Ivan Fedorov, maire de cette ville occupée de 150 000 habitants, a été enlevé le 11 mars puis échangé contre des soldats russes. Venu à Paris rencontrer Emmanuel Macron, il a confié son récit au « Monde ».
Il arrive d’un pas pressé, ses deux téléphones à la main, sac à dos à l’épaule et polaire noire avec l’écusson de son pays. Le maire de la ville occupée de Melitopol, dans le sud de l’Ukraine, kidnappé par les Russes le 11 mars pendant cinq jours, n’a pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Ce vendredi 1er avril, Ivan Fedorov est à Paris pour rencontrer Emmanuel Macron, alerter l’Europe et témoigner des pratiques de la Russie dans les territoires qu’elle contrôle depuis le début de l’offensive en Ukraine. L’élu de 33 ans, qui dirige cette cité de 150 000 habitants, raconte au Monde comment le cours de sa vie et celui des citoyens de sa ville ont basculé le 24 février.
« La guerre a commencé à Melitopol dès le premier jour de l’invasion, explique-t-il, regard franc et cernes sombres autour des yeux. Des soldats russes ont encerclé la ville et tiré avec des roquettes sur des bases militaires, à 200 mètres seulement des quartiers résidentiels. »
Le système électrique, le chauffage, l’accès à l’eau et à Internet sont alors coupés net. « Le jour suivant, on a essayé de réparer. Avec notre équipe, on a ensuite décidé de ne pas sortir de Melitopol et d’attendre de l’aide. » La ville tombe sous le contrôle des Russes quarante-huit heures plus tard.
Comme dans les autres villes occupées, les Russes découvrent alors qu’ils ne sont pas les bienvenus et assistent, médusés, à des manifestations de centaines d’habitants les exhortant à « rentrer chez eux ». « Les occupants sont devenus de plus en plus agressifs. [Les Russes] pensaient gagner la guerre en trois jours, et se sont rendu compte que c’était impossible. »
Refus de démissionner
Les soldats tentent de dissuader les manifestants par la force en tirant dans les jambes de certains d’entre eux. Deux civils sont blessés. « Cela ne s’est pas reproduit, parce qu’ils ont compris que sinon, les gens manifesteraient encore plus. » Les Russes optent alors pour une autre méthode : les enlèvements, devenus depuis monnaie courante. En une semaine, au moins quinze personnes sont kidnappées à Melitopol. Les soldats font leurs repérages pendant les manifestations, puis les gens disparaissent brutalement.
Le 11 mars, Ivan Fedorov travaille dans le centre d’aide à la population, mis en place aux premiers jours de la guerre, quand une dizaine d’hommes armés font irruption, saisissent le maire et l’emmènent. Dehors, dix voitures l’attendent. « Je n’ai rien compris, raconte l’élu. Ils m’ont dit qu’ils m’arrêtaient parce que j’avais des liens avec un parti radical de droite ukrainien, alors que je ne connais personne de cette faction. » Ivan Fedorov est le premier maire ukrainien à avoir été enlevé.
Les membres des services de sécurité changent toutes les vingt minutes. A chaque rotation, la même consigne revient : « Ne parlez pas avec lui. »
Il est emmené au département régional de la police. Des hommes armés lui confisquent ses téléphones avant qu’il ait eu le temps de prévenir sa famille ou son équipe, puis le placent devant une caméra et lui demandent de démissionner et de mettre quelqu’un d’autre à la place. L’élu répond que la loi ukrainienne ne l’y autorise pas. Les soldats l’emportent ailleurs, les yeux bandés. Quand l’édile les rouvre, il comprend qu’il est dans la prison de sa commune.
Les membres des services de sécurité changent toutes les vingt minutes. A chaque rotation, la même consigne revient : « Ne parlez pas avec lui. » « Ils pensaient que j’allais essayer de trouver un accord avec eux pour qu’ils me laissent partir. » A-t-il tenté de le faire ? « Je suis un très bon diplomate », sourit Ivan Fedorov. Ses tentatives restent pourtant vaines.
« Qui êtes-vous ? », leur demande-t-il un matin. Ses ravisseurs, armés et le visage masqué, esquivent et jettent un nom passe-partout. « J’avais très peur, parce que je ne comprenais pas pourquoi ils m’avaient enlevé et ce qu’ils comptaient faire. » Le scénario lui rappelle alors celui de 2014, quand les Russes ont semé la terreur en Crimée et dans le Donbass en kidnappant des activistes, des journalistes, des élus et des défenseurs des droits de l’homme. « La différence, c’est qu’aujourd’hui, ils ne trouvent personne qui veuille travailler pour eux, ils sont obligés de faire venir leur personnel depuis la Russie. »
« J’étais persuadé qu’ils allaient me tuer »
Le maire en apprend davantage lors de son premier interrogatoire. « Ils ont listé trois points. D’abord, ils m’ont dit qu’ils étaient venus pour sauver la langue russe. J’ai dit que c’était absurde, puisque 95 % des habitants de la ville parlent russe sans que cela pose problème. Ensuite, ils m’ont dit : “On est là pour vous libérer des nationalistes”. Sauf qu’en trente-trois ans, je n’en ai jamais vu un seul. Enfin, ils m’ont dit : “On est venus pour protéger les vétérans de la seconde guerre mondiale.” Mais chez nous, ils sont traités en héros. Ils n’écoutaient pas du tout mes arguments », se désole-t-il.
Ivan Fedorov n’a pas été battu ni menacé de mort. « C’était inutile, avoir face à soi cinq à sept hommes armés est un message suffisamment fort, pas besoin de le formuler. »
Pendant sa captivité, Ivan Fedorov n’a été ni battu ni menacé de mort. « C’était inutile, avoir face à soi cinq à sept hommes armés est un message suffisamment fort, pas besoin de le formuler. » Le maire l’ignore, mais pendant ce temps-là, les autorités ukrainiennes s’activent pour le faire libérer. Un matin, les Russes lui annoncent la nouvelle : « On va vous échanger. » Ils lui bandent les yeux et l’embarquent en voiture. Cinq heures de route. Une fois à destination, c’est la douche froide : « Votre pays ne veut pas de vous, on retourne d’où on vient. » Ivan Fedorov s’effondre. « Je me disais : “C’est impossible que l’Ukraine refuse de me reprendre. Où vont-ils m’emmener ?” J’étais persuadé qu’ils allaient me tuer. »
Retour au point de départ. Quelques jours après, les Russes annoncent de nouveau au maire qu’il va être échangé. « Quand ? », demande-t-il. « Dans deux ou trois heures. » Vingt-quatre heures s’écoulent. L’attente s’éternise, l’espoir s’éteint.
Puis Ivan Fedorov est soudain emmené en voiture. Le véhicule s’arrête au milieu de nulle part, la nuit. On lui dit d’attendre. Le temps se fige. On le somme de descendre et d’avancer sur la route. A mi-chemin, un homme des services spéciaux lui demande : « Voulez-vous vraiment retourner dans votre pays ? » Il opine, puis croise neuf soldats russes. Ils ont tous entre 19 et 20 ans. L’homme leur pose la même question – rituelle en cas d’échange de prisonniers. Les neuf répondent oui. Plus tôt, deux d’entre eux avaient pourtant confié aux services secrets ukrainiens qu’ils ne souhaitaient pas repartir en Russie. « Mais, à 100 mètres d’eux, de l’autre côté, il y avait une centaine de soldats russes en armes, se souvient le maire. Ils n’avaient pas le choix. » Ivan Fedorov s’avance sur la route. Sauvé.
Vingt-neuf élus toujours entre les mains des Russes
Après sa libération, le maire a eu un échange téléphonique avec le président ukrainien. « Merci de ne pas m’avoir laissé tomber. » « On n’abandonne pas les nôtres », a rétorqué Volodymyr Zelensky.
Ivan Fedorov ne pourra pas retourner à Melitopol. Trop dangereux. Il ira à Zaporijia, contrôlé par l’Ukraine. Depuis son enlèvement, une femme politique locale a pris sa place à la mairie. Galina Danilchenko est considérée comme une marionnette des Russes. « Personne ne la soutient. Ceux qui collaborent avec les Russes ne sont pas plus de dix », assure Ivan Fedorov. Selon lui, « personne ne contrôle la ville, aujourd’hui ». Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Guerre en Ukraine : « La Russie commence une guerre d’usure »
Les enlèvements, eux, continuent – vingt-neuf élus sont toujours entre les mains des Russes dans le pays. « Les occupants viennent d’enlever trois professeurs qui refusaient d’enseigner en russe, comme ils l’exigent depuis le 1er avril. Et chaque jour, ils pillent les maisons. » Convaincu que l’Ukraine vaincra face à la Russie, il tient toutefois à alerter les dirigeants européens : « Si Poutine gagne, il viendra chez vous. »