En France, ce sont 218 000 doses, uniquement d’AstraZeneca, qui ont dû être jetées pour avoir dépassé la date limite d’utilisation, d’après la direction générale de la santé.
Plus de 240 millions de doses de vaccins anti-Covid auraient dépassé leur date limite d’utilisation depuis le début de la campagne vaccinale. Et ce, uniquement dans les stocks nationaux des pays riches. Parmi elles, 73 % sont des doses de Pfizer, le vaccin le plus utilisé dans les pays du Nord. Deuxième vaccin le plus gâché : AstraZeneca, qui représente 18 % de toutes les doses périmées. En France, ce sont 218 000 doses, uniquement d’AstraZeneca, qui se seraient ainsi périmées, indique la direction générale de la santé.
Ce bilan, réalisé par la société d’analyse de données de santé Airfinity, basée à Londres, ne représente en réalité que la partie émergée de l’iceberg : faute d’information sur les doses données aux pays pauvres, ce premier inventaire est largement sous-estimé. Il est désormais « hautement probable », estime Sarah Harper, sa porte-parole, que le nombre de doses périmées au sein des pays pauvres dépasse le bilan déjà affolant des pays riches.
Et pour cause : ces derniers se sont massivement défaits de leurs doses excédentaires depuis octobre 2021, parfois juste avant qu’elles ne se périment, par des arrangements bilatéraux ou par l’intermédiaire de Covax, le programme international censé fournir des vaccins aux pays en développement. Durant le seul mois de décembre 2021, plus de 100 millions de doses données à Covax s’étaient finalement vu refuser par les bénéficiaires en raison de leur trop courte durée de vie restante…
« Trop souvent, les pays reçoivent des livraisons non programmées de doses proches de leur expiration, avec beaucoup trop peu de transparence sur quand les doses arrivent, quel vaccin et en quelle quantité », déplorait Tedros Ghebreyesus, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le 6 décembre 2021.
« Ces dons de dernière minute ajoutent un stress considérable à des pays déjà limités en ressources et confrontés à d’autres crises sanitaires et humanitaires, constatait également, fin décembre 2021, le Groupe indépendant d’allocation des vaccins (IAVG) qui gère la distribution pour Covax. Cette façon de faire n’est pas acceptable et doit cesser », appelaient ses douze membres internationaux, restés jusqu’ici très discrets.
Décharge à ciel ouvert
Un exemple ? En octobre 2021, le Nigeria accepte plusieurs donations d’un total de 2,6 millions de doses d’AstraZeneca, dont 500 000 en provenance de France, avec à peine quatre à sept semaines de durée de vie restante. « Nous n’avions pas d’autre choix que de les accepter car il n’y avait plus de doses accessibles sur le marché », retrace Faisal Shaibu, directeur de l’Agence nationale de développement des soins de santé primaires du Nigeria.
L’Agence nationale du médicament (NAFDAC) procède alors immédiatement à une série de tests « pour prouver que ces vaccins étaient réellement de qualité », explique son directeur général, Mojisola Christianah Adeyeye. Les lots sont libérés dix-neuf à vingt et un jours plus tard, puis acheminés à travers le pays.
Selon un document consulté par Le Monde, seules 1,53 million de doses ont pu être injectées dans le délai imparti. Les autres, soit plus de 1 million de doses, ont été détruites le 22 décembre 2021, enfouies au bulldozer dans l’immense décharge à ciel ouvert de Gosa, située à environ 10 kilomètres du centre d’Abuja. Ce qui, au-delà du gaspillage, pose un autre problème : « En enfouissant les doses simplement sous terre, il y a un risque de pollution des sols et des eaux souterraines », signale Laurent Wilmouth, directeur général de l’association Cyclamed, chargée par la direction générale de la santé de l’élimination des vaccins Covid-19 périmés, entamés ou vides. En France, ce type de déchet est incinéré.
Obstacles juridiques et logistiques
Selon une enquête conjointe menée par Le Monde et une équipe internationale de journalistes, le cas du Nigeria est loin d’être un incident isolé. Après avoir acheté l’essentiel de la production mondiale en début d’épidémie, les pays riches se sont retrouvés avec des excédents de vaccins sans avoir anticipé les obstacles juridiques et logistiques associés aux dons ou aux reventes.
« Les fabricants ont tendance à dicter des conditions aux Etats membres de l’Union européenne et aux pays bénéficiaires des dons, ce qui rend pratiquement impossible une réponse rapide face à la demande d’aide internationale », révélait le secrétaire d’Etat allemand à la santé, Thomas Steffen, en octobre 2021, dans un courrier destiné à Sandra Gallina, négociatrice en chef de Bruxelles. Parmi ces conditions : l’obligation contractuelle des Etats membres d’obtenir avant tout transfert de vaccins le consentement écrit des fabricants. Obstacle supplémentaire : la durée de vie extrêmement courte de ces vaccins, comprise entre six et vingt-quatre mois, contre plus de trois ans en général pour les autres vaccins.
Au moment de leur homologation durant l’hiver 2020-2021, « les données de stabilité des produits commercialisés étaient limitées », rappelle l’Agence européenne du médicament (EMA). Dans le cas de Vaxzevria, le vaccin d’AstraZenca, les études de stabilité se basaient uniquement « sur trois lots d’essais cliniques, fabriqués selon un processus de fabrication antérieur à celui utilisé pour les produits commerciaux », précise même l’agence.
Au vu de l’urgence, ces produits ont tout de même été autorisés, mais avec une obligation spécifique de fournir des études supplémentaires pour confirmer la durée de conservation, initialement fixée à quatre mois et demi pour le vaccin de Janssen, six mois pour celui d’AstraZeneca et celui de Pfizer-BioNtech et sept mois pour celui de Moderna (ces deux derniers à des températures bien plus basses que les autres, entre − 60 °C et − 90 °C). A côté de cette obligation, figure également une « recommandation » de soumettre une demande d’extension de la durée de vie du produit, « étayée par des données en temps réel ».
« L’EMA s’est grandement impliquée auprès des industriels pour les encourager, de manière régulière, à demander une prolongation de la durée de vie de leur produit », indique l’agence, tout en précisant que c’est aux entreprises de décider « si et quand » elles souhaitent soumettre une telle demande. Parmi les quatre premiers fabricants autorisés à commercialiser leur vaccin, AstraZeneca est le seul à ne pas avoir suivi cette recommandation. Son produit est donc resté bloqué sur les six mois initiaux, alors que les autres ont pu ajouter deux (Moderna), trois (Pfizer-BioNTech) et même sept mois supplémentaires (Janssen) depuis leur homologation.
Est-ce à dire que Vaxzevria est le seul vaccin à ne pas être stable au-delà de six mois ? Rien n’est moins sûr. En mai 2021, l’Agence canadienne du médicament décidait d’ajouter un délai d’un mois supplémentaire à trois lots pour lesquels la date de péremption était imminente, après avoir reçu d’AstraZeneca « des données sur la stabilité du produit et des données tirées de modèles mathématiques démontrant que la qualité, l’innocuité et l’efficacité de ces lots se maintiendraient pendant un mois supplémentaire, soit sept mois en tout », indique le ministère Santé Canada.
Dans le cas du Nigeria aussi, l’entreprise avait proposé à l’automne 2021 d’ajouter trois mois de durée de vie, s’appuyant sur « des données supplémentaires ». Une proposition refusée par les autorités du pays : « Le Nigeria ne dispense pas de vaccins dont la validité est prolongée au-delà de la date de péremption indiquée sur l’étiquette », avait fait savoir le ministère de la santé.
Plus récemment encore, le 1er mars 2022, alors que six millions de doses de Vaxzevria données par les pays riches à l’Indonésie étaient sur le point d’expirer, le gouvernement de ce pays a accepté d’étendre à neuf mois le délai de péremption, s’appuyant, là aussi, sur « des nouvelles données d’efficacité ».
Un processus complexe
Mais ce n’est pas tout : dans le cadre d’un accord avec AstraZeneca, le Serum Institute of India produit dans ses usines indiennes un vaccin en tout point équivalent à Vaxveria nommé Covishield (non homologué en Europe). Or ce produit a aujourd’hui une durée de vie de neuf mois. « Le 25 juin 2021, nous avons approuvé la prolongation de durée de vie de six à neuf mois du vaccin Covishield suite à la demande déposée par Serum Institute of India », explique l’OMS, qui précise : « Jusqu’à présent, AstraZeneca n’a pas soumis de demande de prolongation de la durée de conservation de son vaccin, malgré [nos] encouragements. »
Interrogé, l’industriel suédo-britannique répond qu’une telle demande nécessite « un processus complexe impliquant la collecte de données en temps réel issue de vingt partenaires de fabrication pour s’assurer que toutes les extensions de durée de conservation soient conformes aux normes de qualité les plus élevées ». Les demandes sont plus faciles « lorsque peu de sites de fabrication sont impliqués », précise-t-il également
« Ce dossier me semble un exemple de plus des limites du système où les agences du médicament ne font que réagir à l’action des firmes, réagit Bruno Toussaint, ex-directeur éditorial et membre de la rédaction de la revue médicale indépendante Prescrire. Si la firme n’agit pas, le délai de péremption autorisé ne bouge pas. »
Pour Enrica Altieri, qui dirigeait le département recherche et développement des médicaments humains à l’EMA jusqu’en juin 2020, « nous devons nous demander à quel point ces durées de conservation indiquées sur l’étiquette sont réelles ». Selon cette spécialiste italienne de l’industrie pharmaceutique, « les entreprises essaient généralement d’avoir la durée de conservation la plus courte possible pour deux raisons principales. La première, c’est que les études prennent du temps (…). Et la deuxième est que lorsqu’un médicament est périmé, nous le jetons et en achetons un nouveau. C’est la raison commerciale classique ». D’autant que dans le cas d’AstraZeneca, les doses qui se périment aujourd’hui avaient été achetées à prix coûtant. Depuis novembre 2021, le vaccin peut être vendu avec profit.