C’est un drame humain qui se déroule sous nos yeux, à quelques encablures de nos frontières maritimes. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), agence onusienne, estime à plus de 23 500 le nombre de morts et disparus en mer Méditerranée depuis 2014, après avoir tenté la traversée vers l’Europe, dont 2 048 personnes l’an dernier. Embarquée sur l’Ocean Viking, le bateau affrété* par l’association humanitaire SOS MEDITERRANEE, Caroline, infirmière, livre le récit de ces missions de sauvetage.
Lors d’un sauvetage, la première étape consiste en une phase dite d’urgence
. Pour l’équipe soignante, il s’agit d’opérer un tri rapide parmi les rescapés : on regarde si le patient est conscient, s’il peut marcher, s’exprimer. On retire les gilets de sauvetage quand les gens sont sur le pont. Tant que l’opération n’est pas finie, on reste extrêmement concentrés car un sauvetage qui commence bien peut toujours mal se terminer
, confie Caroline. Les embarcations sont tellement précaires qu’à tout moment soit le bateau peut se briser, soit il peut chavirer et les personnes se retrouver à l’eau
. La règle est donc limpide : on ne commence aucun soin qui ne soit pas urgent tant que le sauvetage n’est pas fini
.
Une fois que tout le monde est sur le pont, l’équipe soignante prend en charge les premières urgences : en général, il s’agit surtout de déshydratation, d’hypothermie, parce que ce sont des gens qui ont passé plusieurs jours en mer, sans eau, sans nourriture, qui ont eu le mal de mer (parfois pendant des jours) donc ils arrivent forcément déshydratés. Sachant que 100% des personnes qui arrivent à bord sont dans un mauvais état de santé
, souligne Caroline. Réhydrater par intraveineuse, surveiller l’état de conscience, réchauffer la personne en hiver, ou au contraire éviter le coup de chaleur en été : les premiers soins s’enchainent. Parmi les migrants, certains arrivent néanmoins dans un état encore plus préoccupant
. Les soignants doivent donc les évacuer des embarcations en civières parce qu’ils sont trop faibles pour rejoindre le bateau
.
Au niveau des premiers soins d’urgence il y a aussi les fioul burns, des brûlures liées à l’essence
. Souvent, le moteur fuit dans les embarcations. L’essence se mélange alors à l’eau de mer dans le fond des bateaux, et c’est extrêmement dermabrasif, la peau est attaquée et ça crée des brûlures
, explique Caroline qui précise que les femmes et les enfants, qui occupent généralement les places au fond des bateaux parce que ce sont les pires
, sont les plus concernés par ces blessures. On retrouve des femmes avec toute la surface des fesses et le haut des jambes complètement brûlés. Ce sont des soins d’urgence parce que c’est extrêmement douloureux et que ces blessures entraînent en plus un risque infectieux très élevé
.
Les gens nous expliquent pourquoi ils ont quitté leur pays (certains viennent d’Afrique sub-saharienne, d’Egypte, de Syrie, du Bengladesh…) sur une route incertaine, sans savoir nager la plupart du temps… Ça rend très humble.
Mini- hôpital
Une fois les rescapés en sécurité à bord de l’Ocean Viking, chacun est enregistré
. L’équipe médicale qui dispose d’une clinique, comme un mini-hôpital
embarqué, reçoit alors en consultations hors sauvetage
.
Là, beaucoup viennent pour des plaies ou pour des blessures traumatiques liées à la torture et aux traitements qu’ils ont subi en Lybie, des blessures dues aux électrochocs, des jambes cassées
. Les soignants dispensent les soins nécessaires et l’accompagnement psychologique aussi délicat que possible auprès de ces patients en détresse. On ne pose pas de questions directes (ce n’est ni vraiment le lieu ni le moment), mais on fait des entretiens et on écoute la personne si on sent qu’il y a un besoin. Quasiment toutes les femmes qui sont passées par la Libye ont été victimes de violences sexuelles répétées
. Les sages-femmes de la mission, en plus des soins prodigués aux femmes et aux enfants, rédigent des certificats médicaux
pour qu’il y ait une trace de ces récits
. Quand les personnes acceptent de parler bien sûr.
Pour les gens dont l’état de santé se détériore, où qui ne peuvent pas être pris en charge sur place, l’équipe médicale peut demander une évacuation, par hélicoptère ou par bateau. Du moins c’est une demande que nous adressons à l’Italie ou à Malte et c’est à leur bon vouloir
, confie l’infirmière.
La vie à bord
Une fois qu’on a tout le monde à bord, le coordinateur de mission informe les autorités maritimes du nombre total de personnes et du nombre de personnes vulnérables, puis on attend l’autorisation de débarquer dans un port, sachant que selon le droit maritime, un sauvetage n’est fini qu’une fois que les rescapés sont débarqués dans un port qui est considéré comme sûr. Il est déjà arrivé que le bateau reste coincé en mer pendant 10 jours. C’est très long quand ça arrive. En général c’est plutôt 4 ou 5 jours, et on débarque souvent en Sicile
.
En dehors de l’opération de sauvetage en elle-même, très intense, les soignants prennent aussi part à la vie sur le pont. On fait de l’éducation à la santé, on participe aux distributions alimentaires, on aide à installer les gens, à entretenir les toilettes ou la salle de bain. On est très soudés
, raconte Caroline qui évoque tout l’importance de faire équipe pour affronter les situations difficiles. On parle beaucoup entre nous, on se soutient
. A terre, ils ont aussi accès à des psychologues pour débriefer ou à des consultations plus poussées. Une conseillère médicale nous reçoit également pour un retour d’expérience et revenir sur des situations qui nous ont posé soucis.
Covid, soins, de manière générale, tout est plus compliqué à faire dans un bateau … C’est pourquoi l’Ocean Viking est un bateau de sauvetage, pas un bateau de prise en charge.
Face à des personnes qui pensaient mourir
Difficile d’imaginer ce que ressentent les rescapés au moment d’un sauvetage. Une image que Caroline n’oubliera jamais : son premier sauvetage, quand elle s’est retrouvée face à des personnes qui étaient persuadées qu’elles allaient mourir d’un moment à l’autre
. De voir leur soulagement : elles priaient, pleuraient… Elles s’effondraient en fait sur le pont. Ce sont des personnes qui ont failli mourir et ça n’a pas de sens et là, elles sont soudain en sécurité sur le bateau. Leur soulagement est d’une intensité incroyable
. C’est ce même soulagement qui pousse les équipes à continuer leur travail. Malgré tout, le découragement les submerge parfois : ce qui se passe actuellement en Méditerranée, c’est que s’il n’y a pas d’opérations officielles de sauvetage, il n’y a personne qui sauve ces gens… C’est rageant de se dire que si nous n’étions pas là en tant que civils, ces personnes mourraient sans doute. Il y a énormément de naufrages qui se produisent sans témoins et les chiffres dont nous disposons sur les morts en Méditerranée sont sous-estimés
. Au constat de ces drames s’ajoute la colère quand on débarque en Europe. Sur le bateau c’est comme si on redonnait un peu d’humanité à ces gens et puis l’Europe ne sera pas à la hauteur. On sait comment sont traités les demandeurs d’asile
. Sur le bateau et après, à terre, tant d’émotions se mêlent et se succèdent
.
En 2021, Caroline aura ainsi passé 5 mois et demi sur le bateau, et participé à 3 grandes missions. L’infirmière souhaite repartir. Je suis ma ligne : défendre l’accès au soin et l’accès au droit des personnes qui arrivent en Europe
. Mais le prochain départ ne se fera sans doute pas avant quelques mois après un peu de repos
. Les missions sont très éprouvantes, physiquement et psychiquement. Sur un bateau, on n’a pas les repères habituels. Les sauvetages ont lieu de jour, de nuit, par beau ou mauvais temps… Dès qu’il y a une alerte on y va
. Elle repartira, c’est sûr, mais en attendant… C’est important de retoucher terre
.