Alors que plus de 4,9 millions d’Ukrainiens ont fui leur pays, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et des ONG alertent sur les réseaux criminels qui peuvent chercher à exploiter la vulnérabilité des déplacés, notamment des femmes.
Aux premiers jours de la guerre en Ukraine, profitant du chaos régnant au poste-frontière de Sighetu Marmatiei (nord-ouest de la Roumanie), un conducteur, déjà condamné par le passé pour trafic d’êtres humains, fut arrêté par la police roumaine alors qu’il tentait d’embarquer avec lui deux jeunes femmes déboussolées. Plus récemment, dans un foyer d’accueil du nord de la Roumanie, un autre homme promettait à trois jeunes filles de les amener vers l’Italie et un avenir meilleur, avant que ses intentions criminelles soient démasquées par le personnel sur place…
C’est parfois sous l’allure trompeuse de bons samaritains qu’opèrent, autour de l’Ukraine, trafiquants et proxénètes. Un mois et demi après le début du conflit, la crainte d’un essor du trafic d’êtres humains le long des routes de l’exil met en alerte les ONG humanitaires comme les institutions internationales observant les migrations. Lundi 18 avril, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) recensait plus de 4,9 millions d’Ukrainiens ayant fui leur pays depuis le début du conflit.
Le 12 avril, le HCR annonçait dans un communiqué être « en alerte et mettre en garde les réfugiés contre les risques que représentent les prédateurs et les réseaux criminels qui peuvent tenter d’exploiter leur vulnérabilité ou les attirer avec des promesses de transport gratuit, de logement, d’emploi ou d’autres formes d’assistance ». Un écho aux prises de positions récentes du Conseil de l’Europe et de l’Unicef, insistant aussi sur le fait que plus de 90 % de ces réfugiés ayant quitté l’Ukraine sont des femmes et des enfants.
« Cette crise est exceptionnelle par sa rapidité et l’ampleur des déplacements, constate Jeanne Berger, responsable des programmes d’urgence pour l’ONG Care International. Ces femmes, très vulnérables, ont vécu un départ très compliqué, en plein hiver, avec très peu d’affaires. Isolées de leurs proches, elles sont désormais à la merci non seulement de réseaux criminels organisés préexistants, mais aussi de perpétrateurs individuels. »
« De nombreuses femmes isolées à Bucarest »
Lorsque la guerre a éclaté, le 24 février, le chaos régnant aux postes-frontières a profité aux trafiquants. Des premiers cas d’hébergements proposés en échange de relations sexuelles sont vite parvenus à certaines associations présentes sur place. « Ils ont profité du chaos, se sont mêlés à l’élan de solidarité, témoigne Thomas Hackl, coordinateur de l’ONG Caritas en Roumanie, installé à Satu Mare (nord-ouest). Désormais, la régulation aux postes-frontières est bien meilleure. Mais le problème s’est déplacé au fil du parcours des exilés, jusqu’aux grandes villes des pays limitrophes. »
Les observateurs s’accordent sur une problématique scindée en deux temps : passé la confusion des premiers jours, propice à des enlèvements échappant à tout contrôle et à toute sanction, le spectre de la traite plane désormais sur les pays de transit et de destination. En particulier l’exploitation derrière les portes closes du domicile d’hébergeurs malintentionnés.
« Certaines femmes accueillies dans des familles vont peu à peu rendre des services – s’occuper de la maison, du jardin, préparer les repas, aider dans le restaurant, par exemple – qui vont se transformer en travail forcé. C’est un phénomène très difficilement visible et quantifiable, parfois une forme de zone grise, entre le “coup de main” et l’esclavage », souligne Geneviève Colas, coordinatrice du collectif Ensemble contre la traite des êtres humains pour le Secours catholique. Dans les campagnes, c’est l’utilisation de cette main-d’œuvre bon marché, pour le travail agricole, qui suscite la vigilance des associations humanitaires.
« Un mois après avoir trouvé refuge dans des appartements loués à des particuliers, parfois à des prix prohibitifs, de nombreuses femmes ukrainiennes isolées se retrouvent perdues, sans ressources, à Bucarest », constate Thomas Hackl, de Caritas. Dans la semaine du 4 avril, deux jours ont suffi pour que soit épuisé un stock de 400 kilos de nourriture offert en urgence dans un centre d’accueil de l’association. Selon M. Hackl, ce type de difficulté pourrait se renforcer à mesure que va durer le conflit : « Parmi les exilés figurent désormais des gens qui n’ont aucune famille à l’étranger, aucun point de chute, aucune destination en tête… Ils seront plus fragiles encore. »
« Ramification jusqu’en Allemagne »
L’adaptation des réseaux de prostitution est particulièrement surveillée. « Les groupes criminels ukrainiens sont déjà reconnus pour leur activité dans les filières dites de “sex tours”, de la prostitution mobile, appuyées par des sites Internet, présents notamment en Allemagne mais aussi en France, détaille Bénédicte Lavaud-Legendre, juriste à l’université de Bordeaux, spécialiste de la traite d’êtres humains. La situation actuelle pose néanmoins la question du devenir de ces groupes criminels ukrainiens, qui ont sans doute, eux aussi, dû quitter le territoire national. Ils pourraient se reformer à l’étranger pour poursuivre leurs activités. »
Un constat partagé par Morgane Nicot, experte en trafics d’êtres humains à l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) : « Avant le conflit, l’Ukraine faisait partie des pays les plus touchés par l’exploitation et le travail forcé, avec des ramifications dans les pays limitrophes, jusqu’en Allemagne ou en Espagne. » D’après les observateurs, d’autres acteurs centraux de la criminalité organisée, tels que les groupes balkaniques, d’ordinaire impliqués dans l’exploitation de victimes issues de leur même communauté, pourraient aussi tirer profit, dans les mois et les années à venir, de la détresse des exilées.
Au siège viennois de l’ONUDC, deux réunions internationales sont programmées sur ce sujet dans les prochains jours, convoquant des enquêteurs spécialisés et des représentants d’ONG. Parmi les indices récupérés auprès des polices locales, l’agence onusienne souligne des cas de racket visant des réfugiées ukrainiennes employées dans des restaurants en République tchèque par des groupes criminels locaux.
Au-delà du sort des réfugiés ukrainiens, celui des résidents étrangers en Ukraine, parfois dépourvus de documents légaux, suscite l’inquiétude. C’est aussi le cas, encore mal documenté, des citoyens russes opposés à la guerre et au régime de Vladimir Poutine, perdus, eux aussi, sur les périlleux chemins de l’exil.
Thomas Saintourens et Simon Piel