Au camp du Struthof, en Alsace, 86 personnes juives ont été gazées en août 1943 pour constituer une collection anatomique. Christian Bonah, professeur d’histoire des sciences de la vie et de la santé à l’université de Strasbourg, revient sur « l’un des crimes les plus abominables jamais commis par des médecins ».
C’est l’histoire « d’un des crimes les plus abominables jamais commis par des médecins », souligne Christian Bonah, professeur d’histoire des sciences de la vie et de la santé à l’université de Strasbourg et membre de la commission historique indépendante chargée d’enquêter sur les activités de la Reichsuniversität Strassburg (université du Reich de Strasbourg) durant l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne nazie.
Jusqu’à quel point cette université était-elle impliquée dans le projet criminel d’August Hirt, professeur d’anatomie dans cet établissement, de monter une collection anthropométrique de squelettes juifs ? A cette seule fin, ce dernier a assassiné 86 personnes juives, en août 1943 au camp du Struthof – le seul camp de concentration situé sur l’actuel sol français, à une cinquantaine de kilomètres de Strasbourg, dans le Bas-Rhin. Lire l’enquête : Article réservé à nos abonnés Le Struthof, camp de concentration passé sous les radars de l’histoire
C’est aussi l’histoire « d’un des plus lourds tabous » pesant sur une période funeste : celle de l’annexion de fait de l’Alsace par l’Allemagne nazie. https://lemonde.assistpub.com/display.html?_otarOg=https%3A%2F%2Fwww.lemonde.fr&_cpub=AAX23QE99&_csvr=050310_365&_cgdpr=1&_cgdprconsent=0&_cusp_status=0&_ccoppa=0
En 1941, l’Allemagne hitlérienne fonde la Reichsuniversität Strassburg. Soixante-quinze à quatre-vingts ans plus tard, des traces résiduelles de ses crimes passés dormaient encore dans les archives de l’actuelle université. Comme oubliées.
Pourtant, à partir de 1991, des travaux de médecins et de journalistes avaient commencé à être publiés sur l’histoire de cette université allemande, « non sans difficultés, dans le dialogue avec les responsables de la faculté de médecine », note Christian Bonah. Mais ils restaient plutôt confidentiels.
Il a fallu attendre janvier 2015 pour qu’éclate le scandale : le médecin-journaliste Michel Cymes publie alors Hippocrate aux enfers (Stock). Consacré aux médecins des camps de la mort, cet ouvrage accusait la faculté de médecine de Strasbourg de posséder encore, en ses murs, des restes humains de victimes juives du nazisme. A l’époque, la faculté avait vigoureusement nié, qualifiant cette accusation de « rumeur ». Lire aussi (2015) : Article réservé à nos abonnés Le « médecin de la télé » face à « ces messieurs de la faculté »
Six mois plus tard, un médecin chercheur indépendant, Raphaël Toledano, mettait la main, dans les collections de l’Institut de médecine légale de Strasbourg, sur des préparations réalisées sur la dépouille de Menachem Taffel, une des 86 personnes juives assassinées. « C’était la preuve que l’université ne disait pas ou ne vérifiait pas ce qui existait dans ses collections, relève Christian Bonah. Cela semblait éthiquement choquant qu’elle conserve des restes d’une de ces victimes. »
Face à l’indignation, l’université de Strasbourg crée, en septembre 2016, une « commission historique pour l’histoire de la faculté de médecine de la Reichsuniversität Strassburg ». Une de ses missions était d’éclairer cette question : l’université actuelle détenait-elle encore des tissus humains de ces victimes ?
Oui, affirme aujourd’hui cette commission dans son rapport de 500 pages, rendu public mardi 3 mai lors d’une conférence de presse à Strasbourg. Elle préconise des pistes pour le devenir de ces restes humains, redonne un nom à 252 des victimes des autres crimes médicaux commis autour de Strasbourg, et recommande des actions mémorielles. Christian Bonah décrypte pour Le Monde les travaux de cette commission.
Comment les crimes du Struthof ont-ils été découverts, à la libération de Strasbourg ?
Quand les Français arrivent à Strasbourg, en décembre 1944, ils découvrent, dans les cuves de l’Institut d’anatomie de la faculté de médecine, des corps conservés dans du formol, en partie découpés – avant de fuir, les bourreaux ont tenté d’effacer les traces de leurs crimes. Il apparaîtra assez vite que ces corps appartenaient à 86 personnes juives assassinées les 11, 13, 16 et 18 août 1943 dans la chambre à gaz du Struthof, à la demande du médecin nazi August Hirt, professeur d’anatomie à la Reichsuniversität Strassburg.
Que sont devenus ces restes humains ?
Ils ont d’abord été enterrés, le 23 octobre 1945, dans une fosse commune du cimetière municipal de Strasbourg-Neudorf. Puis ils ont été exhumés et réinhumés en 1951 dans le cimetière israélite de Strasbourg-Cronenbourg. Mais il a fallu attendre 2004 pour inscrire leurs noms sur une stèle : ceux de 29 femmes et de 57 hommes, âgés de 17 à 64 ans. Les numéros tatoués sur leurs bras ou les matricules de leur détention ont permis de remonter à leur identité et de retracer leur parcours de vie. Un travail remarquable du journaliste allemand Hans-Joachim Lang [membre de la commission], qui publiera Die Namen der Nummern [Des noms derrière des numéros, PU de Strasbourg, traduit en français en 2018].
Plus de 6 millions de juifs ont péri lors de la Shoah, en quoi l’assassinat des 86 juifs au Struthof est-il emblématique de l’idéologie raciale nazie ?
Il est emblématique du fait que la médecine est un pilier de l’idéologie raciale du système national-socialiste. La médecine et la corporation des médecins sont ici une caution scientifique. August Hirt, professeur d’anatomie, fait gazer ces 86 personnes dans le seul but de constituer une « collection de squelettes juifs », un projet qui a nécessité plus d’un an de planification froide, rationnelle, minutieuse. Dès janvier 1942, il écrit un texte transmis à Himmler, et obtient son accord en novembre. Le projet mobilise l’Ahnenerbe [« héritage ancestral »], une agence de moyens au service de l’idéologie nazie. Deux anthropologues SS, Bruno Beger et Hans Fleischhacker, sont envoyés à Auschwitz, en juin 1943, pour sélectionner les futures victimes, en tant que « spécimens représentatifs » d’une « race » amenée, selon les nazis, à être définitivement rayée du continent européen et dont il fallait garder une trace scientifique – pour une collection destinée à un musée. Une preuve de plus que les personnes juives ne sont pas, pour les nazis, des êtres humains : c’est juste un matériau qu’on peut commander, sélectionner, mettre à mort, stocker et exposer.
Il faut aussi noter la rupture que représente le début de l’année 1943, pour l’Allemagne nazie, avec la défaite de Stalingrad. Avant, l’Allemagne est conquérante : la Reichsuniversität Strassburg lui sert de vitrine. Après, tout se radicalise, l’effort de guerre devient total, et toute considération qui pouvait rester sur la valeur d’une vie humaine disparaît.
Ces assassinats sont-ils représentatifs des crimes commis au Struthof ?
Non, ils sont même très atypiques. Au Struthof, il n’y avait que quelques juifs et pas de femmes. Construit en 1941, ce camp [nommé « KL Natzweiler » par les nazis] et ses satellites alentours ont accueilli 52 000 déportés, détenus dans des conditions extrêmement dures : prisonniers politiques et de droit commun allemands, soviétiques, polonais, belges, luxembourgeois, norvégiens, français… [31 nationalités au total], dont beaucoup de résistants. Vingt-deux mille d’entre eux y ont trouvé la mort.
Enquêter sur l’assassinat de ces 86 personnes juives a permis d’éclairer la mécanique de la médecine dévoyée du système nazi. La chambre à gaz du Struthof a d’abord été conçue, dès l’automne 1942, pour servir aux expérimentations menées sur des « cobayes humains » – bien évidemment contraints. Celles conduites par Otto Bickenbach [1901-1971], professeur de biologie à la Reichsuniversität Strassburg, sur la recherche d’un antidote à un gaz de combat, le phosgène. Et celles conduites par August Hirt sur la recherche d’un antidote à l’ypérite, un autre gaz de combat. Entrée en fonction en avril 1943, cette chambre à gaz sera ensuite modifiée en août, pour l’assassinat des 86 personnes juives.
Outre ces expérimentations médicales sur les gaz de combat, il y a aussi eu la recherche d’un vaccin contre le typhus, menée sur des détenus…
Oui. Elles ont été menées au Struthof mais aussi à l’hôpital civil de Strasbourg et dans un camp de « redressement » alsacien [à Vorbruck]. Elles ont été conduites par Eugen Haagen [1898-1972], un infectiologue et professeur d’hygiène à la Reichsuniversität Strassburg – formé à New York avec un futur Prix Nobel.
Au total, plus de 250 personnes ont été contraintes de participer à toutes ces expérimentations : 189 Tsiganes [« Sinté »] transférés d’Auschwitz – Raphaël Toledano retrouvera leur identité – et 40 détenus du Struthof. A ces victimes s’ajoutent les dépouilles de 230 prisonniers de guerre russes détenus dans un camp alsacien [à Mutzig] dans des conditions abominables. Après leur mort, leurs corps seront utilisés par August Hirt en anatomie. La commission a confirmé leurs noms, identifiés par Raphaël Toledano en 2016.
Hormis August Hirt, qui s’est suicidé en juin 1945, ces médecins nazis ont-ils été jugés ?
Oui. En 1952, le tribunal de Metz a d’abord condamné Otto Bickenbach et Eugen Haagen aux travaux forcés à perpétuité. Mais en 1954, la cour d’appel de Lyon a allégé leur peine à vingt ans de travaux forcés. Et, en 1955, ces deux médecins seront amnistiés par grâce présidentielle. Le premier reprendra une activité de médecin à l’hôpital de Siegburg, en Allemagne. Un tribunal d’honneur des professionnels de la santé de Cologne conclura même, en 1966, que Bickenbach n’avait pas failli à ses devoirs professionnels en participant à des expériences dans les camps de concentration. Quant au second, le plus grand « consommateur de cobayes humains », il effectuera après sa libération des recherches sur les maladies virales des animaux à l’Institut fédéral de recherche de Tübingen, en Allemagne. Il est mort entouré des honneurs de la communauté scientifique allemande.
Est-il exact que, après la guerre, les résultats des expérimentations médicales criminelles nazies ont parfois été cités et publiés dans des revues scientifiques ?
Oui. Par exemple, les travaux d’Otto Bickenbach sur le phosgène figurent dans le rapport d’un projet de recherche américain de 1983 – qui ne mentionnait pas le fait qu’ils émanaient de crimes médicaux nazis. Ce scandale a déclenché une prise de conscience sur cette question demeurée taboue, entre 1955 et 1980. Les grands journaux scientifiques, notamment, ont émis des consignes pour ne plus publier de données issues de recherches conduites dans des conditions non éthiques. C’est d’ailleurs dans les suites du jugement de Nuremberg et de la révélation de ces crimes médicaux nazis – au Struthof, à Auschwitz ou ailleurs – qu’est née, non sans difficultés puisque la déclaration d’Helsinki date de 1964, la bioéthique, avec des normes instituées en matière d’expérimentation médicale.
L’université française de Strasbourg, en 1939, s’est repliée à Clermont-Ferrand. Et ensuite, qu’ont fait les professeurs de médecine de cette université ?
Il ne faut pas sous-estimer le particularisme de l’Alsace. C’est une région entre deux pays, où les habitants ont changé quatre fois de nationalité entre 1870 et 1945. Cela peut expliquer cette tendance à se dire « mieux vaut être une girouette » pour survivre. Prenons un médecin de cette époque, né en 1900. Il aura suivi toute sa scolarité en allemand, deviendra français en 1918 et poursuivra toutes ses études de médecine en français.
Avec la guerre de 1939, se pose ce dilemme : est-ce que je rentre chez moi pour redevenir allemand ? Et une fois revenu, dans quelle mesure collaborer avec cette université du Reich allemand ? Une certitude : à la Reichsuniversität Strassburg, 40 % des médecins étaient d’origine alsacienne – soit 90 médecins sur 232. A ce stade, nous avons pu reconstituer le parcours d’un quart de ces 90 médecins alsaciens : on y trouve tous les cas de figure, depuis une collaboration forte avec le régime nazi (environ un quart) jusqu’à une entrée dans la résistance. L’université de Strasbourg d’aujourd’hui ne peut plus dire : « Nous nous étions repliés à Clermont-Ferrand, ce n’est pas notre histoire. »
Comment l’indépendance de cette commission a-t-elle été garantie ?
Sur ses treize membres, neuf étaient extérieurs à l’université de Strasbourg : une Américaine, un Anglais, trois Allemands, une Autrichienne, trois Français. Et quatre, dont moi-même, appartenaient à cette institution, ce qui permettait une vision de l’intérieur. La commission était coprésidée par deux historiens, Florian Schmaltz, docteur en histoire contemporaine à l’institut de Berlin de la Société Max-Planck, et Paul Weindling, professeur d’histoire de la médecine à l’université d’Oxford. Outre l’enquête sur l’origine des collections trouvées dans l’université actuelle, nous avons travaillé à partir de sources multiples : documents de la justice américaine et du service international de la Croix-Rouge, archives allemandes du Reich à Berlin, archives de la région du Bade-Wurtemberg et du département du Bas-Rhin et de la zone d’occupation française après 1945.
Quid des tissus biologiques issus des victimes, retrouvés dans l’université actuelle ?
Ces préparations ont plusieurs sources qui n’ont clairement pas le même statut. Il y a d’abord celles retrouvées par Raphaël Toledano en 2015 : il s’agit, précision importante, de préparations réalisées par le médecin légiste Camille Simonin après la libération de Strasbourg, dans le cadre d’une expertise légale, pour l’instruction du procès des médecins nazis du Struthof. Ces pièces à conviction, il aurait été scandaleux de les supprimer avant la fin de ce procès, en 1954. Pourquoi ont-elles été gardées après ? On ne dispose pas d’archives pour le savoir, et Camille Simonin a disparu. En tout état de cause, l’université de Strasbourg clamait depuis trente ans qu’elle ne détenait plus de restes humains issus des personnes juives gazées au Struthof, mais c’était faux.
Et puis, il y a aussi les lames histologiques retrouvées par Jean-Marie Le Minor, à l’Institut d’anatomie, et qui appartenaient à la collection privée d’August Hirt. Parmi elles, beaucoup étaient issues d’études chez l’animal. Mais plusieurs provenaient de deux Allemands condamnés à mort en 1936 et 1937. Nous avons pu les identifier : il s’agissait de condamnés de droit commun qui avaient commis des meurtres, non d’opposants au régime nazi.
Mais ces lames ont été traitées par un des plus grands criminels nazis. Etait-il éthique de les conserver ?
C’est une question brûlante et difficile. La commission préconise que ces pièces soient soumises à l’avis d’un comité – à définir – pour déterminer la conduite à tenir. Personnellement, j’aurais souhaité que ce soit un comité d’éthique.
Quid des restes évoqués par Michel Cymes dans son ouvrage : un creux axillaire, une main et une coupe transversale de la tête, conservés dans des bocaux et issus de la collection d’August Hirt ?
La commission n’en a pas retrouvé trace. En revanche, nous avons trouvé, dans les collections de pathologie de la faculté de médecine, des restes humains macroscopiques (bras, cerveau…) datant de 1941-1944, conservés dans des bocaux. Mais il s’agissait de la production ordinaire d’un hôpital qui réalise six autopsies par jour – pas des restes des victimes de Hirt.
Plus largement, je pense qu’il faudrait reconstruire, d’après témoignages, l’état des collections d’anatomie entre 1945 et 1970. On dispose d’indices selon lesquels il restait, à cette époque, bien des éléments matériels en lien avec ces crimes nazis. Par exemple, en 1961, un étudiant en médecine – qui deviendra professeur d’anatomie à l’université de Strasbourg – prenait encore des notes, pour sa thèse, sur du papier à en-tête d’August Hirt ! C’est le signe qu’à cette époque, ce passé n’interrogeait personne.
Raphaël Toledano a accusé l’université de Strasbourg de « révisionnisme ». Qu’en pensez-vous ?
Pour moi, le terme est beaucoup trop fort. Mais cette accusation pose une question importante : comment une institution se saisit-elle de l’histoire de son passé, quand celui-ci la concerne plus ou moins directement ? Déclarer « les murs sont innocents », comme a pu le faire l’université de Strasbourg, c’est nier une part de son histoire. Oui, cette institution ne s’est pas suffisamment saisie de ce passé difficile ! Il faut dire qu’après-guerre, ni l’Allemagne, ni la France n’ont voulu revendiquer la paternité de la Reichsuniversität Strassburg. Le paradoxe est que quatre ans après la fin du conflit, l’université de Strasbourg accueillait « dans ses murs » le Conseil de l’Europe, institué le 5 mai 1949 par le traité de Londres…
Quelles politiques mémorielles préconisez-vous ?
La commission recommande de créer un chemin de la mémoire au sein des hôpitaux de Strasbourg. Ce parcours pourrait comprendre des stèles et des panneaux, avec les noms de toutes les victimes recensées. Pour ne pas oublier ces personnes que les nazis avaient voulu chosifier, c’est fondamental. Aujourd’hui, seule une mini-plaque existe, à l’opposé de l’entrée de l’Institut d’anatomie…
J’espère aussi que la faculté de médecine de Strasbourg intégrera cette période douloureuse dans son histoire et dans la formation de ses étudiants. Au-delà de l’horreur que suscitent ces atrocités, il serait pertinent, je pense, de susciter une réflexion chez ces futurs médecins : quand la médecine se trouve plongée dans un régime totalitaire, quels sont les choix possibles ? Comment faire face sans renier le serment d’Hippocrate ? Pour que plus jamais cette barbarie ne se reproduise.
Florence Rosier