Par Frédéric Saliba (Mexico, correspondance)
Les promesses d’accueil de Washington attirent de plus en plus de réfugiés dans cette agglomération décrépie, habituée aux arrivées massives d’immigrés centraméricains.
C’est leur sésame : « Nous avons le numéro 3 083 sur la liste d’attente », glisse d’une voix fébrile Viktoriya Nichay, 28 ans, collée à son conjoint dans le gymnase de Tijuana, transformé en refuge. Comme ce couple, plus de 4 000 Ukrainiens attendent leur tour dans cette ville frontalière du nord du Mexique pour passer aux Etats-Unis. Les promesses d’accueil de Washington attirent de plus en plus de réfugiés dans cette agglomération décrépie, habituée aux arrivées massives d’immigrés centraméricains.
« Notre tour ne devrait plus tarder », espère Viktoriya, qui tente de reprendre des forces après une odyssée de plus de 17 000 kilomètres, à travers cinq pays et un océan. Le couple d’ingénieurs vivait dans la banlieue de Kiev, la capitale de l’Ukraine, quand la Russie a lancé l’offensive, le 24 février. « Nous avons été réveillés par une bombe juste à côté de chez nous, raconte dans un anglais parfait cette femme aux cheveux bruns coiffés en chignon. En moins de dix minutes, nous avons fait deux petites valises, pris nos ordinateurs portables, nos passeports et nous nous sommes enfuis en voiture. »
Les traits tirés par la fatigue, son conjoint, Volodymyr Kolisnichenko, 28 ans, a conduit durant trente-trois heures jusqu’aux Pays-Bas, où le couple a passé près d’un mois chez un ami. Volodymyr est un des rares hommes jeunes dans le gymnase au sol tapissé de matelas, rempli de femmes et d’enfants. « Une maladie chronique m’a permis d’échapper à la conscription en Ukraine, dont seuls les vieux et les pères d’au moins trois mineurs sont exemptés, confie ce gaillard en chaussettes et jogging gris. Quand on a appris que Washington ouvrait sa frontière aux réfugiés, on est allés au consulat américain. Il y avait un monde fou alors on a décidé de passer par le Mexique. » Le pays n’exige pas de visa de la part des Ukrainiens, contrairement aux Etats-Unis. Le couple est alors monté dans un avion pour Bogota puis dans un autre pour Mexico, où ils ont pris une correspondance pour Tijuana, dans l’espoir de rejoindre le frère de Volodymyr à Seattle, dans le nord-ouest des Etats-Unis.
« Deux ou trois jours » d’attente
Le 24 mars, le président américain, Joe Biden, a annoncé l’accueil de 100 000 Ukrainiens. « Ils arrivaient au compte-gouttes depuis un mois, raconte Enrique Lucero, chargé de la migration à la mairie de Tijuana, ville de 2 millions d’habitants. Cette annonce a provoqué un appel d’air migratoire, nous obligeant à mettre à leur disposition notre centre sportif municipal », planté à quelques mètres de l’énorme mur métallique qui sépare les deux pays. Près de 2 000 Ukrainiens campent à l’intérieur du stade. Ils sont autant à se loger dans les hôtels de Tijuana.
Autour de M. Lucero, des dizaines de volontaires, vêtus de gilets jaunes, s’activent pour distribuer des bouteilles d’eau et de la nourriture. Un groupe de bénévoles forme une chaîne humaine pour décharger des cartons de vivres entassés à l’arrière d’un énorme pick-up immatriculé en Californie. La plupart sont des Ukrainiens vivant sur la côte ouest des Etats-Unis. « Quand j’ai entendu parler de nos compatriotes à Tijuana, j’ai fait 900 kilomètres jusqu’ici », raconte Mariia Polosov, membre d’une Eglise pentecôtiste à Sacramento, en Californie. Cette comptable trentenaire a pris des jours de congé « pour venir les aider ».
Un mégaphone en main, un bénévole énonce les numéros des réfugiés appelés à passer la frontière. Toutes les deux heures, un bus conduit une cinquantaine d’entre eux au poste-frontière du Chaparral, fermé durant plus de deux ans pour cause de pandémie de Covid-19. Seuls ces Ukrainiens sont autorisés à traverser le pont qui relie Tijuana à la ville américaine de San Diego, où les agents de la migration leur délivrent un permis de séjour humanitaire d’un an. « Le temps d’attente à Tijuana est désormais de deux ou trois jours », se félicite Mme Polosov, qui pénètre dans le gymnase avec des serviettes dans les bras.
Sur un des matelas, Sandra (elle n’a donné que son prénom), 21 ans, a les yeux rivés sur son téléphone portable. « Je suis sous le choc. Mon père vient de m’apprendre la mort d’un ami à moi là-bas, soupire cette étudiante en économie qui tente de masquer ses larmes derrière ses grandes lunettes. Je suis très inquiète pour mes parents. Ils m’ont dit de partir le plus loin possible. Mais eux n’ont pas voulu rejoindre ma cousine en Californie. Nous vivons dans un bourg près de la ville de Boutcha, où les Russes ont commis des crimes atroces. » Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Guerre en Ukraine : à Boutcha, la plongée en enfer de la rue Ivana-Franka
Une colère contenue se lit aussi sur le visage d’Amar Casanov, installé sous une des grandes tentes dressées dans la cour du centre sportif. « Nous ne pardonnerons pas aux Russes », lâche cet avocat de 39 ans en compagnie de son épouse enceinte de deux mois et de leurs deux enfants, de 8 ans et 1 an. Les Casanov ont quitté, le 3 mars, la ville d’Odessa, dans le sud de l’Ukraine, juste avant que leur maison ne soit détruite par un missile russe.
Juste à côté, Arthur Kiulian donne des consignes à un groupe de volontaires qui portent tous un tee-shirt blanc à l’inscription « Ukraine NOW ». C’est le nom du collectif qu’il a monté au lendemain de l’invasion russe. Patron d’une start-up à Los Angeles depuis cinq ans, cet Ukrainien trentenaire a créé le logiciel qui assigne aux réfugiés leur numéro sur la liste d’attente. « Ils peuvent la consulter à distance via leur boîte mail ou sur leur téléphone portable », explique M. Kiulian, qui précise que les réfugiés sont accueillis dès leur arrivée à l’aéroport de Tijuana. « Entre 600 et 800 personnes débarquent chaque jour. Leur nombre a presque doublé en une semaine. »
Crainte d’un « goulot d’étranglement »
Cette vague croissante d’arrivées inquiète M. Kiulian, rivé à son téléphone portable, à la recherche d’autres lieux d’accueil à Tijuana : « Dix mille réfugiés seraient déjà en route alors que Biden a annoncé la fin, le 23 mai, des restrictions sanitaires à la frontière », le fameux « titre 42 ». Cette mesure, qui visait à éviter la propagation du Covid-19, prévoit l’expulsion immédiate des migrants. Pour l’instant, seuls les Ukrainiens en sont exemptés. « Le flux des réfugiés de guerre va s’ajouter à une déferlante de Centraméricains et d’Haïtiens qui risquent de rester bloqués à Tijuana », se préoccupe aussi M. Lucero, à la mairie.
« Les agents américains m’interdisent de passer car je ne suis pas ukrainien, soupire Alfred Anderson, Haïtien de 28 ans, qui réajuste son bandana le protégeant d’un soleil de plomb, devant l’autre passage frontalier, baptisé San Ysidro, le plus fréquenté au monde. « La violence à Haïti est pourtant comme une guerre », explique-t-il. Soraya Vazquez, directrice de l’organisation binationale Families Belong Together, qui accompagne juridiquement les migrants des deux côtés de la frontière, déplore que « Washington applique une politique discriminatoire selon les nationalités des réfugiés, dont les opposants russes de Vladimir Poutine sont aussi victimes ». Selon cette juriste mexicaine, l’afflux massif de ces populations « risque de vite créer un goulot d’étranglement migratoire à Tijuana ».
A l’aéroport de la ville, Ira a du mal à cacher son stress, malgré l’accueil chaleureux des bénévoles. Cette Ukrainienne de 26 ans (elle n’a donné que son prénom) confie que son mari, originaire de Crimée, a la double nationalité. « Son passeport russe lui a permis de sortir d’Ukraine malgré la conscription. Mais on ne sait pas s’ils le laisseront passer aux Etats-Unis. » Bagage à la main, son époux s’énerve. « Tu parles trop », lui lâche-t-il en ukrainien.
Dans le stade, un groupe de réfugiés s’apprête à monter dans le bus pour la frontière. La fin de leur calvaire ? « Pas si sûr, répond Mme Vazquez. Leur permis humanitaire, valable un an renouvelable, ne leur permettra pas de travailler aux Etats-Unis. Ils devront réaliser de longues démarches de demande d’asile pour pouvoir rester plus longtemps. » Si certains prévoient de refaire leur vie aux Etats-Unis, d’autres veulent rentrer en Ukraine dès que la guerre sera terminée.
Assise sur une chaise pliante, Katerina Prykholko, 39 ans, caresse son petit chien, un chihuahua, une race mexicaine. « J’ai fui avec mon fils de 14 ans, glisse cette professeure d’informatique à l’université de Mykolaïv, ville portuaire bombardée dans le sud de l’Ukraine. Mais s’il le veut, j’accepterai qu’il retourne au pays se battre avec son père. » Frédéric Saliba Mexico, correspondance