Parwana Amiri, jeune réfugiée afghane, avait 15 ans quand elle a commencé à écrire sous forme de lettres la vie dans le camp de Moria, où elle est arrivée en 2019, puis dans celui de Ritsona, au nord d’Athènes, qui fait l’objet de ce recueil. La jeune fille a aujourd’hui 18 ans et poursuit un vibrant plaidoyer pour les droits des réfugiés, comme dans l’extrait que nous publions ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
Parwana Amiri > 6 mai 2022
Parwana Amiri
Vies suspendues, Lettres adressées au monde depuis le camp de Ritsona
Traduit de l’anglais par Bertrand Cayzac
La Guillotine, 11 avril 2022
134 pages; 15 €
Au monde des politiciens — une lettre en attente de réponse
Je m’appelle Parwana Amiri. En ce moment, j’habite au camp de Ritsona avec trois mille autres personnes, dont des centaines de jeunes filles comme moi. Je vous écris non parce que je vous fais confiance ou que je crois en vous, mais parce que je dois donner une voix aux nombreuses personnes autour de moi qui continuent à espérer en vous. Je discerne cet espoir dans leur visage quand ils rient, je sens cet espoir dans leurs veines quand je tiens leurs mains, je suis témoin de cet espoir dans l’éclat de leurs yeux quand ils rencontrent les miens. Je peux sentir cet espoir sans cesser de percevoir le sourd océan de colère qu’ils essaient de tenir sous contrôle.
Pouvez-vous comprendre ce dont je parle? Nous sommes ici, des milliers de personnes blessées, sommées de prouver notre vulnérabilité. Pourtant personne ne nous voit vraiment, personne ne nous écoute vraiment, personne n’essaie vraiment de comprendre nos blessures, encore moins de les guérir.
N’avez-vous jamais écrit une lettre puis attendu une réponse? Peu importe ce dont parle la lettre. Vous écrivez et vous vous attendez à une réponse; une simple réponse ferait l’affaire. Nous aussi, nous attendons une réponse aux lettres que nous vous adressons. Un petit changement dans notre condition, ne serait-ce qu’une attention vague et distante sincèrement prêtée à nos appels serait suffisante pour nous donner l’espoir, l’espoir que, malgré notre différence, nous serons acceptés, que le rêve d’intégration ne sera pas réalisé en nous forçant à changer et à nous comporter selon des manières autres et inconnues de nous, mais en acceptant de vivre avec nous, en nous respectant comme d’authentiques êtres humains.
Je vis dans un no man’s land, déterminée à écouter et à recueillir des milliers de récits de vie chaque jour. Pendant ce temps, la seule chose que vous êtes prêts à faire est de voter des lois toujours plus restrictives à notre égard, des lois basées sur la connaissance la plus limitée qu’il soit de nous, acquise à travers les plus courtes et les plus superficielles rencontres qu’il soit. Vous écrivez ces lois avec un stylo, mais nous les sentons sur notre peau, dans nos os et dans notre âme, chaque jour et chaque nuit!
Je vous écris depuis une maison à l’intérieur du camp en regardant par la fenêtre le mur qui nous entoure. Des enfants jouent dehors et je suis certaine qu’aucun d’entre vous ni personne d’autre n’accepterait de telles conditions pour ses propres enfants.
La sensation de confinement devient oppressante. Nos yeux sont empêchés de voir le monde extérieur. Les gens passent en voiture à côté du camp chaque jour et je me demande si eux aussi partagent un même sentiment d’oppression, celui d’être maintenus dans l’obscurité quant à ce qui se passe dans le camp, derrière les murs.
Je peux voir le mur depuis ma fenêtre. Il mesure trois mètres de haut. Cette image demeurera dans mon esprit pour tout le temps à venir, me rappelant que j’ai été forcée de vivre comme une prisonnière derrière ce mur.
On nous dit que le mur est fait pour notre propre sécurité, mais nous n’avons jamais été menacés par les gens du dehors. Et même si nous étions menacés, nous emprisonner ne peut pas être la réponse. C’est ce que dicte la justice sociale, pas moi.
Je n’ai jamais imaginé qu’en Europe, des gens soient confinés et enfermés parce qu’ils sont menacés de l’extérieur et parce que l’emprisonnement leur apporte la sécurité — une sécurité qu’ils n’auront jamais vraiment. Même la police ne vient pas dans cette prison. Je ne vous demande pas de vous mettre à notre place. Ce que je demande est que, en passant le long du camp, vous vous arrêtiez pour réfléchir. Quels sentiments se manifestent à l’intérieur de vous quand vous pensez que des gens sont retenus prisonniers dans votre pays, alors que vous, en tant que citoyens de ce même pays, n’avez aucune idée claire de qui sont ces gens, de ce que sont leurs vies ni des raisons qui leur ont fait fuir leur maison? Que faites-vous de ces gens jetés aux marges de la capitale, ces gens que vous ne visitez même pas une fois par mois, à qui vous ne parlez même pas une fois par saison, voire même pas une fois par an — ce qui fait partie des droits sur lesquels même les criminels emprisonnés peuvent compter?
Je souffre immensément de cet emprisonnement. Et je me bats pour aller à l’école, pour apprendre, pour grandir, toujours dans la crainte de ce que les autres vont penser de moi, de ma vie…
Ritsona est un reflet de ce système carcéral qui fait partie du complexe industriel, enraciné dans l’esclavage, le colonialisme et le capitalisme raciste. L’argent dépensé dans le mur est celui des citoyens. C’est l’argent pour le développement de l’Europe. Il ne devrait pas être dépensé pour maintenir de vieux systèmes de domination oppressive. Au lieu de cela, il devrait être investi dans l’amélioration de la qualité de vie de la société européenne tout entière de sorte que chaque être humain puisse prospérer.
Nous exigeons nos droits à une vie décente, à des emplois décents, à un logement décent, aux soins et à l’éducation. Tant que nous serons privés de ces droits, nous continuerons à contester la structure fondamentale de la société. Nous questionnons le monde pour comprendre les manières complexes dont race, classe, nation et aptitude s’entremêlent et comment nous pouvons, en saisissant cette complexité et uniquement de cette manière, trouver les moyens de dépasser ces catégories clivantes, de comprendre l’interrelation des idées et des processus qui se présentent séparément et sans rapports les uns avec les autres et ensemble, combattre pour notre bien commun. D’une montagne de force et portée par une vague d’énergie, moi, Parwana Amiri.
Juillet 2021. Parwana Amiri Ecrivaine afghane.