Hier soir j’ai pris cette photo dans mon salon à Kigali. Photo d’une projection privée du film documentaire « Le silence des mots » que j’ai co-réalisé avec Michael Sztank (diffusion sur ARTE le 23 avril). Ce film raconte l’histoire de Concessa, Marie-Jeanne et Prisca. Trois femmes rwandaises qui témoignent pour la première fois, à visage découvert, de leur expérience du génocide perpétré contre les Tutsi et de leurs viols par des soldats français lors de l’opération Turquoise en juin 1994. J’appréhendais énormément ce moment. Les femmes allaient se découvrir à l’écran pour la première fois, plusieurs mois après le tournage. Dida Nibagwire, mon amie et co-productrice du film, avait apporté le projecteur, Prisca avait fait le voyage depuis Butare pour l’occasion, Concessa était accompagnée de son amie Jacqueline que l’on retrouve dans le film et Marie-Jeanne était arrivée en taxi-moto depuis sa colline en périphérie de Kigali. Nous avons été rejoint par Françoise, une psychologue. L’heure que dura le film fut un moment de grande tension, de pleurs étouffés, de hoquets réprimés, de mouchoirs offerts. En rallumant la lumière de la pièce après le générique, le silence était si intense qu’il avait des allures de recueillement. Elles restèrent presque 20 minutes, figées dans ce silence. Grâce à une approche en douceur, Françoise a libéré la parole. La discussion a duré 3 heures. Les femmes louaient « notre courage » d’avoir fait ce film, nous remerciant d’avoir bien voulu raconter leurs vies, elles qui se sentent depuis si longtemps abandonnées. C’était le monde à l’envers. Dans un monde à l’endroit comment ne pas reconnaître la force immense de ces trois femmes à parler devant une caméra de leurs viols, dans un monde à l’endroit comment ne pas être admiratif de leur courage à porter plainte contre l’armée française il y a plus de 10 ans devant le Tribunal de Paris, dans un monde à l’endroit comment accepter qu’une instruction pour un tel crime puisse être au point mort une décennie après. Mon vœux le plus cher, que ce film remette un peu le monde à l’endroit, qu’il permette que la honte change de camps, qu’il mette en lumière la dignité et le courage de ces femmes.