Par Julia Pascual
Décryptages Face au nombre croissant d’enfants migrants qui se retrouvent à la rue faute de prise en charge, Médecins du monde, la Cimade ou encore le Syndicat de la magistrature appellent dans un manifeste à des mises à l’abri immédiates et demandent aux futurs députés une loi assurant le « respect de la présomption de minorité ».
Il est près de 20 heures, vendredi 20 mai, place de l’Hôtel-de-Ville, à Paris, et dix-sept jeunes se pressent derrière une fourgonnette de l’association d’aide aux migrants Utopia 56. Ils récupèrent des tentes et des duvets avant d’aller chercher ensemble un lieu où passer la nuit, au bois de Vincennes. Tous se disent mineurs isolés étrangers, mais l’aide sociale à l’enfance du département de Paris, au terme d’un entretien d’évaluation, considère qu’ils sont majeurs. Alors qu’ils entendent contester cette évaluation devant le juge des enfants, aucune prise en charge n’est prévue le temps de leur recours, qui peut prendre des mois.
Sylla Issiaga, un Guinéen de 16 ans, en veut à ses compatriotes immigrés en France « qui disent qu’ici tout est beau ». « Entre ce qu’ils m’ont dit et ce que je vois, ça me fait mal », avoue-t-il. Sur la décision écrite remise par la Mairie de Paris à Sylla Issiaga ou à Mourlaye (les personnes dont seuls les prénoms apparaissent n’ont pas souhaité révéler leur identité), un autre Guinéen de 15 ans, ou à Jafran, un Bangladais de 16 ans, ce sont souvent les mêmes arguments qui reviennent et qui épinglent chez ces jeunes une « posture » ou une « capacité d’élaboration » en « décalage » avec l’âge déclaré ; des « propos insuffisamment détaillés » sur le parcours migratoire ; un « fort degré d’autonomie et de maturité »… Le tout jugé sur la base d’un entretien qui ne dure pas une heure en général.
Des incohérences dans le compte rendu écrit des décisions laissent deviner une forme de travail à la chaîne qui offre peu de chance à une approche personnalisée. Ainsi est-il écrit que Sylla Issiaga est entré en Europe par l’Espagne, alors qu’il est passé par l’Italie. Ou que Mourlaye est né au Mali, alors qu’il est guinéen. De même, il est reproché à Jafran de produire un acte de naissance édité après son départ du pays, alors que, assure-t-il, un compatriote dans la même situation a été reconnu mineur…
Les mêmes droits qu’un enfant français en danger
En tant que mineurs, les enfants migrants ne sont pas soumis aux règles françaises de séjour des étrangers. Ils sont censés être pris en charge dans le cadre du dispositif français de la protection de l’enfance, sans exigence quant à la régularité de leur entrée ou de leur séjour, et ils ne peuvent pas faire l’objet d’une mesure d’éloignement. En vertu de la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989 et du code de l’action sociale et des familles, ils ont les mêmes droits qu’un enfant français en danger. C’est donc tout l’enjeu de la reconnaissance de leur minorité.
Nikolaï Posner, de l’association Utopia 56, estime qu’à Paris « 65 % des jeunes accompagnés finissent par être reconnus mineurs par le juge des enfants ». En 2021, l’association a épaulé 700 jeunes en recours de minorité, à la rue.
Cette situation se retrouve un peu partout sur le territoire, au point qu’une soixantaine de collectifs locaux, d’associations et de syndicats nationaux, parmi lesquels Médecins du monde (MDM), Solidaires, la Cimade ou le Syndicat de la magistrature, signent un manifeste « Mineurs en danger à la rue, il est urgent de les protéger », rendu public, vendredi 20 mai, sur le site de la Ligue des droits de l’homme. Ils réclament notamment des mises à l’abri immédiates des jeunes en recours et demandent aux futurs députés le vote d’une loi qui assure le « respect de la présomption de minorité ».
C’est le Collectif soutiens/migrants Croix-Rousse, à Lyon, qui est à l’origine de l’initiative. « Toutes les semaines, environ dix jeunes sont mis à la rue après avoir été évalués majeurs par la métropole, jauge Sébastien Gervais, un professeur de mathématiques membre du collectif. Mais on pense qu’ils sont deux fois plus nombreux et que certains, par exemple les Marocains et les Algériens, partent dans des réseaux mafieux. Plus de 80 % de ceux qu’on suit finissent par être reconnus mineurs. »
« Je suis trop soulagé »
Cela a été le cas de Sogoba, un Malien de 16 ans qui a été reconnu mineur début mai, presque un an après s’être présenté à l’aide sociale à l’enfance. Tout le temps de son recours, il a vécu en squat. « C’était compliqué, confie-t-il. Au début, il n’y avait pas d’électricité, on se lavait sans eau chaude et il n’y avait pas de chauffage. » Depuis le 13 mai, sa minorité enfin reconnue, Sogoba dort à l’hôtel. « Je suis trop soulagé. Je dors bien, il n’y a pas de bruit. » En septembre, il doit entamer un CAP dans le bâtiment.
Quelque 150 jeunes en recours sont actuellement suivis à Lyon par le Collectif soutiens/migrants Croix-Rousse et vivent entre plusieurs squats, de l’hébergement citoyen ou des bâtiments ouverts par la mairie. « On est débordés, rapporte Nicole Smolski, médecin et membre du collectif. On doit nourrir ces jeunes, les scolariser, les habiller, les amener chez l’avocat ou le juge, les soigner… Personne ne nous aide et on a aucune perspective. »
Le même désarroi préside à Toulouse, où, faute de prise en charge, les jeunes en recours sont orientés depuis juillet 2019 vers une ancienne maison de retraite mise à disposition par la ville. Ce bâtiment est désormais menacé d’expulsion. La métropole a promis d’éviter une mise à la rue des quelque 90 jeunes qui s’y trouvent, mais Marie Rajablat, responsable du programme mineurs non accompagnés de MDM à Toulouse, est inquiète. « De nouveaux jeunes arrivent tous les jours, prévient-elle. Qu’est-ce qui va se passer pour eux ? » Elle rappelle qu’en 2021, 95 % des jeunes en recours suivis par le collectif de bénévoles Autonomie ont été reconnus mineurs.
Situation « plus que mauvaise », même hors des grandes villes
A Marseille, deux squats de jeunes en recours, ouverts en janvier sur la Canebière, sont aussi en voie d’expulsion. Isabelle Audureau, membre de Solidaires et du collectif 113, qui gère un des squats, précise que « Médecins sans frontières accueille aussi une vingtaine de jeunes en recours dans une maison et il y a aussi de l’hébergement citoyen. Au total, ce sont une centaine de jeunes qui seraient à la rue s’il n’y avait pas d’initiative solidaire. Les pouvoirs publics se reposent sur nous ».
« L’Etat ne veut pas payer les départements pour les accueillir, alors les départements font tout pour s’en débarrasser » Valentin Porte, de l’association La Maison Solidaire
En dehors des grandes villes, la problématique est également palpable. A Saint-Etienne, la situation est « plus que mauvaise », témoigne Valentin Porte, de l’association La Maison Solidaire, qui héberge près de soixante jeunes en recours. « J’en ai dix chez moi, dix-sept dans des appartements qu’on loue et le reste en familles d’accueil. » Pour Valentin Porte, « l’Etat ne veut pas payer les départements pour les accueillir, alors les départements font tout pour s’en débarrasser ». En Moselle, des bénévoles dénoncent enfin les arrestations de jeunes par la police aux frontières (PAF), avant même que leurs recours aient été examinés, au motif que les documents d’identité présentés ne sont pas authentiques. « Ils passent en correctionnelle pour faux et usage de faux, alors qu’ils n’ont même pas vu de juge pour enfants, s’indigne Sandra Pratezi, bénévole au sein du Collectif Jeunes isolés étrangers de Metz. Ils se retrouvent avec une obligation de quitter le territoire et sont placés en rétention. »
Depuis plusieurs années, les arrivées de mineurs non accompagnés, majoritairement originaires d’Afrique de l’Ouest, augmentent, même s’il n’existe pas de chiffre clair et consolidé sur le sujet. Cette situation a alimenté une querelle entre l’Etat et les départements, dont relève l’aide sociale à l’enfance. En 2017, Edouard Philippe, alors premier ministre, avait promis que « l’Etat [assumerait] l’évaluation et l’hébergement d’urgence des personnes se déclarant mineures (…) jusqu’à ce que leur minorité soit confirmée ». Sans que cela soit suivi d’effet.
Dans un rapport de février, la Défenseure des droits, Claire Hédon, a rappelé que « les jeunes exilés se disant mineurs doivent être considérés comme tels et jouir immédiatement des droits et de la protection s’y rattachant, le cas échéant jusqu’au prononcé d’une décision judiciaire définitive ». Fin mars, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a confirmé avoir ouvert une enquête visant la France, suite à une saisine du Conseil français des associations pour les droits de l’enfant (Cofrade). Il dénonçait des pratiques « visant à injustement considérer comme majeurs des enfants » ou des « conditions d’accueil défaillantes ».