Un outil d’émancipation cantonné par Emmanuel Macron à sa dimension culturelle
Le XVIIIe Sommet de la francophonie se tient les 19 et 20 novembre à Djerba, dans une Tunisie en pleine dérive autocratique. Tandis que les Français ne représentent plus qu’une minorité parmi les francophones, la France tente de corseter une organisation internationale qui se voulait émancipatrice pour tous les locuteurs de cette langue-monde, regrette une témoin privilégiée de ce reniement.
par Michaëlle Jean
Entre France et francophonie, le malentendu↑
À l’origine du mot « francophonie », il y a bien sûr un homme et son patriotisme, le géographe Onésime Reclus, qui introduit le terme en 1880 dans son ouvrage historiquement marqué : France, Algérie et colonies. Le français y est présenté comme la langue devant garantir la pérennité de l’empire colonial. C’est à la même époque, en 1883, et dans le même esprit que l’Alliance française voit le jour, avec pour objectif la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger.
Il y a là, pour la France, la volonté de favoriser le développement de la langue française à des fins de conquête. Mais il s’agit aussi d’en contrôler l’usage. Car n’oublions pas que c’est à travers cette langue et dans cette langue que, dès 1791, s’était forgé et avait surgi autre chose. Dans la petite colonie française de Saint-Domingue, 500 000 esclaves s’étaient insurgés : « Liberté ! Égalité ! Fraternité ! », pour nous aussi les nègres et négresses des plantations qui n’étions pas invités au banquet de la Révolution française, ni à manger de ce pain-là ! Il y avait dans ces mots une force, une vérité implacable, une pertinence, celle qui a su porter les idées des Lumières qui ont permis à toute une part de l’humanité de sortir des temps les plus sombres.
Comme le souligne si justement Tzvetan Todorov, les Lumières émettent trois idées-phares, fondamentales, dont les conséquences seront innombrables. D’abord, l’idée d’autonomie et par conséquent d’émancipation. Et puis, l’idée de finalité humaine, qui donne naissance à l’affirmation de droits inaliénables. Et enfin, l’idée d’universalité, de laquelle découle la demande d’égalité qui permet d’engager des combats, aujourd’hui encore, contre toutes les formes d’aliénation de la liberté.
Des Lumières jailliront donc des mots puissants, des idées chargées des promesses qui se sont répandues pour allumer le feu d’un humanisme à inventer.
Je sais ce qu’ils ont réveillé chez mes ancêtres qui les ont reconnus dans leur chair. Ces femmes, ces hommes, ces enfants qui, par millions, ont été dépossédés de tout : de leurs noms, de leurs langues, de leurs cultures, de leurs lieux, de leur dignité et de leur humanité. Capturés, livrés en bêtes de somme et réduits à l’esclavage, pour eux, liberté, égalité, fraternité, blasons d’un combat, signifiaient la possibilité de faire basculer tout un monde et de renaître à eux-mêmes.
Une idée lumineuse
Et qu’importe que ces mots aient été dits dans la langue des maîtres et de l’oppresseur, ils se les sont appropriés, comme on s’empare d’un butin, d’un dû, d’un trésor à partager. Le combat fut éprouvant jusqu’au sang, mais jamais comme la morsure du fouet, de l’humiliation, du viol, de la dépossession et du racisme, jamais comme les siècles de traite infâme et inhumaine.
Et cette langue française qui les prend à la gorge, qui les fait taire, les enchaîne et les réduit au néant, ils vont décider, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, qu’elle sera leur revanche. Avec elle, ils vaincront l’impossible.
Ainsi naquit, en janvier 1804, la première république d’hommes et de femmes noirs, affranchis par eux-mêmes. Ils surent redonner à la terre souillée de leur avilissement et de leur douloureuse captivité son nom d’origine : Haïti. Dans la langue des peuples frères arawaks, taïnos et caribes, décimés par la colonisation, Haïti Boyo Kiskeya, « notre terre montagneuse », dessinait les reliefs sinueux d’un territoire d’une grande beauté.
Haïti, premier pays décolonisé et à abolir l’esclavage, donne vie à un rêve jusque-là improbable et qui gagnera très vite tous les peuples opprimés du reste des Amériques.
« Liberté, égalité, fraternité, pas seulement pour nous, mais pour tous les autres enchaînés du continent », dira le premier président haïtien, Alexandre Pétion, à Simón Bolívar, « El Libertador » chassé du Venezuela en 1815 et à qui Pétion donna asile. Il lui accordera aussi les moyens financiers et logistiques de reprendre sa campagne de libération, mais à la seule condition que ce combat garantisse l’émancipation des esclaves. Ainsi naquirent les républiques des Amériques. Haïti le paya fort cher.
Défaite en 1802 par les Noirs insurgés, la France revint en juillet 1825. Le roi Charles X fait débarquer à Port-au-Prince son envoyé spécial le baron de Mackau accompagné par une flotte de plus de cinq cents canons. La menace est claire : « Vous nous remboursez ou nous vous exterminerons. » La France exige réparation pour elle, pour tous les anciens maîtres et pour leurs descendants. Pour acquitter la dette, les prêts devaient obligatoirement être contractés par l’État haïtien auprès des banques françaises. Les grandes puissances européennes, avec la complicité des États-Unis, tous esclavagistes, racistes et ségrégationnistes, ne lésinèrent pas non plus sur les représailles. Haïti sera isolé par un embargo, son économie réduite à néant faute d’accès à tous les marchés. La jeune nation sera marquée au fer rouge et condamnée à ne pas s’en sortir.
Advient ensuite ce que ni Reclus ni les Alliances françaises n’attendaient. L’idée de la francophonie leur échappe et suit ce même désir irrépressible d’émancipation, le combat pour la décolonisation amorcé par Haïti se répand jusqu’en Afrique. Voici la francophonie pensée, ciselée dans les années 1960 par des chefs d’État du Sud, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Tunisien Habib Bourguiba, le Nigérien Hamani Diori, le Cambodgien Norodom Sihanouk. Une francophonie fondée sur leur volonté d’ouvrir leurs pays, nouvellement indépendants, sur le reste du monde, comme un espace de coopération, dans un esprit de partenariat, de réciprocité et dans un dialogue franc entre nations ayant en partage la langue française. Ils se projetaient déjà dans un marché commun avec pour levier cette langue commune. Et ce sont eux qui vont tenter de convaincre la France de s’engager pleinement.
L’idée est lumineuse et assurément moderne, si l’on en juge par le nombre d’États et de gouvernements parties à ce projet qui a quadruplé en un peu plus de quarante ans. Tout est dit dans le préambule de la convention de Niamey qui, le 20 mars 1970, crée l’Agence de coopération culturelle et technique, ancêtre de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Il s’agit de promouvoir « sur un pied d’égalité » chacun des États membres, mais il est question aussi, par la solidarité qui les lie et l’usage d’une même langue, de coopération internationale, de développement et de progrès.
Partant de cette convention, la dimension assurément politique de l’organisation intergouvernementale s’affirme progressivement, n’en déplaise à la France, qui cherchera par tous les moyens à en contrôler l’essor. Le sommet de Dakar, en 1989, à l’initiative du président de la République du Sénégal Abdou Diouf, qui deviendra secrétaire général de la francophonie en 2002, adopte pour la première fois des résolutions sur les droits fondamentaux dans et hors de l’espace francophone, et crée un nouveau champ de solidarité : la coopération juridique et judiciaire.
Et la marche continue. Les chefs d’État et de gouvernement élisent pour la première fois au sommet de Hanoï, en 1997, un secrétaire général, Boutros Boutros-Ghali, ancien secrétaire général des Nations unies, donnant ainsi à la francophonie, comme il le déclarera en 2002 à l’issue de son mandat, « une dimension nouvelle, qui la prédisposait à entrer dans la famille des Nations unies. »
L’adoption, en 2000, de la déclaration de Bamako, au Mali, et d’un programme d’action sur les pratiques de la démocratie, des droits et des libertés dans l’espace francophone donne le ton. Ce dispositif sera consolidé en 2006 par la déclaration de Saint-Boniface, au Canada, sur la prévention des conflits et la sécurité humaine.
Boutros-Ghali a porté résolument et très haut les ambitions et l’édification de la francophonie, pour qu’elle ait les capacités dans ce monde en pleine mutation de relever les défis de la modernité et de s’affirmer comme un acteur crédible sur la scène internationale. Il va de l’avant sur le projet de civilisation éminemment visionnaire et politique affirmé par Senghor qui dit combien « la langue française, trouvée dans les décombres de la colonisation constitue un outil merveilleux ». « Notre francophonie n’est ni une tour ni une cathédrale. Elle s’enfonce dans la chair ardente de notre temps et ses exigences. » Partant de cette consigne, Boutros-Ghali s’assigne trois objectifs d’un pragmatisme absolu : faire de la francophonie une institution internationale connue et reconnue ; développer la dimension économique des échanges, en prenant en compte les aspects tout à la fois politiques, sociaux et environnementaux ; ancrer la démocratie internationale avec l’affirmation du droit inaliénable des peuples d’être entendus et reconnus dans leurs langues ; prendre résolument le parti du dialogue des peuples et des civilisations, de la diversité linguistique et culturelle, au service du règlement pacifique des conflits et de la promotion d’une culture de la paix.
Un avatar du colonialisme ?
L’OIF mise alors sur le renforcement des capacités, des compétences et des institutions, moyennant le partage et le transfert des connaissances, des actions multilatérales mieux ordonnées en faveur de la démocratie et des stratégies vitales notamment environnementales pour le développement. L’Organisation met en exergue la culture comme une composante essentielle d’émancipation, de développement, de progrès et d’affirmation. Au nom des valeurs qui la guident, elle s’allie aux populations réclamant le respect de leurs droits, de leur dignité et de leurs libertés, à celles des femmes, des jeunes qui ne veulent plus être livrés à la prédation, au chômage chronique, à la précarité et à l’exode.
Et c’est résolument en ces termes-là que je me suis engagée et que j’ai agi lorsque à la suite de Boutros-Ghali et d’Abdou Diouf j’ai été élue à mon tour secrétaire générale de la francophonie, au XVe sommet des chefs d’État et de gouvernement à Dakar, en 2014.
Étonnamment, tout ce cheminement échappe aux médias français et à l’intelligentsia, qui se cantonnent dans l’idée que la francophonie serait d’abord et strictement un instrument d’influence française, un avatar du colonialisme. Les préjugés et les idées reçues ont la vie dure en France.
Les sceptiques ont été confondus de voir l’OIF, pour accompagner ses pays membres les plus touchés, déstabilisés et fragilisés par le terrorisme, déployer des actions intégrées, concertées, mettre à contribution des experts, des réseaux institutionnels, des organismes et des institutions francophones. Très concrètement, l’OIF a su très efficacement contribuer, aux côtés des pays du Sahel, à la création, au renforcement et à la mise en réseau des centres stratégiques de veille, d’analyse et de renseignement, au développement également d’outils d’analyse préventive et de prospection, permettant aux autorités nationales d’optimiser leurs capacités d’anticipation des risques, des menaces terroristes et de radicalisation violente.
Sur toutes ces mobilisations qui ne laissaient rien au hasard, le plus jeune président de l’histoire de la République française a jeté un regard froid. Quatre ans après sa première allocution devant l’Assemblée générale de l’ONU en faveur d’un multilatéralisme fort, efficace et groupé, il a estimé que la francophonie n’avait absolument rien à y faire, que là n’est pas sa place, pas sa mission, qu’elle doit être recentrée sur la promotion du français. Peu lui importe que l’OIF se soit imposée, avec la langue française, comme une véritable force de coalition et de proposition dans les grands temps forts de l’agenda de la planète.
Le jeune président ignore par exemple, que l’OIF s’est fortement impliquée pour l’adoption, en 2015, des Objectifs de développement durable (ODD) en organisant plaidoyers et concertations. Qu’il en a été de même pour l’adoption de l’accord de Paris sur le climat, en formant depuis le sommet de la Terre, en 1992, des équipes de négociation francophones mobilisées pour chacune des conférences sur le climat et en dotant les pays du Sud d’outils aux mêmes normes que ceux du Nord.
Quantité d’efforts de transcendance sont malheureusement mis à mal dans un contresens historique. « La mission de la francophonie, dit M. Emmanuel Macron, ne se soumet pas au cadre cartésien d’un programme politique, elle excède tout ce qui chercherait à la canaliser. L’explosion artistique et littéraire qui gagne les territoires de la francophonie est aujourd’hui le seul programme qui vaille. » Il n’en est pas à une contradiction près et n’a pas trouvé mieux, à coups de tractations politiques, de petits arrangements stratégiquement menés dans les coulisses, que d’offrir l’OIF sur un plateau à nul autre que le président du Rwanda Paul Kagamé, qui n’a cure ni des principes, ni des valeurs, ni de la démocratie, ni des droits et des libertés, et de surcroît a même chassé la langue française de l’administration et de toutes les institutions de son pays, y compris académiques.
Quitte à fracasser les fondations mêmes de la francophonie, M. Macron la ramène au XIXe siècle.
Michaëlle Jean
Secrétaire générale de la francophonie de 2014 à 2018, gouverneure générale et commandante en chef du Canada de 2005 à 2010.