« Il faut rendre hommage à Paul Teitgen, héros moral opposé à la torture pendant la guerre d’Algérie »
Tribune
Fabrice Riceputi
Pour l’historien Fabrice Riceputi, la République devrait honorer la mémoire de ce haut fonctionnaire qui vécut la disgrâce pour avoir dénoncé les exactions de l’armée française en 1957.
Tribune. Il faudrait « élever une statue » à Paul Teitgen, écrivait le romancier Alexis Jenni. Parmi les gestes symboliques relatifs à la guerre d’indépendance algérienne accomplis par Emmanuel Macron, il en est un qu’on pourrait s’étonner de ne pas trouver : un hommage enfin rendu au seul des hauts fonctionnaires de la République qui, au cœur de l’appareil d’Etat colonial en 1957 à Alger et dans une terrible solitude, eut le courage de mettre en péril une brillante carrière en refusant d’être le complice de crimes contre l’humanité.
Pourquoi cette sorte de héros moral reste-t-il dans l’anonymat ? Il n’était pas de ces « ennemis de la France » que les rapports de police qualifiaient alors de « séparatistes » et qu’il est toujours trop gênant politiquement d’honorer aujourd’hui, à l’image de l’avocate Gisèle Halimi, qui défendit des combattants du FLN. Chrétien-démocrate, ancien résistant déporté, issu de la première promotion de l’ENA, « France combattante », partisan à cette date de la présence française en Algérie, il avait été nommé en 1956 à la préfecture d’Alger pour participer à rétablir l’ordre colonial menacé par l’insurrection.
C’est lui, par exemple, qui supervisa l’arrestation en novembre 1956 du militant communiste Fernand Iveton, interdisant du reste en vain à la police de le torturer. Puis vint en 1957 ce que la propagande française baptiserait la « bataille d’Alger ». Chargé d’un contrôle civil illusoire sur l’activité répressive des militaires, Paul Teitgen devint alors la caution morale d’une terreur militaro-policière qui le révulsait.
Menacé de mort par l’OAS, éloigné au Brésil
C’est au nom d’un attachement viscéral à des valeurs républicaines dont il constatait à ce poste le viol quotidien et massif qu’il tenta en vain de s’opposer à Massu et à ses parachutistes, ces « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices » (Sartre). Et c’est au nom de ces mêmes valeurs, associées à celles du christianisme, qu’après deux mois il adressa au gouverneur Robert Lacoste une lettre de démission solennelle et accusatrice. Il y demandait à être relevé de fonctions qui le rendaient complice de crimes selon lui identiques à ceux de la Gestapo. Lui-même, rappelait-il, avait été de ces « humiliés dans l’ombre » suppliciés à l’eau et à l’électricité, comme à présent les milliers de « suspects » algériens.
Il mit ainsi en danger sa carrière, mais aussi sa vie : haï par les militaires et les « ultras » de l’Algérie française comme « traître », il fut menacé de mort par les parachutistes de Massu puis par l’OAS. Après son expulsion d’Algérie par le général Raoul Salan en mai 1958, témoin trop gênant, il fut privé – fait sans précédent dans l’histoire de la préfectorale – de poste et de traitement durant deux ans, à l’instigation du premier ministre Michel Debré, et même éloigné au Brésil pendant six mois, avant d’être nommé au Conseil d’Etat, bâillonné ainsi par l’obligation de réserve. Malgré cela, il témoigna auprès de l’historien Pierre Vidal-Naquet et devant la justice, notamment en défense de « porteurs de valises » pourtant fort éloignés de lui politiquement. En 1991, il mourut dans l’anonymat.
A ce jour, nul n’a formulé, au nom de la République qu’il adulait, le moindre regret pour ce traitement. Pourtant, quelle plus belle figure pour l’édification citoyenne que celle de ce courageux grand commis de l’Etat, intransigeant sur les principes républicains ? D’autant que le système de terreur auquel Paul Teitgen s’opposa a été, on l’a peu noté, reconnu officiellement comme tel par l’Elysée en 2018, dans une déclaration sur le meurtre par l’armée française de Maurice Audin, mathématicien et militant communiste arrêté en juin 1957 lors de la « bataille d’Alger ».
Des crimes comparables à ceux des nazis
Mais il est toujours politiquement impossible de faire de Teitgen un « juste » de la République. Pas plus, du reste, que du général de Bollardière, qui quitta l’armée pour protester contre la torture. Et pour les mêmes raisons exactement que celles qui ont empêché la panthéonisation de Gisèle Halimi.
Car honorer l’une comme l’autre reviendrait à reconnaître que la République coloniale à l’agonie et ses dirigeants commandèrent et couvrirent en Algérie – comme auparavant en Indochine et plus tard notamment au Cameroun – des crimes en effet comparables, beaucoup osaient alors le dire en métropole, à ceux des nazis durant l’Occupation : disparitions forcées, torture, viols, exécutions sommaires, toutes exactions aujourd’hui solidement documentées par les historiens et qualifiées en droit international de crimes contre l’humanité.
Ce serait aussi rappeler le passé criminel de nombreux officiers de l’armée, dont certains, véritables Klaus Barbie français, n’en firent pas moins après 1962, à la faveur de l’amnistie et de l’omerta sur ce passé honteux, de brillantes carrières, couverts d’honneurs alors qu’ils auraient dû l’être d’opprobre.
Enfin, ce serait s’engager sur une voie que sembla un temps vouloir emprunter l’actuel président lorsqu’il était candidat [en 2017], mais qu’il quitta bien vite une fois élu, s’évertuant depuis à éviter d’affronter la question pourtant essentielle : celle d’une nécessaire condamnation morale et politique par la République de la colonisation elle-même, dont la sale guerre d’Algérie et son cortège de crimes et de souffrances ne furent que l’aboutissement tragique.
Fabrice Riceputi est historien. Il est notamment l’auteur d’Ici on noya les Algériens (Le Passager clandestin, 2021) et de l’article « Paul Teitgen et la torture pendant la guerre d’Algérie, une trahison républicaine », 20 & 21. Revue d’histoire, (Presses de Sciences Po, n°142, avril-juin 2019, pp. 3-17).