À Marioupol, il a beaucoup plu ces derniers jours, les rues sont des cloaques. Les eaux de pluie se mélangent aux eaux usées et aux cadavres. On a enterré, donc, les gens comme on pouvait, où on pouvait, pendant le siège, et puis, dans les immeubles en ruines, on en découvre sans cesse. La population est appelée à déblayer, et à sortir les corps. Les corps — ce qu’il en reste — les habitants doivent les sortir sans aucune combinaison de protection, parce que les Russes n’ont pas prévu d’en donner, et ils ne sont pas payés pour le faire, alors qu’il n’y a pas du tout de travail, et donc pas d’argent. Il y a ce qu’on appelle la « goumanitarka », l’aide humanitaire, devenue une arme, elle aussi, parce que, si vous refusez d’aller déblayer, — eh bien, vous n’avez pas de vivres, et, surtout, on ne vous donne pas d’eau. Toutes les canalisations sont détruites, il n’y a pas d’eau potable en ville. Tout est distribué, et ça, c’est l’arme essentielle. Que voulez-vous faire sans eau ?… En même temps, les nouvelles autorités ont décidé de rouvrir les écoles, pour les enfants qui sont là : sans électricité, dans quelques bâtiments qui tiennent encore debout, en disant que les élèves travailleraient jusqu’en septembre « pour rattraper le retard sur les programmes russes ». Les cours d’école ont été ravagées, comme toutes les autres cours. Les élèves passent souvent à côté des tombes improvisées pour aller à l’école. C’est ça, « le monde russe ».*Partout, sur le front, les combats sont terribles — je ne veux pas faire la liste des opérations militaires. Mais, à Sévérodonietsk, c’est déjà une bataille maison par maison : hier, toute la journée, j’ai entendu qu’on se battait pour un hôtel, qui s’appelle « Mir » — la paix… — c’était une tradition très soviétique d’appeler les hôtels comme ça. Bref, il a été pris par des commandos russes, il a été repris par l’armée ukrainienne. Mais les Russes ont mis dans la bataille absolument tout ce qu’ils avaient, comme aviation et comme artillerie, et le rapport est de 1 contre 20, en termes de canon. Et les munitions ukrainiennes s’épuisent aussi : d’après ce que j’entends chez Alexéï Arestovitch, un canon ukrainien a le droit de tirer 100 coups par jour, alors qu’un canon russe en tire 2000, parce que ce sont les obus qui manquent, et qu’il faut les économiser. Et malgré ça, malgré cette supériorité écrasante, les Russes n’avancent que très très lentement : il y a des pertes terribles, des deux côtés, et une rage qui ne fait que monter.Les munitions manquent. Tout manque aux Ukrainiens, malgré l’aide occidentale. Ou plutôt, pas malgré : à cause de la forme que, ces derniers jours, cette aide a l’air de prendre. — Et sans parler des problèmes de transport, — parce que les Russes, naturellement, bombardent toutes les voies de communications. Les Occidentaux livrent des armes, mais les Ukrainiens appellent, à cor et à cris, de l’artillerie à plus longue portée. Et ça, personne, visiblement, n’est prêt à la donner, parce que ce serait une arme qui pourrait être utilisée sur le territoire de la Russie (ce qui, en dehors du fait que c’est étrange, comme argument, laisse à penser que si les Russes ont le droit de détruire tout ce qui bouge en Ukraine, le seul droit des Ukrainiens est d’essayer de les en empêcher, mais sans jamais toucher à la Russie en tant que telle). Je ne comprends pas trop les calculs et les détails des négociations, mais disons qu’il y a en Europe, et aux Etats-Unis, des « lourdeurs administratives » qui font que même le matériel promis il y a un mois n’arrive que très très lentement. Bref, au moment où j’écris, la supériorité russe est toujours écrasante.*Cette supériorité, je le redis, tient dans le fait que les généraux de Poutine ont concentré dans le Donbass quasiment l’ensemble de toutes les forces dont ils disposent. Ils le font pour une raison simple : il s’agit, avant que les sanctions commerciales détruisent l’économie, d’arriver à occuper le territoire de toutes provinces administratives du Donbass et de Lougansk (et pas seulement le territoire des séparatistes), et puis de négocier en position de force, c’est-à-dire de ne pas dicter un diktat. Ces régions russophones seront annexées à la Fédération de Russie, et, dans le meilleur des cas, le reste de l’Ukraine pourra continuer à vivre comme une espèce de république neutre, disons comme la Finlande après 39. — Poutine annoncera, triomphant, à son peuple, que la guerre a été gagnée, non pas contre les « nazis ukrainiens », mais contre le monde entier. Et il restera au pouvoir.Ensuite, il y a le chantage avec le blé — et Poutine le dit explicitement. En fait, dit-il, ce n’est pas lui qui bloque les exportations de blé, c’est le régime de Kiev, qui a miné les ports… Le grotesque de l’accusation n’a aucune importance : ce qui compte, c’est le chantage. Tant que l’armée russe ne sera pas arrivée à ses fins, le blé ne partira pas, et la faim menacera toujours l’Afrique (c’est une autre question, fondamentale, mais que je ne peux pas traiter ici, de savoir pourquoi il se fait que l’économie moderne amène l’Afrique à dépendre du blé russe et ukrainien… ). Et je n’ai pas l’impression que les puissances occidentales soient si pressées que ça pour lever le blocus de la Russie sur les ports ukrainiens : aucune flotte occidentale n’entrera dans la Mer Noire. Parce que, oui, l’Occident n’arrête pas d’avoir peur, et, surtout, malgré toute sa puissance (et sa puissance réelle) de montrer qu’il a peur. — Il ne faut pas, n’est-ce pas, donner de prétexte à Poutine pour entrer dans la troisième Guerre mondiale, à cause du gaz et du pétrole, du risque d’instabilité, et de la menace nucléaire.L’instabilité, on l’a déjà. Cette menace nucléaire, elle existe. Mais elle existe encore bien plus si on en fait une donnée première. Il ne faut pas, entend-on, d’escalade. Il faut négocier. — Au moment où j’écris, négocier quoi ? Et quelle escalade, et quelle troisième Guerre mondiale, quand, cette guerre, elle est déjà là, sous nos yeux ?…Ce que je vois aujourd’hui, c’est, oui, le résultat de cette espèce de lâcheté occidentale, qu’on avait d’abord vue à l’œuvre pendant l’invasion de la Géorgie… Et oui, l’histoire se répète. Parce que, la crise de Géorgie, qu’était-ce d’autre que la remilitarisation de la Ruhr ?Si l’Occident laisse Poutine parvenir à ses fins (au moins conquérir le Donbass et Lougansk), le résultat ne sera pas seulement le prolongement du malheur des peuples ukrainien et russe. Non, ce qui se joue à Sévérodonietsk, entre les murs de l’Hôtel de la Paix, c’est le sort de Taïwan. Si l’armée russe n’est pas battue, la Chine saura qu’elle peut se lancer dans l’entreprise qu’elle ne cesse d’annoncer, — la « reconquête » de son entité territoriale, et l’invasion de Taïwan. Si Poutine reste au pouvoir malgré la catastrophe qu’il a provoquée, ce sera clair : la Chine aura le champ libre. La Chine, le champ libre, elle l’a presque déjà (on voit ce qui se passe avec les Ouïghours, et l’effet que ces horreurs ont sur le commerce avec Pékin). Au moment où j’écris, tout est dans le « presque ». Et il faut toujours prendre au sérieux le discours des dictateurs.