Adopté en mars, le deuxième plan Sargasses vient d’être lancé en Guadeloupe, au moment où les Antilles font face à de nouvelles arrivées importantes de ces tapis d’algues brunes qui défigurent leurs côtes.
D’un air soucieux, Rémy Harnais observe les manœuvres d’une tractopelle sur la dalle de béton qui s’enfonce en pente douce dans l’eau, le long du front de mer de la commune du Robert. L’engin s’affaire à ramasser les algues brunâtres accumulées à cet endroit, puis à les rassembler en de gros monticules suintants et malodorants. Les sargasses seront ensuite chargées sur un camion-benne qui les achemine à quelques kilomètres de là, vers une clairière de deux hectares, où la municipalité du Robert laisse pourrir, depuis plusieurs années, ces encombrants déchets venus de l’océan Atlantique. Un travail de Sisyphe. « C’est comme ça chaque jour : on les enlève aujourd’hui et, demain matin, c’est plein », soupire Rémy Harnais, en désignant la dalle, encore à moitié couverte de végétaux rouge-brun.
Pourtant, selon ce conseiller municipal robertin, le dernier arrivage est resté somme toute modeste : quatre camions devraient s’avérer nécessaires pour collecter les algues échouées à cet endroit durant la nuit. « Ça peut monter jusqu’à seize camions par jour ! », assure l’élu de cette commune de 22 000 habitants, la troisième la plus peuplée de Martinique, située au fond d’une baie parsemée d’îles dans laquelle la mairie a fait installer, depuis 2019, 6 kilomètres de barrages flottants afin de protéger les littoraux inaccessibles aux machines et de dévier les algues vers des secteurs où leur collecte est possible.
Depuis son apparition, en 2011, ce phénomène affecte, chaque année, toute la région caribéenne, des îles des Petites et des Grandes Antilles jusqu’aux côtes mexicaines. Ces territoires sont régulièrement touchés par ces échouements d’algues qui s’échelonnent généralement de février à octobre, défigurant les plages. La saison 2022 a démarré fort. Des nappes de végétaux arrivent « en continu » depuis le début de l’année, générant des « accumulations importantes », souligne Fabien Védie, chef de la mission sargasses de la direction de l’environnement, de l’aménagement et de logement (DEAL) de Martinique. Depuis fin avril, « les quantités sont plus significatives », souligne le chargé de mission. A l’instar du Robert, une dizaine de communes de Martinique, sur les 34 que compte l’île, sont concernées : la DEAL y a recensé une centaine de sites affectés, dont 78 secteurs habités et une vingtaine de sites naturels où les tapis d’algues étouffent lentement la mangrove.
Relents nauséabonds et « vomissements »
Les causes précises de la prolifération de ces plantes flottantes dans les zones tropicales de l’océan Atlantique sont encore mal comprises. Les principales hypothèses avancées par différentes équipes de chercheurs – le changement climatique ou l’apport de nutriments liés à la déforestation et à l’activité agricole en Amazonie – n’ont pas été prouvées de manière définitive. Toutefois, les nuisances causées par les algues en décomposition sur le littoral sont, elles, désormais bien connues. Celles-ci libèrent de l’ammoniac et de l’hydrogène sulfuré (H2S), deux gaz toxiques qui incommodent fortement les riverains et entraînent une corrosion accélérée des surfaces métalliques, de la robinetterie et des appareils électriques.
« Ça fait trois jours que l’odeur est très forte », grommelle Mario Désirliste, un résident du quartier robertin de Pontaléry, où les algues échouées sont pratiquement impossibles à ramasser en raison de la difficulté d’accès au littoral. Ce père de famille s’inquiète des effets des relents nauséabonds sur la santé de ses trois adolescents. « Ils ont été pris de vomissements hier, je les ai emmenés à l’hôpital », dit-il en observant, de sa terrasse, l’eau devenue noirâtre le long des maisons – le résultat de la putréfaction des algues. Les émanations corrosives ont également eu raison de la pizzeria qu’il gérait avec son épouse : tout leur matériel tombait en panne. « Cette année, j’ai déjà perdu trois frigos neufs », se désole cet ancien restaurateur de 44 ans, devenu ouvrier au sein de la cellule municipale de lutte contre les sargasses.
Dans les secteurs affectés, ce fléau entrave considérablement l’activité humaine. Ainsi, en Guadeloupe, les liaisons maritimes quotidiennes entre la Grande-Terre et La Désirade sont très perturbées depuis le 30 avril, en raison de la présence d’algues qui obstruent le port de cette petite île. Après plus d’une semaine sans aucune rotation, celles-ci ne devraient être assurées que quatre jours par semaine jusqu’à fin mai, obligeant les 1 500 Désiradiens à fréquemment embarquer à bord de canots de marins-pêcheurs pour effectuer la traversée d’une quinzaine de kilomètres jusqu’à Saint-François
« Travailler de manière pérenne »
Aucune des îles de l’archipel guadeloupéen n’est épargnée par les dépôts très importants de ces dernières semaines. « On craint le pire pour 2022 », déclare Ferdy Louisy, le maire (PS) de Goyave. Sur la plage de Sainte-Claire, les algues s’accumulent parfois sur « un mètre de hauteur », affirme l’édile goyavien. « Les tortues ne peuvent pas pondre », s’émeut-il. Selon son maire, cette commune de 7 500 habitants située sur l’île de Basse-Terre a engagé « 600 000 euros de dépenses directes depuis 2018 » et mobilise cinq agents municipaux pour nettoyer la côte après chaque échouement. Et si la mairie a pu obtenir le subventionnement à près de 100 % des 1,4 million d’euros engagés pour des achats d’équipement, l’entretien de ce matériel – au moins 10 % de la valeur de l’investissement chaque année – reste à la charge de la ville.
Ferdy Louisy est néanmoins optimiste. En effet, lundi 9 mai, le premier comité de pilotage du plan Sargasses 2 du gouvernement s’est déroulé dans sa commune, en présence du préfet de Guadeloupe, Alexandre Rochatte. Adopté à la mi-mars par l’exécutif, ce second plan interministériel pour réduire l’impact des invasions d’algues brunes sur la période comprise entre 2022 et 2025 se décline en 26 mesures et est doté de 36 millions d’euros à destination des collectivités de Guadeloupe, de Martinique et de Saint-Martin. Cette somme représente une augmentation de près de 30 % des financements de l’Etat par rapport au premier plan Sargasses, adopté en 2018, année où les échouements avaient pris une dimension catastrophique. De quoi « travailler non plus dans l’urgence, mais de manière pérenne », souligne M. Rochatte. En effet, ajoute le représentant de l’Etat, « il va falloir accepter que les sargasses continuent d’arriver sur nos côtes et agir conséquemment, dans la durée ».
Jean-Michel Hauteville(Fort-de-France, Martinique, correspondance)