Le ministère de la culture a chargé un comité de douze personnes de proposer des pistes pour mettre en lumière cette époque controversée de l’histoire du Danemark, mais les avis divergent sur la présentation même de celle-ci.

Par Anne-Françoise Hivert (Malmö, Suède, correspondante régionale)

Des photographies amateur prises par le pharmacien danois Alfred Paludan-Müller sur sa propriété de Sainte-Croix, dans les Indes occidentales danoises, en 1900.
Des photographies amateur prises par le pharmacien danois Alfred Paludan-Müller sur sa propriété de Sainte-Croix, dans les Indes occidentales danoises, en 1900. DET KGL. BIBLIOTEKS BILLEDSAMLING

LETTRE DE COPENHAGUE

Ancien empire colonial, le Danemark devrait-il se doter d’un musée dévolu à cette époque très controversée de son histoire, pendant laquelle le royaume scandinave n’englobait pas seulement le Groenland et les îles Féroé, mais aussi les îles Vierges aux Antilles, et plusieurs forts et comptoirs en Inde et en Afrique ? Si oui, alors qui doit en déterminer l’organisation et le programme des expositions ? Et où faut-il installer ce musée ?

Depuis des mois, ces questions divisent le petit monde des historiens danois et des conservateurs de musée, ainsi que les députés qui semblent avoir bien du mal à trouver un terrain d’entente. En jeu : faire la lumière sur un passé peu connu du grand public, qui a pourtant marqué l’histoire du royaume et contribué à sa richesse, mais est longtemps resté un sujet d’étude réservé à quelques spécialistes. Ce n’est que depuis une demi-douzaine d’années qu’il commence à être discuté dans l’espace public.

En 2017, le centenaire de la vente des îles Vierges aux Etats-Unis a contribué à le mettre au premier plan. L’annulation – en raison de coupes budgétaires – d’une exposition sur l’histoire du colonialisme, prévue au Musée national, a lancé un débat sur le peu d’intérêt des musées danois pour cette époque. Puis, il y a eu l’inauguration de la statue I Am Queen Mary, sur le port de Copenhague en 2018, qui a fait sensation : réalisée par les artistes La Vaughn Belle, originaire des îles Vierges, et Jeannette Ehlers, du Danemark, ce premier monument dédié à une femme noire dans le pays scandinave rendait hommage à Mary Thomas, leader de la révolte des planteurs de canne à sucre, sur l’île de Sainte-Croix en 1878.

En novembre 2020, enfin, un collectif d’artistes anonymes, inspiré par le déboulonnage des statues d’esclavagistes aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, a balancé le buste en plâtre du roi Frederik V (1723-1766), dans les eaux de la capitale, suscitant une nouvelle polémique.

Les îles Vierges revendues en 1917 aux Etats-Unis

C’est dans ce contexte que l’idée d’ouvrir un musée de l’histoire coloniale est apparue. Elle est portée notamment par une association, fondée en 2015, par des amateurs d’histoire, qui ont réussi à convaincre la majorité de centre gauche au Parlement de consacrer 1 million de couronnes (134 500 euros) à une étude de faisabilité en 2021.

L’Empire colonial danois a connu son apogée au XVIIIe siècle. Etablie en 1671, la Compagnie danoise des Indes occidentales et de Guinée florit grâce au commerce triangulaire et à la traite négrière. Selon les historiens, environ 111 000 esclaves africains ont traversé l’Atlantique sur des navires battant pavillon danois, entre les années 1660 et le début du XIXe siècle. Ils étaient envoyés dans les plantations de canne à sucre sur les trois îles Vierges.

En 1792, le Danemark fut le premier pays européen à interdire officiellement le commerce transatlantique d’esclaves. Mais il fallut encore attendre dix ans pour que l’interdiction entre en vigueur. Pendant cette période, jamais les navires danois ne transportèrent autant d’esclaves (24 900 au total). L’abolition de l’esclavage, sur les îles Vierges, eut lieu en 1848, sans pour autant faire cesser l’exploitation des ouvriers dans les plantations, qui se révoltèrent en 1878.

En 1917, le Danemark a revendu les trois îles aux Etats-Unis, contre 25 millions de dollars. Les comptoirs en Inde et en Afrique ont été rachetés par les Britanniques. De cette époque, il ne reste plus, au sein du royaume danois, que les îles Féroé et le Groenland, deux territoires autonomes, représentés au Parlement danois et qui entretiennent encore aujourd’hui des relations compliquées avec Copenhague, sur fond de revendications indépendantistes.

« Deux femmes causant au bord de la mer, Saint Thomas » (1856), de Camille Pissaro. Cette huile sur toile dépeint une scène de la vie quotidienne dans les Indes occidentales danoises.

Les noms d’oiseaux volent

Le gouvernement groenlandais est d’ailleurs représenté au sein du groupe de référence, nommé par le ministère de la culture en 2021, pour étudier l’opportunité d’établir un musée de l’histoire colonial. Mais la composition de ce groupe fait polémique : s’il rassemble des représentants du Musée national, des Archives royales, de plusieurs autres musées, de l’Institut des droits de l’homme, ainsi que le président de l’association pour un centre sur l’histoire coloniale (KOHI), aucun spécialiste de cette période n’a été convié à s’y joindre.

Par ailleurs, le lieu évoqué pour accueillir le musée fait lui aussi débat. Les membres de l’association KOHI militent pour un grand bâtiment en briques rouges, baptisé « Vestindisk Pakhus », sur le port de Copenhague, construit par la compagnie des Indes orientales, et qui abrite aujourd’hui la collection royale de plâtres. Or si certains historiens approuvent, d’autres font remarquer que les anciens entrepôts ont surtout servi à emmagasiner du café, qui ne venait pas des îles Vierges…

Cependant, le principal sujet de contentieux porte sur l’ambition du musée. En octobre dernier, l’hebdomadaire Weekendavisen a révélé que le directeur des Archives royales avait menacé de démissionner. Dans un e-mail adressé au directeur du Musée national, à la tête du groupe de référence, il s’insurgeait que certains de ses membres « n’aient pas une approche professionnelle de l’histoire, mais celle d’activistes ». De son côté, le conservateur de la collection royale de plâtres critiquait l’attitude « immorale, arrogante et empreinte d’innocence blanche » des Archives royales.

Les noms d’oiseaux volent. Les uns dénoncent une approche « moralisante », digne de la mouvance « woke », ayant pour but de « culpabiliser » les Danois, en se concentrant sur le rôle du pays dans la traite négrière et en occultant d’autres aspects de cette époque. Les autres fustigent une « perte de mémoire collective » et l’incapacité à examiner l’histoire du point de vue des persécutés. Aucune décision n’a pour le moment été prise concernant le musée.

Anne-Françoise Hivert (Malmö, Suède, correspondante régionale)

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