Les images révoltantes du meurtre de la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh, à Jénine, puis de la charge obscène contre son cortège funéraire, à Jérusalem, cachent hélas une vérité qui échappe aux caméras : la colonisation.
En quarante-huit heures, les 11 et 13 mai, Israël a laissé échapper deux terribles images qui ont provoqué l’indignation du monde. La première montre le corps agonisant de la journaliste d’Al-Jazira Shireen Abu Akleh, atteinte par une balle de toute évidence israélienne, et la tentative désespérée d’une de ses consœurs pour lui porter assistance. On repensait au petit Mohammed Al-Dura, abattu dans les bras de son père, en septembre 2000 à Gaza. La seconde s’apparente à une profanation. On y voit la police israélienne charger le cortège funéraire qui accompagnait le cercueil de cette femme chrétienne de 51 ans qui n’a jamais rien eu d’une « terroriste ». Les porteurs plient sous les coups, le cercueil vacille. C’est un peu la version israélienne de « j’irai cracher sur vos tombes ». Car ce sont bien des représentants officiels d’un État dit démocratique, ami de la France et des États-Unis, qui se sont livrés à cette charge obscène. Pourquoi ? La haine ne permet pas à elle seule de comprendre l’assaut donné alors que le cortège sortait à peine de l’hôpital Saint-Joseph de Jérusalem. Du propre aveu des autorités israéliennes, c’est l’apparition de drapeaux palestiniens qui a justifié cette atteinte à ce qui, dans toutes les religions et les civilisations, est sacré : le deuil. Pour Israël, cette affirmation identitaire est inacceptable parce qu’elle contredit l’annexion de la vieille ville décrétée en 1980. Ce sont ces couleurs palestiniennes qui suffisent, dans le lexique colonial, à transformer des obsèques en « émeute ». La force peut tout, sauf anéantir la conscience nationale d’un peuple.
Ces deux images ont suscité, comme on dit, une vive émotion, jusqu’à Washington, allié historique d’Israël. La porte-parole de la Maison Blanche a exprimé « le trouble » de la présidence. On ne saurait être plus sévère ! L’État hébreu a tout de même été contraint d’ouvrir l’une de ces enquêtes qui ne mènent jamais nulle part. Chose plus rare, le Conseil de sécurité des Nations unies a voté une résolution unanime condamnant « fermement » le « meurtre » de la journaliste américano-palestinienne. Et ce sont les États-Unis qui ont pris l’initiative de ce texte, eux qui posent systématiquement leur veto dès qu’il s’agit d’Israël. Il faut s’en féliciter. Est-ce pour autant le signe d’une quelconque inflexion ? Évidemment pas. Joe Biden est occupé ailleurs. Et, bien avant l’invasion de l’Ukraine par les troupes de Poutine, il n’était question à Washington ni de revenir sur les calamiteuses décisions de Donald Trump, tel le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, ni de la moindre esquisse d’un plan qui ferait renaître l’espoir. Telles sont les limites de l’indignation. Les images révoltantes de Jénine et de Jérusalem cachent hélas une vérité qui échappe aux caméras : la colonisation. Le même jour, le gouvernement de Naftali Bennett autorisait la construction de 4 400 nouveaux logements en Cisjordanie. Une décision d’apparence administrative, sans images et sans indignations. Est-ce le contexte qui a contraint quinze pays européens, dont la France, l’Allemagne et l’Italie, à demander à Israël de renoncer à son projet ?
Il arrive parfois, quand la pression diplomatique est trop forte, que l’État hébreu accepte de surseoir à ses décisions, le temps que l’émotion retombe… En Palestine, personne n’est dupe.
Et c’est ce sentiment d’injustice et d’impuissance qui pousse de jeunes hommes à des gestes solitaires aussi désespérés que vains. Depuis le 22 mars, dix-huit Israéliens ont été victimes d’attaques sur le territoire d’Israël. En représailles, trente Palestiniens ont été tués par des raids israéliens, principalement à Jénine. C’est au cours de l’un de ces raids que la journaliste d’Al-Jazira a été abattue. On voit dans tout cela que si l’indignation atteint parfois les chancelleries, la raison, elle, n’est jamais au rendez-vous. Il faudrait pour cela aller aux racines du conflit. Les événements de Jénine et de Jérusalem ne sont pas des bavures. Le meurtre de Shireen Abu Akleh survient après la mort trente-cinq autres journalistes palestiniens abattus par l’armée ou la police israélienne depuis 2001. Israël, comme tout État colonial, n’aime pas que l’on rende compte de ses forfaits. Quant à notre Emmanuel Macron, il n’a rien trouvé de plus urgent que de se rendre ce 14 mai aux obsèques du président des Émirats arabes unis, artisan, sous les auspices de Trump, du rapprochement officiel des pays du Golfe avec Israël. Notre commerce florissant des armes est plus important que le sort des Palestiniens. La France n’a-t-elle pas signé l’an dernier à Abu Dhabi un contrat de vente de 80 avions de combat Rafale ? C’est tout cela le conflit israélo-palestinien : une longue chaîne d’intérêts politiques et commerciaux qui, d’élections américaines en ventes d’armes françaises, de tambouille politique israélienne en corruption de l’Autorité palestinienne, sacrifie tout un peuple. On s’accommode ensuite de révoltes sporadiques que l’on nomme « terroristes », et d’une répression que l’on préfère tout en « retenue », selon la formule consacrée. Reste aux Palestiniens eux-mêmes à faire naître un nouvel espoir en termes d’égalité et de revendications à la citoyenneté. Ce qui peut se traduire un jour peut-être par « un seul État démocratique du Jourdain à la Méditerranée ». Juste de quoi « troubler » une conscience occidentale mal à l’aise avec la notion d’apartheid.