois dire que j’étais davantage intéressée à l‘époque par le Nouveau roman, que par le récit traditionnel. Et ce n’est pas à 20 ans qu’on a envie de raconter sa vie. Non. A 20 ans on a envie d’écrire un roman, d’imaginer. J’étais dans cette logique-là.

J’étais consciente de la double difficulté pour moi d’écrire, et d’abord de la difficulté, peut-être plus grande que la seconde d’ailleurs, d’écrire quand on est né dans un milieu dominé, avec un entourage qui n’est pas du tout culturel. Le fait que j’étais femme, ça ne me paraissait pas une si grande difficulté, précisément grâce à l’exemple de Beauvoir : elle était la preuve vivante qu’une femme peut choisir l’écriture. Elle a eu cette fonction pour moi de modèle de trajectoire de vie. Et il faut parler aussi de son engagement dans le monde, de son engagement politique : là je la suivais parfaitement. Egalement lorsqu’elle énumère ses lectures dans La Force de l’âge : j’avais le goût des mêmes livres, les romanciers américains, Faulkner, Steinbeck… Et c’est certain que je me sentais…je me sentais le désir d’intervenir dans le monde, d’une façon ou d’une autre. Beauvoir est une figure qui vous ouvre la voie, qui est devant vous, qui vous a précédé. Pour une femme qui écrit, qui veut écrire, c’était, c’est très important.

La lecture du Deuxième sexe et… Mémoire de fille (2016)

Le Deuxième sexe est intervenu dans une certaine époque de ma vie, en1959, j’avais 18 ans. Et le contexte de cette époque, les mœurs, les interdits, c’est un autre monde. C’est le monde d’avant 68. A cette époque-là, dans ma vie, il y a des expériences sexuelles désastreuses. Je n’en ai pas souvent parlé dans mes livres, mais c’est le grand noir[2]. Et il arrive ce livre, qui d’une certaine façon fait la lumière. C’est-à-dire qu’il  me montre que je ne suis pas coupable. Je ne suis pas coupable. Il y a dans ce livre toute cette immanence, c’est le terme qui est employé, cette immanence qui est liée à la femme, toutes ces représentations de la femme. Après cette lecture, je base ma vie littéralement sur toutes les analyses que Beauvoir fait de la situation des femmes. Parce que ce livre est une somme, on n’avait jamais lu ailleurs ces descriptions du corps des femmes, de la sexualité des femmes, de l’avortement. D’un seul coup, je me réveille, je me réveille « femme », et beaucoup de choses s’expliquent. Et j’ai le désir de vivre en refusant le statut d’amoureuse, en refusant, plus ou moins, la maternité, également en vivant suivant, selon les mots de l’époque, la transcendance, le dépassement de soi, de fuir toutes les situations d’enlisement dans le féminin. Et j’y ai trouvé un grand, grand réconfort, un énorme réconfort. Ces analyses de Beauvoir, ont été, dit-on, invalidées par d’autres travaux, il n’en reste pas moins que dans cette époque et pour les femmes, c’est une révélation de pouvoir se penser en dehors des mythes, des coutumes, de se penser autrement par rapport à un homme et au mariage. C’est évident.

Il y avait quelque chose qui me heurtait évidemment, en comparant ma situation et celle de Beauvoir : il n’y avait pas que l’origine sociale, il y avait aussi le fait qu’elle vivait à Paris. Elle était parisienne et elle avait toutes les ressources culturelles possibles : elle vivait dans un milieu intellectuel. Moi j’habitais la province, j’étais en Normandie, et je ne pouvais pas compter sur un entourage intellectuel. Je crois que j’ai vécu à cette époque, dans une grande solitude, une grande solitude, mais en même temps une grande force. Cette force de n’être qu’une pensée, de refuser le biologique. C’est seulement une période de ma vie, mais qui a certainement compté dans la définition de mes projets d’écriture, qui m’a donné de la force dans les situations où malgré tout je me suis perdue d’une certaine façon…Que ce soit la nécessité d’avorter, que ce soit le mariage.

Un même rapport « amoureux » mais différent à la mère : Une Mort très douce (1964)/ Une femme (1988)

« Ma mère m’inspirait des sentiments amoureux, elle apparaissait parfois la nuit près de mon lit, belle dans sa robe ornée d’une fleur mauve. J’appris de maman à m’effacer, à contrôler mon langage, à censurer mes désirs. Tout reproche de ma mère, le moindre de ses froncements de sourcils mettaient en jeu ma sécurité. Privée de son approbation je ne me sentais plus le droit d’exister. »,

Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958 

Je ne sais pas si les rapports décrits par Beauvoir avec sa mère dans ce livre m’ont particulièrement frappée. Le livre qui m’a le plus marqué, c’est Une Mort très douce de fait. Je l’ai lu en 68. J’avais perdu mon père l’année précédente et l’idée de perdre ma mère m’est venue en lisant ce livre, mais comme une chose tout à fait impossible et impensable. La rupture avec sa mère que Beauvoir décrit dans Une Mort très douce est d’une nature tout à fait différente de celle que j’ai pu connaître avec la mienne. Parce que c’était une rupture culturelle. Ma mère a toujours tenu une place énorme dans ma vie. Et la seule rupture qu’il pouvait y avoir, c’était qu’elle n’avait pas fait d’études, et qu’elle était par là même toujours soucieuse du qu’en dira-t-on Ce souci-là, c’était l’entrave. La seule entrave qu’elle mettait à ma liberté lui venait de son enfance et de sa jeunesse d’ouvrière d’usine.

Il y avait chez elle un tel désir que je m’accomplisse dans le travail, que j’écrive. Pour elle c’était la chose la plus merveilleuse que mes livres soient publiés. Mais d’autre part elle était toujours dans une respectabilité que je ne pouvais pas lui reprocher, qui était extrêmement difficile.

J’ai vécu avec ma mère, ce qu’éprouve Beauvoir, c’est-à-dire un sentiment amoureux vis-à-vis de sa mère. Mais il y avait, il y a chez le transfuge de classe comme je peux me définir, une partie qui ne peut pas faire un procès à sa mère, comme Beauvoir tout de même le fait à la fin du livre. C’est un procès impossible.

Quand on objective, quand on met à distance les choses, on voit qu’il y a deux positions sociales différentes, celle de ma mère et la mienne, celle où j’étais arrivée. C’est de là que venait la douleur d’être séparées. Cette séparation que j’ai pu connaître avec mon père, elle était là aussi avec ma mère.

J’aurais souhaité qu’elle puisse toujours m’accompagner dans le monde. J’ai rêvé longtemps que ma mère puisse venir avec moi à Rome, comme elle le souhaitait. Mais c’est moi qui y suis allée, seule, parce que, à 22 ans, c’est elle qui me donnait de l’argent pour y aller. Elle, elle ne pouvait pas y aller.

Je suis allée dans le sens que ma mère souhaitait. C’est-à-dire que j’ai écrit parce que ma mère désirait que j’écrive. Ça paraît assez étonnant de la part d’une femme qui n’était pas cultivée. Mais c’était une femme qui aimait lire.

Il faudrait parler de toutes ces femmes qui sont, qui étaient, je crois qu’elles le sont encore, les gardiennes de la lecture, de l’écrit. Comme un moyen de s’évader sans doute, de se projeter par l’imaginaire dans le monde.

Je n’ai pas pensé particulièrement à Beauvoir en écrivant Une Femme, le livre sur ma mère. Et je n’ai pas voulu relire son livre, Une Mort très douce, avant d’avoir terminé le mien. Je ne l’ai relu que longtemps et je me suis aperçue alors de ce point de vue différent sur les mères, qui s’explique par des histoires différentes bien sûr.

Les Années Super 8 : le mariage et La Femme gelée  (1981)

« Combien de femmes englouties dans le mariage ont été selon le mot de Stendhal perdues pour l’humanité. On a dit que le mariage diminue l’homme. C’est souvent vrai mais presque toujours il annihile la femme. »

Le Deuxième sexe, 1949

Le mariage est la plus importante des situations aliénantes pour la femme. Il existe maintenant d’autres formes de vies à deux que le mariage, moins contraignantes. Mais il se trouve que moi c’est cette forme-là que j’ai, je ne dirais pas expérimentée, mais subie, parce qu’il n’y avait pratiquement pas d’autre choix que celui-là à ce moment de ma vie. Ce que dit Beauvoir se vérifie. Elle dit que l’homme lui aussi se trouve embrigadé dans cette structure. Mais c’est beaucoup plus délétère pour la femme. Avant le mariage je ne crois pas avoir compris vraiment, éprouvé, ressenti, ce que pouvait être pour une femme le poids d’une construction sociale, d’une institution, qui était, à mes yeux, absolument faite pour l’homme. Qui dans la mesure où la société est faite par les hommes et pour les hommes, était tout à fait profitable à l’homme.

Je suis arrivée avec mon petit bagage de liberté, de projet individuel, et j’ai vu comment, tout simplement en vivant, au quotidien, le projet familial, j’ai vu comment il étouffait complètement le projet individuel. D’une manière extrêmement pernicieuse, insidieuse. Et alors que je croyais très fortement être mariée à quelqu’un qui était mon égal, puisque nous faisions des études à peu près similaires. Il n’y avait pas, du moins me semblait-il, de domination personnelle de l’un sur l’autre. Je croyais même réaliser une forme d’égalité, comme une sorte d’aventure… vous voyez ce mythe… Et brusquement, par les rouages du travail, puisque c’est l’homme qui devait travailler, mes études à moi sont passées en second. Est alors arrivée la chose la plus terrible : avoir à charge ce que je vais résumer par le maintien de la survie, les courses, les tâches ménagères et l’élevage du premier enfant. Je dis à dessein « élevage », c’est-à-dire tout ce qui concerne le fait de donner à manger, de faire la toilette, de changer les couches etc. Tout cela s’est mis en place à une rapidité stupéfiante. Et cela se passait dans le plus grand assentiment, autour de moi, de toutes les femmes, de toutes les femmes et de tous les hommes. C’était pour moi révoltant.

C’est pour cela que, à un moment de ma vie, j’avais 36 ans, après un peu plus de 14 ans de mariage, il a fallu que j’écrive un livre, La femme gelée (1981).  

Beaucoup ont vu dans le titre, La femme gelée : Ah ah, la femme sexuellement frigide. C’était ça tout de suite la première chose… Mais non. Cela signifie le gel de toutes les aspirations, tous les désirs, de tout ce qui m’avait nourri, et justement, y compris l’exemple beauvoirien. Et tout ça par la « force des choses », j’aurais pu reprendre son titre du troisième volume de ses Mémoires [1963]. La force de l’institution, la force de la famille et de la consommation. La consommation, c’était extrêmement important : c’était le début de la société de consommation, et tout encourageait le couple à faire fond sur les choses[3], à se perpétuer dans le maintien des choses, l’entretien des meubles qu’on achète… Et cela sous des apparences d’égalité et de liberté.

La femme gelée est vraiment le livre où j’ai mis le plus de ma révolte, d’une révolte absolue, radicale, contre ce sentiment d’étouffement. Lorsqu’il m’arrive de le relire, je suis saisie d’effroi. Je suis saisie d’effroi parce que je sais que tout ce que j’ai écrit est garanti par la vérité de l’expérience. Et c’est pour moi très important de saisir dans l’écriture ce qui est la vérité, sans l’outrepasser, en en donnant toutes les dimensions.

Pour revenir à Beauvoir, si en 1959, je me suis beaucoup plus intéressée au Deuxième sexe qu’à ma lecture concomitante des Mémoires d’une jeune fille rangée, ce n’est pas seulement parce que le milieu d’origine de Beauvoir, le milieu de son enfance, m’était étranger. Cette lecture n’était pas de l’ordre du bouleversement, comme celle du Deuxième sexe, aussi parce que  ça se terminait par quelque chose d’un peu pervers tout de même, la rencontre de l’homme avec qui elle va pouvoir accomplir… tout, tout accomplir. Une fille de 18 ans qui lit ça se demande :  il est où mon Sartre à moi ? Je doutais très fortement de pouvoir rencontrer un tel homme. Cet aspect de la vie de Beauvoir est toujours pour moi une question. Il lui a fallu rencontrer un homme avec qui elle puisse réaliser ses projets. Comme si il ne lui aurait pas été possible de les réaliser seule[4].

L’avortement et les débuts de l’écriture : Les Armoires vides (1974), L’Evènement (2000)

« C’est un phénomène si répandu, qu’il faut le considérer comme un des risques normalement impliqués par la condition féminine. Le code s’obstine cependant à en faire un délit. Il exige que cette opération délicate soit exécutée clandestinement. »

Le Deuxième sexe, 1949.

Ceci est écrit en 1949, c’est très important de le dire bien sûr. Lorsque je lis ces lignes 10 ans après, rien n’a changé, les choses vont en rester au même point jusqu’au début des années 70. Ce scandale, on peut à peine l’imaginer maintenant, a perduré jusque dans les années 70. Il est très difficile de se représenter la situation des femmes avant que l’avortement soit autorisé. C’est un renversement total, puisque toute la vie des femmes, davantage que celle des hommes, même si ils en subissaient le contrecoup,  les mariages forcés etc, était subordonnée au fait que la fécondité n’était pas maîtrisée, Tomber enceinte était parfois soudain la pire horreur qui puisse exister. La plus grande invention du XXème siècle, c’est celle-là. La libération des femmes, elle est là. Le destin des femmes s’arrêtait tous les 28 jours. On ne peut pas l’imaginer. Un homme ne peut pas imaginer ça. Et les jeunes femmes de maintenant ne le peuvent pas. Et j’en suis tellement heureuse.

Pour moi qui ai vécu cela, et puis ensuite une vie avec la contraception, avec la possibilité de l’avortement, c’est évidemment le jour et la nuit. C’est le passage du Moyen Age au monde moderne. Cela signifiait l’absence d’avenir, puisque l’avenir s’arrêtait d’une certaine manière tous les mois. Se dire chaque mois qu’on pouvait avoir un enfant qu’on n’a pas désiré, c’était l’impossibilité d’avoir une maîtrise de son destin.

Maintenant les vies de femmes peuvent apparaître quelquefois flottantes, mais c’est le prix de la liberté.

Moi je vois que dans toute l’éducation que j’ai reçue de ma mère, il y avait derrière sa tête, cette extraordinaire angoisse, cette angoisse que d’un seul coup, sa fille, pour qui elle faisait des sacrifices… mon père aussi… pour que je fasse des études, que j’ai un métier… et d’un seul coup, je pouvais être renvoyée au destin de torcher des enfants ! C’était ça, pour ma mère

Je crois qu’on ne comprend pas Le Deuxième sexe de Beauvoir lorsqu’on dit qu’il y a un dégoût chez elle de la maternité. Ca se comprend sur ce terreau-là, de ce qui attend la femme, de ce qui attendait chaque mois la femme.

L’avortement [vécu en 1963, quatre ans avant la légalisation de la contraception et douze ans avant la loi Veil] a été l’expérience la plus étonnante, la plus effroyable, une expérience existentielle qui a profondément modifié mon rapport au monde.

Quand j’ai recommencé à écrire, mon premier livre publié a été Les Armoires vides [1974, l’année de la loi Veil, le livre est rédigé avant la légalisation de l’avortement]. Ce livre ne pouvait commencer que par le récit sous forme romanesque de l’avortement. C’était une nécessité. C’est très difficile de dire pourquoi.

Et j’y suis revenue dans un autre livre en 1999 : L’événement (il est sorti en 2000). C’était ce besoin de témoigner, de témoigner d’un moment de l’histoire des femmes, De mettre au jour ce qui avait pu se passer dans cet événement qui est uniquement féminin. Je tenais beaucoup à le faire parce que dans le contexte actuel, tout ce qui est de l’expérience des femmes est extrêmement tu. L’avortement, l’avortement clandestin, est devenu fort heureusement l’IVG [légal], mais il n’y a pas davantage d’écrits, c’est quelque chose qui reste de l’ordre du non-dit. Une petite chose. Alors que dans la vie des femmes, ça n’est pas forcément une petite chose.

Tout ce qui appartient à la vie des femmes, tout ce que font les femmes n’est pas considéré comme intéressant. L’expérience féminine n’apparaît pas comme quelque chose qui doive être creusé, qui doive être légitimé. Le champ est très vaste de cette constatation que le féminin, l’expérience liée au « deuxième sexe » ne peut jamais être dit, ne peut jamais être exploré, sans être dévalorisé immédiatement.

[Pierre demande à Annie Ernaux de lire un long passage de L’Evènement : le récit de l’avortement]

 L’écriture et le « goût de la vie » 

« Je voulais me faire exister pour les autres en leur communiquant de la manière la plus directe le goût de ma propre vie, j’y ai à peu près réussi. »

Tout compte fait, 1972.

Beauvoir écrit cela en 1972. C’est le bilan de sa vie et de l’écriture d’une certaine façon. Il est certain que le projet de la vie, de vivre, de faire de sa vie une œuvre d’art, aura été chez elle le premier et le plus dominant. C’est pour cela qu’elle a entrepris son autobiographie d’une manière aussi résolue à partir des Mémoires d’une jeune fille rangée (1956). Comme une façon de ressaisir sa vie et de la communiquer aux autres, de communiquer le goût de sa vie aux autres. Il y a chez Beauvoir un désir d’offrir un modèle de vie, aussi dans le modèle de couple qu’elle a formé avec Sartre. Sur fond de néant, parce que l’idée du vieillissement et de la mort sont très tôt présentes : il faut récupérer le présent qui s’enfuit.

Ca a beaucoup fonctionné sur moi, lorsque j’ai lu La Force de l’âge notamment, parce que je l’ai lu à un moment où j’étais moi-même dans une indécision sur ma vie : je désirais très fort à la fois en profiter et en faire quelque chose. C’est un modèle de vie qu’elle proposait, de recherche aussi. 

Mais je ne pense pas avoir jamais désiré mais vraiment jamais, me faire exister dans les autres. Plutôt disparaître… disparaître dans quelque chose qui serait la matière des mots. L’écriture est chez moi plus importante que la vie je crois, même si c’est un petit peu audacieux de dire ça. Je ne me suis pas reconnue dans ce redoublement de la vie. Jamais.

Le goût de la vérité : une distanciation nécessaire

« Je m’apparais à mes propres yeux comme un objet, un résultat sans qu’interviennent dans cette saisie les notions de mérite ou de faute. J’ai plus de plaisir à me dépister qu’à me flatter car mon goût de la vérité l’emporte de loin sur le souci que j’ai de ma figure. Ce goût lui-même s’explique par mon histoire et je n’en tire aucune gloire. Si c’est moi qui me peins, rien ne m’effraie. »

Préface de La Force des choses,  1963 

Mais je remarque que Beauvoir n’a jamais écrit dans une forme de narcissisme ou de complaisance à elle-même, et qu’elle a toujours cherché à se saisir dans sa position dans le monde, de saisir le monde en même temps qu’elle se saisissait. Et c’est cette façon d’objectiver, cette distanciation, qu’elle a accomplie dès le départ avec  les Mémoires d’une jeune fille rangée, qui m’a toujours parue remarquable d’un bout à l’autre de son travail autobiographique. Et jusqu’à la fin, jusqu’à la Cérémonie des adieux (1981), il y a ce souci permanent d’atteindre la vérité.  Elle a une forme de d’intransigeance, d’énergie à dire, à dire les choses. On lui a reproché de parler de la mort de sa mère, de parler de la mort de Sartre. Mais on n’a pas compris que son projet est de se considérer comme un produit de l’histoire, et de son histoire, de mettre au jour quelque chose qui serait une vérité, une vérité bonne, peut-être, pour les autres, bonne en général. C’est là que je me reconnais : je me reconnais dans ce projet-là.

Inventer une écriture

Entreprendre une œuvre où on se prend soi comme matière peut prendre des chemins extrêmement différents. Beauvoir voulait « communiquer de la manière la plus directe », elle n’a jamais voulu faire œuvre d’art. Or moi je pensais qu’un projet autobiographique n’a pas une forme toute prête, toute faite, que cette forme doit être cherchée. Que tout cela c’est quand même du domaine de quelque chose qu’on peut appeler la littérature.

La différence que je vois [entre son projet et le mien], c’est le souci d’une forme et je crois avoir lu qu’elle récuse ce souci de la forme. Qu’elle l’avait malgré tout. Mais ce n’est pas prioritaire, ce n’était pas prioritaire pour elle.

Je mets en route des processus qui ne sont pas identiques à ceux de Beauvoir ; elle a adopté la forme du récit, une forme d’autobiographie traditionnelle, alors qu’elle aurait pu choisir autre chose, puisque Michel Leiris avait écrit L’Age d’homme lorsqu’elle a commencé les Mémoires d’une jeune fille rangée. Pour atteindre le réel, il y a des moyens scripturaux à chercher.

Pour moi l’écriture, c’est une espèce d’effraction, c’est quelque chose à voler, à attraper. C’est quelque chose qui ne m’a pas été donné, je n’ai pas la même trajectoire sociale que Beauvoir. Je crois que cela explique beaucoup de choses. Moi aussi je suis le produit de mon histoire. Et ce n’est pas la même.

 Backlash[5] : Le retour de bâton des années 1980 (1980-2017 : quarante ans de « guerre froide contre les femmes »)

Mon livre, La Femme gelée, a été très mal reçu lorsqu’il est sorti en 1981.Il y avait une croyance très forte que tout cela était du passé, que les femmes étaient devenues les égales des hommes. Il y avait un déni, un déni de tout ce qui pouvait entraver la…On disait : les femmes ont tout gagné. Voilà, les femmes avaient tout gagné. On était, au début des années 80, au début de ce retour de bâton, qui a fait que la situation a stagné. La situation des femmes n’a pas évolué en ce qui concerne le partage des tâches, la présence dans le monde politique. Rien n’a été gagné en plus de 25 ans (Ernaux s’exprime en 2008). Faisait retour cette vieille idée, cette idée d’ailleurs masculine : mais qu’est-ce qu’elles veulent ? Que veulent les femmes ? Elles ont tout ! Et maintenant on fonctionne sur cette idée-là.

Et non ! elles n’ont pas tout.

Il y avait eu, oui,  la légalisation de la contraception en 1967, la loi sur le divorce, la loi Veil en 1974, en 1981 le remboursement de l’avortement etc.

Mais La Femme gelée met l’accent sur le fait que les tâches traditionnelles incombent toujours aux femmes, que l’éducation des enfants incombe aussi aux femmes. La liberté est toujours le fait plus ou moins le fait des hommes, beaucoup plus que des femmes, qui sont limitées de fait par ces tâches-là, que ce soit en politique ou ailleurs. Sortir le soir, c’est toujours plus difficile pour une femme.

Il y avait, et je crois qu’il y a toujours, il y a toujours ce déni-là. On pense que les femmes ont tout obtenu. Même des jeunes femmes maintenant le pensent. C’est devenu un cliché, et que c’est une affaire individuelle, que la plupart du temps tout cela est une affaire individuelle. Tout cela serait à replacer bien sûr dans un contexte de recentrement sur l’individu.

On ne naît pas femme, on le devient[6] 

 « On ne naît pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine. C’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. »

Le Deuxième sexe,  1949

Cette phrase, pour moi elle est absolument vraie…claire. Il y a une différence, une différence biologique, qui est de taille et qui d’ailleurs est au cœur du livre de Beauvoir, Le Deuxième sexe. La femme donne la vie, porte dans son ventre l’espèce. Donc il y a une différence, une constitution de départ. Mais tout le reste est une construction sociale : on va faire d’une « femme », un « autre » être que l’homme, l’autre de l’homme. Alors que, Beauvoir ne le dit pas expressément, on ne naît pas non plus « homme », on le devient aussi. La construction sociale pèse aussi sur les hommes. Mais elle n’est pas du même ordre, elle est de l’ordre de la domination, d’une façon ou d’une autre, même si elle peut être aussi difficile pour des hommes.

Les femmes ont changé complètement de statut, elles sont les maîtresses de leurs vies, et doivent le devenir davantage encore. Mais les rôles masculins doivent changer aussi. C’est certainement une période difficile. Difficile pour les femmes mais peut être aussi pour les hommes.

Mais je n’entrerais pas du tout dans l’idée que c’est égal. Pas du tout. L’image des hommes reste éminemment avantageuse, elle continue à permettre que les hommes dirigent le monde. C’est évident dans tous les domaines, dans le domaine de l’entreprise, le domaine politique essentiellement…

Même en littérature. En littérature c’est très net. Il est évident qu’il y a un préjugé favorable aux écrivains hommes. On réclame toujours des comptes aux femmes qui écrivent. C’est tellement, tellement évident que Beauvoir a toujours eu à en recevoir sur le coin de la figure, comme Colette… et actuellement c’est toujours à peu près la même chose.

Il y a des siècles de représentations qui pèsent sur tout le monde autant les femmes que les hommes. N’ayant pas eu de frère, ayant vécu quand même à l’ombre d’un matriarcat, qui existait dans mon milieu familial, j’ai toujours été étonnée de cette espèce de conscience de soi légitime des hommes, qui ne perçoivent pas du tout, et beaucoup de femmes sont aussi dans ce cas, qui ne perçoivent pas cette différence qui semble aller de soi, différence de traitement, par exemple quant à ce qu’écrivent les femmes, différence de présence des femmes dans des instances, n’importe lesquelles, journalistiques.. Cela m’étonne que ce ne soit pas vu, alors que je le vois immédiatement, que je le remarque. [Rires]

NOTES

[1] Annie Ernaux cite également le nom de Virginia Woolf, mais l’influence de Pérec me paraît plus évidente à repérer dans son œuvre, et l’entretien confirme cette proximité :  d’autant que Pérec est souvent perçu comme à la croisée de l’influence du réalisme sartrien (et lukacsien) et du Nouveau roman (je fais allusion à cette postérité du réalisme sartrien dans un article, « Réaliser la situation. Sartre, du réalisme classique au réalisme révolutionnaire », 2021 : https://www.cairn.info/approches-materialistes-du-realisme-en-litterature–9782379241901-page-51.htm.)

[2] Ce sera le sujet de Mémoire de fille, paru en 2016 : mais nous sommes en 2008, huit années auparavant.

[3] Annie Ernaux pense évidemment au roman Les Choses de Pérec, 1965. Peut-être aussi au roman de Beauvoir, Les Belles images, 1966.

[4] La phrase d’Annie Ernaux est inachevée, mais c’est le sens.

[5] C’est le titre du livre de la féministe américaine Susan Faludi (1991, 1993 pour les Editions des femmes). J’ai acheté et lu ce livre à sa parution en français, fruit d’un travail entamé en 1986, l’année de la mort de Simone de Beauvoir (et l’année où j’ai commencé à le lire : en commençant par les Mémoires d’une jeune fille rangée). L’expression de « guerre froide contre les femmes » est de Susan Faludi.

[6] Nous avions demandé à tous les interviewés de lire et de commenter ce passage du Deuxième sexe : ces lectures et commentaires devaient alimenter la performance vidéo de la Passerelle Simone de Beauvoir.

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