Déploiement incessant de forces de l’ordre supplémentaires aux frontières pour traquer les exilés ; inflation de barbelés, caméras, murs ou drones… basta! a enquêté sur le coût d’une politique répressive aberrante.
« Comment se fait-il que l’urgence actuelle, le dénuement de ces migrants en mal de traversée de la Manche, ne trouve pas dans ces millions d’euros quelques-uns qu’on appellerait les euros de la dignité ? » écrit le député Sébastien Nadot (Libertés et Territoires) en introduction du rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les migrations, paru en novembre 2021.
Pour la première fois, les députés membres de cette commission d’enquête, dont la rapporteure Sonia Krimi est issue de la majorité, ont eu accès à des données suffisantes pour évaluer le coût de la stratégie de l’Intérieur pour contrôler la frontière franco-britannique. 337 agents des forces de l’ordre « mobiles » – CRS et escadrons de gendarmes – se sont succédé en 2020 le long du littoral nord de la France pour assurer cette mission. Ce sont ces unités qui s’occupent d’évacuer les camps à Calais ou de confisquer les biens des exilés Ce déploiement a coûté au moins 86 millions d’euros à l’État, rien que pour une année [1].
Ces forces mobiles s’ajoutent aux effectifs de forces territoriales implantées en permanence, dont ceux de la police aux frontières (PAF) [2]. S’agissant des effectifs déployés en 2021 et pour l’année à venir, la préfecture du Pas-de-Calais fait vœu de silence : « Nous ne communiquons pas sur le dispositif opérationnel en œuvre à Calais »
Coût de la « bunkérisation » de la frontière franco-britannique : 425 millions d’euros depuis 2017
L’année 2021 a aussi été l’occasion pour le ministère de l’Intérieur de passer commande pour du matériel spécifique, lui aussi coûteux. « Plus de 100 véhicules mobiles » ont été achetés par l’Intérieur, dont « des quads, 4×4, bateaux de type Zodiac, véhicules dotés de moyens de surveillance et de détection perfectionnés », annonce le ministère en novembre 2021. Une partie de ces véhicules a été livrée fin 2021, tandis que d’autres le seront courant 2022. À cela s’ajoute « des caméras thermiques, 300 lampes » ou encore « 160 projecteurs d’éclairage tactique » et « des moyens d’interceptions et de communication ». Coût total de ces équipements récemment commandés : 11 millions d’euros. La commande a été passée « dans le cadre de notre accord de coopération avec le Royaume-Uni », précise le ministère de l’Intérieur.
Avant même cette commande et le déploiement d’unités mobiles supplémentaires, la « bunkérisation » de la frontière franco-britannique représente pour l’État français 425 millions d’euros de dépenses depuis 2017 : dispositifs de vidéosurveillance, contrats de sécurité privée dans les ports, mur anti-intrusion, drones, centres de contrôle… Ce calcul, non-exhaustif, émane du rapport d’enquête sur « 30 ans de politique de dissuasion », coordonné par le chercheur Pierre Bonnevalle pour la Plateforme des soutiens aux migrants et migrantes (PSM), et paru le 4 février.
Des multinationales comme Thales, ou Vinci, sont les premières à bénéficier de ce marché sécuritaire. L’utilisation d’un drone Watchkeeper, conçu par Thales, pour surveiller le Channel coûte ainsi la bagatelle de 15 millions d’euros. Pour l’installation d’un scanner détectant la présence de personnes dans l’ultime gare avant d’entrer dans le tunnel sous la Manche, Eurotunnel a déboursé plus de 6 millions d’euros… Le rapport dresse dans le détail l’ensemble de ces dépenses. 425 millions d’euros, cela équivaut à la construction d’un hôpital, de 11 lycées ou de 17 collèges modernes [3].
85 % des dépenses pour la répression, 15 % pour l’accueil
En comparaison, les dépenses de l’État concernant le dispositif humanitaire – hébergement, aide alimentaire, accès à l’eau… – dans les départements du Pas-de-Calais et du Nord s’élèvent à 25,5 millions d’euros en 2020, selon la DGEF. « Le premier déséquilibre concerne la nature des dépenses : 85 % des dépenses exécutées financent la sécurisation des territoires et 15 % sont dédiées à la prise en charge sanitaire, sociale ou humanitaire des populations migrantes », résument les auteurs du rapport parlementaire. L’enveloppe dédiée à l’aide humanitaire a même légèrement diminué en 2021, malgré l’urgence constante sur le terrain. L’État a investi 22 millions d’euros, selon les chiffres communiqués par la préfecture du Pas-de-Calais.
La multiplication des traversées en bateaux de fortune de la Manche – conséquence des contrôles accrus du réseau routier – n’a « pas donné lieu à l’affectation de moyens nouveaux » en 2020, indique la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord aux députés. Les sauvetages en mer se font donc à budget constant. Contactée pour savoir si un supplément avait été débloqué en 2021 ou le sera en 2022, la préfecture maritime n’a pas donné suite.
Il n’y a pas qu’à Calais où des forces supplémentaires sont déployées. Le long de la frontière franco-italienne, l’accumulation de moyens humains et technologiques est également frappante. Depuis 2015 et le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures à la suite des attentats à Paris, l’État a engagé une véritable militarisation de la frontière, au motif initial de lutte contre le terrorisme. Trois points de passage sont particulièrement surveillés : celui de Montgenèvre, dans les Hautes-Alpes, de Menton et de la vallée de la Roya dans les Alpes-Maritimes. Les forces mobiles patrouillent à pied ou en motoneige pour attraper ceux qui passent la frontière, avant de les livrer aux autorités italiennes.
À Montgenèvre, après l’attentat de Nice en 2020, 30 gendarmes se sont greffés aux 55 déjà présents sur place. Dix policiers et vingt militaires de l’opération Sentinelles ont également été déployés. Deux ans plus tard, la frontière continue de se militariser. Deux escadrons de gendarmerie mobile sont désormais postés en permanence à Montgenèvre, soit 140 gendarmes, ainsi que 30 militaires de l’opération Sentinelles et désormais 10 policiers supplémentaires de la PAF, en plus de 50 déjà présents. Dans les Alpes-Maritime, vers Menton et La Roya, ce sont trois compagnies de CRS et trois escadrons de gendarmerie mobiles qui patrouillent à la frontière, dans les gares et sur les routes, à la recherche de personnes exilées.
Basta! a sollicité le ministère de l’Intérieur pour connaître les dépenses consacrées à ces missions, qui n’a pas répondu à nos demandes d’entretien. En reprenant le calcul du coût des effectifs des forces mobiles à Calais établi par la commission d’enquête parlementaire, le coût annuel du déploiement des forces mobiles à la frontière franco-italienne avoisinerait les 188 millions d’euros (voir notre encadré pour la méthodologie retenue pour ces calculs). Du côté des Pyrénées, où quatre unités mobiles sont mobilisées, ce coût peut être estimé à 102 millions d’euros.
« Tout le monde dit que la mission de contrôle de la frontière ne sert à rien »
En additionnant ces estimations, le surcoût pour les dépenses publiques avoisinent donc les 376 millions d’euros par an (86 millions pour le littoral nord, 188 millions pour les Alpes, 102 millions pour les Pyrénées). C’est l’équivalent de l’embauche de 7000 postes d’enseignants ou d’aide-soignants [4]. Si on y ajoute les dépenses annuelles moyennes de « bunkérisation » du littoral nord, on approche le demi-milliard d’euros ! Repère : Comment a-t-on calculé le coût des déploiements des forces de l’ordre ?
Et ce montant n’englobe pas l’ensemble des missions de contrôle aux frontières (moyens affectés à la PAF ou aux gendarmeries locales, militaires de l’opération Sentinelle) ; ni toutes les dépenses liées à l’acquisition de matériel de surveillance. Ni celles dédiées au fonctionnement des centres de rétention ou des maintiens en « zones d’attente »… En 2020, en plus de ces déploiements supplémentaires, l’État a consacré 1,36 milliard à la lutte contre l’immigration, selon les données inclues dans chaque projet de loi de finances annuel, que Pierre Bonneval a compilé. En une décennie, l’enveloppe budgétaire a quasiment doublé !
Avec cette débauche de moyens, l’État entend bien montrer qu’il gère ses frontières « fermement mais humainement », dans un « en même temps » très macronien. Depuis 2015, les effets d’annonce se succèdent. Doublement d’effectifs en 2020, déploiement de Sentinelles, renforcement des contrôles, lutte contre le terrorisme ; des éléments de langages qui contribuent à criminaliser l’asile, et à pointer l’immigration comme un problème de sécurité nationale. Mais pour quels résultats ?
Si la parole des forces de l’ordre est contrôlée par leur hiérarchie, quelques échos s’échappent du très opaque poste-frontière de Montgenèvre. Début 2021, lors d’une visite parlementaire, un agent de police affirmait que « 100 % » des exilés refoulés en Italie « finissent par passer » la frontière vers la France, d’après un enregistrement que nous avons obtenu. Un point de vue confirmé par Elsa Tyszler, chercheuse au CNRS, qui a passé plusieurs mois sur place, pour travailler sur les violences de genre subies par les exilés. Dans le cadre de sa recherche, elle a rencontré plusieurs policiers et gendarmes, qui ont témoigné d’un sentiment d’inutilité. « À Briançon, tout le monde dit que la mission de contrôle de la frontière ne sert à rien, parce que 100 % des gens passent », rapporte-t-elle. « Ce dispositif permet aujourd’hui une gestion maîtrisée des flux », nous soutient pourtant la préfecture.
Une politique « coûteuse, vaine et inefficace »
À Briançon, comme à Calais, le déploiement toujours plus massif de forces de l’ordre apparaît comme un cache misère de l’échec des politiques d’accueil. En novembre 2021, face à la suroccupation de l’unique centre d’hébergement de Briançon, Terrasses Solidaires, géré et financé par des associations, la préfète Martine Clavel a balayé l’idée d’ouvrir un centre financé par l’État. « Mon objectif premier reste la fermeture de la frontière », a-t-elle insisté, faisant fi du droit international garantissant à quiconque la possibilité de demander l’asile à n’importe quelle frontière. Deux mois plus tôt, elle avait déclaré par voie de communiqué que ce refuge était « bien identifié par les réseaux de passeurs » : comprendre, qu’il était responsable de l’arrivée des exilés dans la région. On retrouve ici la théorie de l’appel d’air, maintes fois démentie, derrière laquelle se cache l’État lorsqu’il est question d’accueil des exilés.
« La frontière, on la regarde de Paris : c’est symbolique. Elle représente une marge d’où vient l’ennemi, le danger ; et quand on est tout proche, on voit des personnes, qui traversent… Symboliquement, il faut montrer que l’on fait quelque chose », analyse Cristina Del Biaggio, maîtresse de conférences à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine de Grenoble et spécialiste des politiques d’asile. Lors de la présentation du rapport parlementaire, la Défenseure des droits, Claire Hédon, avait qualifié la politique de déploiement des forces de l’ordre au littoral nord de « coûteuse, vaine et inefficace ». « Il faut aussi avoir conscience d’un chiffre : les trois quarts des personnes qui arrivent à traverser La Manche sont éligibles au droit d’asile au Royaume-Uni », confie également la Défenseure des droits à basta!. Cela laisse perplexe quant à l’utilité de ces centaines de millions d’euros dépensés.
Inefficace, inutile, mais surtout dangereuse. La mort de 27 personnes dans la Manche en octobre dernier a mis à nu l’échec de la politique migratoire française. Les drames quotidiens s’enchaînent. Le 14 janvier, un homme est mort en tentant la traversée vers l’Angleterre. Le 15, puis le 25, deux exilés sont morts percutés sur la rocade de Calais. Pendant ce temps, les expulsions de campements se poursuivent, inflexiblement, tous les deux jours. « Les hiérarchies sont parfaitement au courant » du manque d’efficacité et des dangers engendrés, estime Elsa Tyszler, « mais il s’agit de “performer” la souveraineté, la défense de la frontière ».
Maïa Courtois, Simon Mauvieux
Photos : Teresa Suarez