Par Benoît Vitkine (Moscou, correspondant)
Portrait En exil en Europe le temps d’écrire un livre, la journaliste russe a prévu de rentrer dans son pays, où elle risque la prison pour les reportages sur « l’opération militaire spéciale » en Ukraine qu’elle a réalisés pour « Novaïa Gazeta », malgré la censure.
Chez certains, la phrase pourrait sonner comme une posture : « Entre la prison et l’émigration, je choisis la prison. » Pas chez Elena Kostioutchenko, journaliste à l’intégrité exemplaire, qui s’accorde seulement une pause, quelque part en Europe, le temps d’écrire un livre. Puis elle rentrera en Russie affronter le destin qu’elle s’est choisi. La jeune femme de 34 ans ajoute : « Je n’ai pas honte de mon travail. Au contraire, je suis fière de ce qu’on a fait. »
Ce qu’elle a fait, Elena Kostioutchenko, c’est être la dernière journaliste d’un média russe indépendant à travailler en Ukraine, affrontant aussi bien les difficultés du terrain que, à l’arrière, les rigueurs de la censure militaire.
« Je suis arrivée sans rien, et tout au long de ma mission, des Ukrainiens m’ont aidée. Malgré ce qu’on dit sur la coupure entre les deux peuples, cela reste important pour les Ukrainiens de faire entendre leur voix directement en Russie. » Elena Kostioutchenko
Au premier jour de « l’opération militaire spéciale » décidée par Vladimir Poutine, le 24 février, le journal Novaïa Gazeta dépêche deux envoyés spéciaux en Ukraine : l’un est arrêté par le FSB, le service fédéral de sécurité, avant de passer la frontière ; l’autre, Elena Kostioutchenko, rentre par la Pologne. « Je suis arrivée sans rien, et tout au long de ma mission, des Ukrainiens m’ont aidée, explique la journaliste. Malgré ce qu’on dit sur la coupure entre les deux peuples, cela reste important pour les Ukrainiens de faire entendre leur voix directement en Russie. »
D’autres journalistes indépendants russes travaillent en Ukraine, mais pour des médias ayant dû se résoudre à l’exil. La Novaïa Gazeta, journal légendaire du prix Nobel de la paix Dmitri Mouratov, est le dernier à résister, survivant tant bien que mal en Russie.
Elena Kostioutchenko a séjourné dans le pays durant plus d’un mois, signant des reportages d’Odessa, de Mykolaïv ou de Kherson. On y retrouve le style qui a fait d’elle l’une des grandes plumes de Novaïa : de longs monologues des personnes interrogées, une sensibilité extrême, le souci du détail et de la précision.
Autant de qualités qu’elle a l’habitude de déployer sur des sujets divers – le conflit dans le Donbass de 2014-2015, les internats psychiatriques pour adultes, la pollution à Norilsk, cité minière du grand nord sibérien, ou les prostituées des autoroutes russes, des sujets souvent délaissés par les médias russes et qu’elle a traités avec un brio unanimement reconnu.
Les mots interdits
Depuis l’Ukraine, Elena Kostioutchenko aura vu se déployer la machine de la censure contre son journal. Le 4 mars, quand elle s’apprête à envoyer son texte d’Odessa, sa rédaction lui dit de se dépêcher si elle veut être publiée : une loi adoptée le même jour par le Parlement entre en vigueur le soir, qui punit la diffusion de « fausses informations » portant sur les activités des forces armées russes ou « discréditant » les troupes russes. Le sujet est publié, mais sans les mots interdits par le pouvoir. Pour éviter tout risque, son reportage précédent est retiré du site.
Ce jour-là, Elena Kostioutchenko dit avoir pleuré pour la seule et unique fois de son séjour ukrainien. Dans sa jeune histoire, Novaïa Gazeta, fondé en 1993, a déjà connu nombre de drames, avec l’assassinat de six de ses collaborateurs, dont la plus célèbre est la spécialiste de la Tchétchénie Anna Politkovskaïa, en 2006.
Le 7 avril 2022, le rédacteur en chef Mouratov a encore été attaqué à bord d’un train, l’œil brûlé par un jet de peinture. « Ce à quoi nous avons dû nous résoudre, collectivement, est complètement différent, note Elena Kostioutchenko. On n’avait encore jamais travaillé dans un contexte de censure institutionnalisée. Pour moi, ça a été extrêmement douloureux. »
Se soumettre ou non aux nouvelles lois a fait l’objet d’intenses discussions entre journalistes et avec les lecteurs. « J’étais contre le fait de changer nos pratiques, dit Elena Kostioutchenko, mais je suis consciente d’une chose : ce n’est pas seulement l’auteur d’un article qui risque la prison, mais tous ceux qui interviennent dessus, une bonne dizaine de personnes en tout. »
Ses reportages suivants paraissent plus caviardés encore. Choix est fait de laisser les coupes apparentes sous forme de blancs ou de caractères spéciaux, afin que le lecteur sache quels passages ont dû être supprimés. Si des cadavres emplissent la morgue de Mykolaïv, si des Ukrainiens disparaissent dans la ville de Kherson, où est présente l’armée russe, c’est sans jamais mentionner l’identité des criminels supposés.
Le système tient jusqu’à la fin mars. Le 28, le gendarme de l’Internet russe adresse à Novaïa Gazeta un deuxième avertissement pour non-respect de la loi sur les agents de l’étranger. Plutôt que de risquer une fermeture définitive, à l’instar de la totalité des autres médias indépendants, Novaïa Gazeta décide de mettre en suspens son activité jusqu’à la fin de « l’opération spéciale ».
« Cette idée que les Russes ne veulent pas connaître la vérité est un mythe. Il faut essayer jusqu’au bout de la leur apporter, en pensant à des gens comme ma mère, qui ne savent pas utiliser un VPN, ou aux prisonniers, qui ont accès seulement aux journaux papier. » Elena Kostioutchenko
Deux jours plus tard, la même agence administrative exige que les reportages d’Elena Kostioutchenko soient effacés des archives en ligne. Un, puis deux, puis dix sites Internet hébergés hors de Russie se bousculent alors pour accueillir les textes en question. À une époque où l’information déborde de mille canaux, ces quatre reportages ukrainiens sont traités comme un trésor précieux. A l’inverse, plusieurs condamnations à des amendes pour « diffusion de fausses informations concernant l’action de l’armée » ont été prononcées contre des personnes qui avaient reposté ces articles sur les réseaux sociaux.
« Je suis heureuse d’avoir pu être à ma place au moins quelques semaines », dit sobrement la journaliste, qui envisage donc son retour prochain en Russie, où elle sera probablement accueillie en « nationale-traîtresse », selon l’expression de Vladimir Poutine. Elle refuse pour autant la prudence : « J’aime mon pays et c’est précisément pour cela que je souhaite sa défaite, dit-elle. C’est son unique chance de se rétablir, de se soigner. »
Journaliste jusqu’au bout de la plume, Elena Kostioutchenko est aussi convaincue que Novaïa renaîtra : « Cette idée que les Russes ne veulent pas connaître la vérité est un mythe. Il faut essayer jusqu’au bout de la leur apporter, en pensant à des gens comme ma mère, qui ne savent pas utiliser un VPN [réseau virtuel privé], ou aux prisonniers, qui ont accès seulement aux journaux papier. »
Benoît Vitkine Moscou, correspondant