Dans Les Suppliques, Jérôme Prieur met au jour les milliers de lettres que des juifs ont envoyées à Pétain dans l’espoir vain qu’il les protégerait.
“Monsieur le Maréchal, un volontaire de la guerre 1940, d’origine polonaise et de confession juive, médaillé militaire, croix de guerre avec palmes, blessé de guerre à 85 %, se permet de vous écrire humblement les lignes ci-après, certain que la sollicitude que vous témoignez aux enfants de France s’étend à moi aussi. À la suite des opérations de police du 16 juillet écoulé, ma femme, Ida, a été internée ce jour, laissant à ma charge deux enfants en bas âge. Amputé d’une jambe et menacé de gangrène, devant rentrer de nouveau à l’hôpital pour subir une seconde opération, je ne saurais laisser ces deux gosses sans aucun soutien et voués aux pires malheurs. » Ainsi s’adresse Victor Fainzilber à Philippe Pétain dans un courrier à l’été 1942, pour lui demander le retour de sa femme.
Les Suppliques, Jérôme Prieur, France 3, lundi 11 juillet, 22 h 40, 63 min
.Une telle lettre était loin d’être unique. Surtout pendant les deux premières années de -l’Occupation, des milliers de juifs se sont -tournés vers « le Maréchal » dans l’espoir que celui-ci puisse les soustraire aux persécutions dont ils étaient victimes. Ces requêtes, ou « suppliques », sont le sujet du nouveau film réalisé par Jérôme Prieur et coécrit avec l’historien Laurent Joly, qui a récemment découvert toutes ces lettres. Il est diffusé par France 3 dans le cadre d’une soirée consacrée au quatre–vingtième anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’.
Ces suppliques sont de tous ordres, mais varient au gré de l’aggravation des mesures antisémites. Au début, elles portent sur l’interdiction d’exercer un métier, l’exclusion du champ social, la réquisition inique des biens. Mais peu à peu, à mesure que les rafles ont lieu, des épouses, des maris, mais aussi des enfants, demandent le retour de proches, déportés vers l’est pour une destination inconnue.
Chaque lettre obtient une réponse de la part de l’administration vichyste, en particulier du Commissariat général aux -questions juives. Elle est stéréotypée et univoque : c’est un refus circonstancié. On imagine la déception et la détresse qu’elle provoque. D’autant que toutes ces personnes croient sincèrement en la protection que peut leur apporter Pétain, dont l’aura, datant de la Première Guerre mondiale, est restée intacte. Comment celui qui s’est comporté avec humanité vis-à-vis des poilus et qui aime tant les enfants pourrait-il rester insensible à leur malheur ? Le maréchalisme est un sentiment très partagé. Et fortement encouragé par la propagande.
Vues aujourd’hui, ces images « d’actualité », summum du culte de la personnalité, paraissent aussi cyniques que ridicules – comme l’écrivait Léon Werth dans son journal en avril 1942 (1) : Pétain « passe des heures entières à comparer son timbre-poste avec képi et son timbre-poste sans képi ». Jérôme Prieur en a utilisé de nombreux extraits en contrepoint des poignantes suppliques lues en off par des comédiens. Le contraste est saisissant. Comme il est dit dès les premières minutes du film, ces juifs « écrivent à leur bourreau, mais ils ne le savent pas ». D’où l’incompréhension totale, la stupeur qui est la leur face à ce qui leur arrive. Qu’ils soient apatrides, étrangers ou issus d’une famille vivant en France de très longue date, tous sont sous la menace d’une déportation.
Sans émettre de jugement, le film montre aussi que certains cherchent à se distinguer de ce qui caractérise, selon le régime, les juifs (« ni sa mentalité ni son physique n’ont rien d’un israélite »). Un ou deux tombent même dans un antisémitisme paradoxal, lié à un anticommunisme et à une haine des francs-maçons. Il émane surtout des Suppliques une leçon principale : ceux qui s’en sont tirés ne le doivent qu’à eux-mêmes et à des actes de solidarité. Quelques-uns des épistoliers, qui ont eu la vie sauve, avaient déjà pétri d’ironie et d’esprit d’insoumission leur lettre à Pétain. Comme Léon Kacenelenbogen, 20 ans, détenu dans un camp, qui se paie ouvertement sa tête : « Quand je songe à votre œuvre sublime… » Plus loin : « Mon père avec un cynisme sans pareil m’a choisi la religion juive. » « J’ai 20 ans et je veux vivre », écrit-il aussi. Il a vécu jusqu’à 98 ans.
(1) Déposition. Journal 1940-1944, éditions Viviane Hamy, 1992.