LE LIVRE DE LA SEMAINE. Une histoire d’immigration toute en poésie entre l’Algérie et la France, en mettant en scène le parcours des Asraoui le temps d’une balade sur la Seine.
C’est une histoire d’amour entre la tour Eiffel et une Kabyle. Une idylle que Fatima a su préserver toute sa vie dans un coin de son cœur. Pourtant, depuis qu’elle a quitté l’autre rive de la Méditerranée en 1962, juste après la guerre, pour s’installer près de Paris, cette Berbère, au corps et à l’esprit fatigués, n’avait jamais eu l’occasion de rendre visite à la « Dame de fer ».
Difficile de trouver du temps quand on s’occupe de dix minots à la fois. Alors, pour son 70e anniversaire, le 29 octobre 2005 – deux jours après le début des émeutes dans les banlieues –, ses enfants lui ont préparé une surprise : une balade en péniche sur la Seine avec un passage devant le monument.
C’est Kader, le plus fortuné et vaniteux de la fratrie, qui a préparé « l’événement », comme il dit. Un mot un peu prétentieux qui révulse Malik parce que c’était « le nom donné à la guerre d’Algérie » et que son aîné ne devrait pas l’utiliser pour désigner une fête consacrée à leur mère. Dans la fratrie, Malik est l’éternel garçon incompris, le rêveur qui a quitté, cinq ans plus tôt, son métier lucratif d’analyste financier pour devenir romancier sans le sou.
Cette vocation, il la doit à son père Mohand qui avait l’habitude de conter à son épouse des histoires dans une clairière reculée de leur Kabylie natale. Et depuis que Malik fréquente une certaine Kahina – le même prénom que la légendaire reine berbère –, il s’est mis à apprendre le tamazight, la langue parlée par ses parents. Une initiation qui va bouleverser sa vie et lui permettre de percer le secret le plus intime de sa mère.
Remonter les années
Car ce roman est aussi une histoire d’amour entre une Kabyle et un bandeau de Brigitte Bardot. Il y a un longtemps, Mohand avait soufflé à sa femme qu’avec le fichu qu’elle portait sur la tête, elle était « le portrait craché » de l’actrice aux cheveux dorés. Il lui avait promis qu’un jour, il lui offrirait le même bandeau.
Fatima, elle, trouvait qu’avec son air sombre, Mohand ressemblait à Alain Delon. Elle l’avait choisi après avoir réussi à dire non à un mariage arrangé. C’est cet amour qui la portera quand son époux rejoindra dès 1954 la « métropole » – l’Algérie étant encore française – pour travailler comme ouvrier. C’est sur cette nouvelle terre qu’il va construire sa vie, loin de la guerre, loin des montagnes de son village, loin de ses racines.
Tous les mots qu’on ne s’est pas dits raconte avec poésie une histoire d’immigration entre l’Algérie et la France en mettant en scène le parcours des Asraoui le temps d’une échappée sur la Seine. Le temps, il en est beaucoup question dans le neuvième ouvrage de Mabrouck Rachedi. Au fil du fleuve, l’auteur tisse la saga de cette famille à travers les âges où les mémoires blessées de chacun se mélangent et s’entremêlent.
A chaque fois que la péniche franchie un pont, c’est l’occasion de remonter les années, de revenir sur l’enfance de Kader ou de Malik en banlieue parisienne ; de parler de la guerre d’indépendance et du jour où Fatima a croisé la route d’un soldat français ; d’évoquer la joie de Mohand quand François Mitterrand est devenu président de la République en 1981 et l’instant où il a échappé à la répression policière lors de la manifestation du 17 octobre 1961 ; de se souvenir de l’oncle français Gérard qui s’est battu contre le racisme et le capitalisme ; de pointer la montée inéluctable du Front national…
Voyage sans retour
Avec délicatesse et justesse, l’écrivain – lui-même Franco-Algérien – relate l’indicible dans les familles, comme celle des Asraoui, où les non-dits et les silences ont souvent été de mise. Par pudeur ou à cause des blessures toujours à vif, il a été difficile, pour des parents comme Mohand et Fatima, de raconter leur propre histoire, celle d’un départ qui a fini par ressembler à un exil et de parler de toutes les douleurs qui ont pu découler de ce voyage sans retour.
Mabrouck Rachedi interroge, aussi, l’identité profonde qui tourmente ses personnages au point d’en être schizophrènes et met en majesté le parcours héroïque de ces pères et ces mères qui n’ont jamais baissé la tête malgré des salaires de misère et les remarques hostiles aux « étrangers ».
Ce roman bouleversant a quelque chose d’un Forrest Gump – de Winston Groom – où chaque protagoniste a traversé les moments politiques, sociaux et sociétaux les plus marquants entre la France et l’Algérie depuis la seconde guerre mondiale. « Il nous fallait être meilleur que les Français », rappelle Malik. « Un jour, ce sera vous les chefs », répétait Mohand à ses enfants qui ont réussi. Mais au prix de combien de sacrifices et de concessions ?
Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, de Mabrouck Rachedi, éd. Grasset (216 pages, 18,50 euros).
Mustapha Kessous