En l’espace de quelques jours, la Belgique a restitué la dent de Patrice Lumumba à sa famille, et le roi Philippe a exprimé à Kinshasa ses «regrets» pour les «blessures» infligées durant la colonisation. Mais pour les jeunes générations congolaises, il faut aller plus loin : regretter, c’est bien; réparer, c’est mieux!
Hakim Maludi > 29 juin 2022
Comment confronter une ancienne puissance coloniale aux «blessures» d’une Histoire qu’elle n’assume que du bout des lèvres? Le 8 juin 2022, à Kinshasa, le roi Philippe de Belgique a exprimé ses «plus profonds regrets pour les blessures» infligées par son pays aux Congolais durant la colonisation. En République démocratique du Congo, cette visite a déçu les attentes nourries par une nouvelle génération de citoyens.
Engagée et revendicatrice, cette voix militante dénote dans un pays où le regard porté sur le passé colonial belge, souvent considéré comme l’un des plus violents qui ait existé1, diffère radicalement en fonction des générations. Si les plus anciens, dont il n’est pas rare que certains considèrent encore la Belgique comme le «grand-frère», n’hésitent pas à faire fi du passé, les jeunes générations, plus éveillées, attendent que des gestes forts et concrets soient consentis par les autorités belges.
À l’heure des célébrations du 62e anniversaire de l’indépendance du Congo-Kinshasa, fêtée le 30 juin, le pays interroge sa propre conscience et se questionne peut-être plus que jamais sur les pages les plus sinistres de son histoire. Ceux qui ont vécu cette période semblent, pour certains d’entre eux, encore marqués et conditionnés par le paternalisme colonial qui a caractérisé les soixante-quinze années de la présence belge au Congo : de 1885 à 1908 sous la forme de l’État indépendant du Congo, qui était une propriété personnelle du roi Léopold II, puis de 1908 à 1960 sous la forme d’une colonie du royaume de Belgique. La classe politique nationale a notamment essuyé de nombreuses critiques de la population quant aux efforts déployés pour accueillir le roi Philippe en grande pompe. Le pouvoir a tenté de mobiliser les foules, en vain.
«Quelque chose de grandiose»
Selon Cécilia Simbi, une infirmière à la retraite qui n’avait que 6 ans lors de la proclamation de l’indépendance, les Congolais de sa génération garderont toujours en eux des séquelles du statut de peuple colonisé qui leur a été imposé. «Dans notre enfance, sur les bancs de l’école, la Belgique nous était présentée comme quelque chose de grandiose. Nous l’imaginions comme une sorte d’empire d’où nous venait tout le bien que nous avions, se remémore-t-elle. Nous leur devions la civilisation, les infrastructures, le fait de pouvoir rêver de vivre nous aussi comme des Blancs. On nous disait qu’ils n’avaient été là que pour réaliser leur fameuse œuvre civilisatrice, nous faire évoluer vers un autre temps. On en était même au point de s’imaginer cette Belgique comme un pays immense, bien plus grand que le Congo.»
Dans les livres d’histoire belgo-congolais des années 1960, il n’y avait aucun mot sur l’exploitation à grande échelle des Congolais dans le cadre de la récolte de caoutchouc ou sur les châtiments corporels et les amputations infligés aux travailleurs jugés trop peu performants par l’administration. Le racisme systémique, l’expropriation des terres des chefs coutumiers ainsi que le pillage des ressources naturelles sont également des sujets dont l’ancienne puissance coloniale ne semble pas avoir pleinement saisi l’ampleur. En Belgique, le roi Léopold II, instigateur de la colonisation du Congo à la fin du XIXe siècle, est érigé en héros national pour son rôle jugé positif en terre africaine.
Ces dernières années, le mouvement Black Lives Matter2 a cependant permis d’amorcer une timide introspection sur ces crimes, poussant en juin 2020 le roi Philippe à exprimer une première fois ses «regrets» pour les «actes de violence et de cruauté» commis sous le règne de son ancêtre, et incitant les autorités à mettre sur pied à la même période une commission parlementaire spéciale «chargée de faire la clarté sur l’État indépendant du Congo (1885-1908) et sur le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi». Des experts missionnés par cette commission ont mis en lumière la brutalité du système colonial belge et suggéré notamment la restitution au Congo de milliers d’objets d’art exposés dans des musées du royaume. En fonction de l’avancée des enquêtes sur leur provenance et sur leurs conditions d’acquisition, ce sont près de 40 000 objets (statuettes, fétiches, armes blanches, masques…) qui pourraient prochainement être rendus à la RDC.
Une classe politique tournée «vers l’avenir»
Un terme résume parfaitement le rapport de soumission longtemps entretenu et accepté par certains Congolais vis-à-vis des Belges : «ba noko» – traduction : «nos oncles». Apparue durant la colonisation, cette désignation, qui n’a pas disparu de la sémantique actuelle au Congo, manifeste un complexe d’infériorité que certains s’épargnent de questionner et qui demeure vivace dans certaines franges de la population. Dans sa «Lettre de Kinshasa» publiée en 2006, l’autrice belge Anne Remiche, de retour d’une visite au Congo, s’émeut et s’étonne de la persistance de cette aliénation :
Ils nous appellent «les oncles». Et l’oncle a un rôle très important. C’est lui qui se doit d’assurer la survie de la famille […]. J’avais des difficultés à comprendre cet attachement. Alors, j’en ai parlé à un de mes amis congolais. Écrivain, il est fin connaisseur de sa société. Je lui expliquai que dans les anciennes colonies françaises l’ancien colonisateur était fortement critiqué et que j’étais étonnée de voir cet attachement des Congolais pour les Belges. Alors, il m’a répondu :
– Mais nous étions votre enfant unique, pour vous, les Belges. Vous n’aviez pas d’autres colonies.
– Mais il y avait aussi le Rwanda et le Burundi.
– Mais eux, ce sont des enfants adoptés…
Il a bien fallu que j’admette qu’être «noko», c’est-à-dire «oncle», c’était avoir des responsabilités que nous devions assumer.3
Ce souci d’apaiser à l’excès les relations avec les Belges, quitte à minimiser les horreurs du passé colonial en considérant qu’elles ne méritent plus qu’on s’y attarde, empêche la classe politique congolaise d’examiner son histoire avec honnêteté. Le président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, a suscité une certaine incompréhension en affirmant que ses discussions avec le roi Philippe n’étaient pas destinées «à s’appesantir sur le passé». Le chef de l’État a préféré insister sur l’écriture d’un nouveau chapitre avec l’ancienne puissance coloniale, estimant que «le passé est à la fois glorieux et triste», que la priorité est «de construire quelque chose de nouveau et surtout de définitif, qui soit constructif pour [les] deux pays».
Abondant dans le même sens, Daniel Mbau Sukisa, un député du Mouvement pour la libération du Congo (MLC), un parti d’opposition, pense lui aussi qu’il faut «regarder vers l’avenir» et tabler sur «un accompagnement rationnel [des] partenaires [du pays], dont la Belgique, afin de pouvoir assurer l’intégrité territoriale de la RDC». Pour les responsables politiques congolais, la priorité est d’attirer les investisseurs belges plus que de remuer le passé en évoquant les traumatismes et les fractures sociales nés de la période coloniale. Ainsi, plutôt que d’entamer des discussions officielles sur les crimes de la colonisation, l’État congolais semble se contenter de symboles, comme la restitution par le roi Philippe d’un masque kakungu (utilisé dans les rites d’initiation au sein de l’ethnie Suku) sous la forme d’un «prêt illimité».
D’égal à égal
Si les anciennes générations et une partie de la classe politique peinent à appréhender la question de la colonisation belge, c’est peut-être tout simplement par ignorance de ce chapitre de l’Histoire. Après tout, nombreux sont les Congolais à avoir été formatés, comme Cécilia Simbi, par l’école belge qui vantait les mérites de «l’œuvre civilisatrice». Il y a quelques années, l’historien congolais Elikia M’bokolo déclarait : «Nous avons de gros problèmes. Depuis les indépendances, nos dirigeants ont une connaissance médiocre, tragiquement nulle de l’histoire de leur propre pays, à commencer par la plus récente, celle de la colonisation.»4
Face à la passivité des autorités, les nouvelles générations se sont emparées de la question. La restitution des restes du héros de l’indépendance tué en 1961 par des mercenaires belges, Patrice Lumumba – il s’agit d’une dent, en réalité, rendue le 20 juin 2022 à sa famille, à Bruxelles, en présence du Premier ministre congolais, Sama Lukonde5 –, est venue enrichir une période riche en symboles. Mais les excuses officielles présentées par le gouvernement belge, qui a reconnu son rôle dans l’assassinat de Lumumba, n’ont pas satisfait la soif de justice et la volonté exprimée par la jeunesse congolaise d’être traitée d’égal à égal par l’ancienne puissance coloniale.
Aujourd’hui, des étudiants, de jeunes élus, mais surtout des activistes citoyens vont jusqu’à demander non plus seulement des excuses officielles, mais également des réparations de la part du royaume de Belgique. Le 11 juin 2022, des membres de la société civile (des militants politiques, des médecins, des journalistes, des défenseurs des droits humains, etc.) ont signé dans le quotidien français L’Humanité une «lettre ouverte» à l’attention du roi des Belges, lui enjoignant de «faire une déclaration publique en faveur de la justice et des réparations pour les conséquences de la terreur initiée par [sa] famille sur [les] terres [des Congolais]».
«Les regrets sont insuffisants»
Carine Dikiefu Banona et Jean-Sébastien Sépulchre, chercheuse et chercheur au sein de l’ONG Human Rights Watch, écrivaient en 2020 que «la Belgique devrait désormais ouvrir des discussions sur des réparations, notamment des compensations financières, mais aussi [reconnaître] les dommages que continuent de causer les atrocités passées et [mettre] fin à toute déformation de l’Histoire». Une exigence partagée par la sénatrice du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD), Francine Muyumba, une proche de l’ancien chef d’État Joseph Kabila, qui fut présidente de l’Union panafricaine de la jeunesse de 2014 à 2019 et qui est très influente sur les réseaux sociaux. «Face aux crimes commis par la Belgique, les regrets sont insuffisants. Il est attendu de sa part des excuses et une promesse de réparation. C’est à ce prix que nous tournerons définitivement la page», a-t-elle tweeté pendant la visite du roi Philippe à Kinshasa. https://platform.twitter.com/embed/Tweet.html?dnt=false&embedId=twitter-widget-0&features=eyJ0ZndfdHdlZXRfZWRpdF9iYWNrZW5kIjp7ImJ1Y2tldCI6Im9mZiIsInZlcnNpb24iOm51bGx9LCJ0ZndfcmVmc3JjX3Nlc3Npb24iOnsiYnVja2V0Ijoib2ZmIiwidmVyc2lvbiI6bnVsbH0sInRmd190d2VldF9yZXN1bHRfbWlncmF0aW9uXzEzOTc5Ijp7ImJ1Y2tldCI6InR3ZWV0X3Jlc3VsdCIsInZlcnNpb24iOm51bGx9LCJ0Zndfc2Vuc2l0aXZlX21lZGlhX2ludGVyc3RpdGlhbF8xMzk2MyI6eyJidWNrZXQiOiJpbnRlcnN0aXRpYWwiLCJ2ZXJzaW9uIjpudWxsfSwidGZ3X2V4cGVyaW1lbnRzX2Nvb2tpZV9leHBpcmF0aW9uIjp7ImJ1Y2tldCI6MTIwOTYwMCwidmVyc2lvbiI6bnVsbH0sInRmd19kdXBsaWNhdGVfc2NyaWJlc190b19zZXR0aW5ncyI6eyJidWNrZXQiOiJvZmYiLCJ2ZXJzaW9uIjpudWxsfSwidGZ3X3VzZXJfZm9sbG93X2ludGVudF8xNDQwNiI6eyJidWNrZXQiOiJmb2xsb3ciLCJ2ZXJzaW9uIjpudWxsfSwidGZ3X3R3ZWV0X2VkaXRfZnJvbnRlbmQiOnsiYnVja2V0Ijoib2ZmIiwidmVyc2lvbiI6bnVsbH19&frame=false&hideCard=false&hideThread=false&id=1534552173505400832&lang=fr&origin=https%3A%2F%2Fafriquexxi.info%2Farticle5008.html&sessionId=fc36c4f1b123c9273c91d8f1897044f8ac67d3d3&theme=light&widgetsVersion=b45a03c79d4c1%3A1654150928467&width=550px
Pour reprendre le flambeau décolonial de manière durable en RDC, il faudra peut-être regarder du côté de la Lucha (Lutte pour le changement). Mouvement citoyen de premier plan dans le pays, la Lucha s’est notamment fait connaître en 2016 en organisant des protestations nationales contre une prolongation du mandat présidentiel de Joseph Kabila. Durant cette lutte, le mouvement dressait déjà des parallèles entre ce régime et la dureté de l’administration coloniale, qui muselait toute voix prônant l’émancipation.
Moins virulent que celui qui est observé depuis quelques mois dans les anciennes colonies françaises d’Afrique de l’Ouest, confrontées à d’autres enjeux, et notamment à la présence de troupes françaises, le discours décolonial congolais s’articule autour de deux axes principaux : l’exigence de réparations et la dénonciation du pillage des ressources naturelles par les multinationales. Dans l’esprit des militants, accéder à la première requête permettrait de tourner la page coloniale et de se focaliser sur la seconde problématique. Mais le chemin est encore long.
«La Belgique doit quitter son confort de colonisateur»
Début juin, Bienvenu Matumo, l’un des cadres de la Lucha, s’est agacé sur les ondes de RFI de l’attitude de la Belgique, jugée bien trop timide face à son passé colonial, mais aussi de la passivité du gouvernement congolais quant aux questions mémorielles.
C’est une hypocrisie, a-t-il réagi. C’est encore une Belgique qui se croit en domination, c’est elle qui choisit les mots et les concepts à utiliser alors qu’ici il y a des peuples qui ont été détruits. Une mémoire doit être réhabilitée. […] La Belgique doit quitter son confort de colonisateur. On n’est plus dans la colonisation, ce sont des peuples libres qui demandent la réparation vis-à-vis de ce qui s’est passé dans ce pays. Il y a des victimes, il y a des descendants de victimes qui sont toujours vivants, qui méritent d’être soutenus et qui méritent cette réparation. Notre pays a été détruit. Si aujourd’hui notre pays est à terre, c’est entre autres à cause des méfaits de la colonisation.
Forte d’une importante diaspora en Belgique, la jeunesse congolaise est consciente qu’elle a un rôle à jouer dans sa réappropriation d’un combat quasiment laissé à l’abandon depuis l’épisode de la «zaïrianisation». Président de ce qui était alors le Zaïre, Mobutu Sese Seko avait décidé durant les années 1970 d’appliquer un «retour à l’authenticité» autochtone, qui impliquait notamment l’abandon de l’héritage colonial belge et le retour des marqueurs ancestraux. Les noms coloniaux des villes ont alors été remplacés par des noms locaux (Léopoldville est devenue Kinshasa; Stanleyville, Kisangani, etc.) et la statue de Léopold II ou encore celle de l’explorateur Henry Morton Stanley ont été déboulonnées.
Si les exigences des militants d’aujourd’hui sont loin de la radicalité de Mobutu, elles risquent de se confronter à une tout autre réalité qui pourrait court-circuiter leur combat. Tout d’abord, rares sont les anciennes puissances coloniales qui versent dans la repentance quant aux sombres heures de leur histoire – la Belgique ne devrait pas déroger à la règle. En outre, le combat de la jeunesse risque d’être temporairement passé sous silence en raison de la situation alarmante dans l’est de la RDC, où les tensions avec les pays frontaliers sont exacerbées depuis plusieurs semaines en raison de la résurgence du M 23.